Le monde célèbre aujourd’hui,dimanche 8 mars, la Journée internationale des droits des femmes. Dans cet entretien, Radhia Jerbi, avocate et présidente de l’Unft, s’adresse au nouveau gouvernement en termes bien simples et rappelle qu’il faut dépasser le cap des paroles et aller vers le concret pour pouvoir changer le vécu des Tunisiennes qui souffrent de pauvreté,de chômage, de violence, de harcèlement, de l’inapplication de la loi, d’une mentalité qui les tient à l’écart en dépit de leurs diplômes. Elle évoque aussi les tentatives de récupération à des fins électorales de cette organisation et les relations en dents de scie avec les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011.
Félicitations tout d’abord pour votre élection au nom de l’Unft en tant que Secrétaire générale pour l’Afrique du Nord au sein de l’Organisation des femmes africaines relevant de l’Union africaine.
Normalement, ces félicitations s’adressent à la Tunisie et non à l’Unft, mais disons bravo à notre organisation qui n’a pas manqué ce rendez-vous qui s’est tenu dernièrement à Windohoek, capitale de la République de Namibie, à l’occasion du 10e congrès de l’organisation des femmes africaines (OFA). Cette organisation est par ailleurs appelée à se muer en agence privée orientée vers l’expertise au sein de l’Union africaine (UA) et à se spécialiser dans le domaine des droits des femmes. Malheureusement, en prenant part aux travaux, on s’est rendu compte que la Tunisie était absente depuis des années sur la scène africaine et s’est désintéressée de la question des droits de la femme africaine.
L’Unft a été invitée par l’UA pour prendre part aux débats relatifs au statut de l’agence privée qui va relever l’OFA et la stratégie qui doit être mise en place à cette occasion. On a, à cet effet, préparé la stratégie de l’Afrique du Nord et on l’a déposée durant les travaux auxquels j’ai pris part à côté de plusieurs ministres femmes africaines. Dieu merci, l’Unft était présente au nom de la Tunisie. Il faut souligner que l’Etat était appelé à envoyer, en plus de la ministre de la Femme de chaque pays,quatre autres membres d’une organisation féminine et les prendre tous en charge, ce qui n’a pas été le cas pour notre pays. Peut-être ceci est dû à l’absence d’un gouvernement au moment de la tenue du congrès.
Je suis honorée suite à cette élection, mais il faut souligner que la présidente sortante de l’Organisation des femmes africaines n’avait pas caché sa déception à l’égard de notre pays. «Vous ne faites plus partie de l’Afrique», a-t-elle regretté, expliquant son attitude par l’absence de notre pays quand il s’agit de défendre les droits de la femme en Afrique.
Si on se considère comme un pays qui défend les droits des femmes, il faut aussi s’engager dans la lutte pour la défense des droits des femmes africaines. Chez nous, on a tendance à ne pas prendre en compte le principe de l’universalité des droits humains.
Comment évaluez-vous la situation de la femme tunisienne après la révolution ? Les acquis de la femme sont-ils menacés ?
Sur le plan juridique, la situation est très confortable. Il y a énormément d’acquis et de textes de loi qui protègent les droits de la femme tunisienne et mettent en valeur une certaine égalité de genre, mais, et c’est toujours le grand mais, en Tunisie, on ne travaille que sur les textes. On ne travaille pas assez sur les mentalités, sur le vécu de la femme. On peut parler aujourd’hui d’un paradoxe parce qu’au moment où la femme a acquis ses droits sur le papier, elle les a perdus sur le terrain, comme en témoigne la montée de la violence à son égard.
En dépit de l’arsenal juridique qui plaide en sa faveur, elle demeure vulnérable sur le double plan économique et social. Quelle valeur pour un texte de loi si la femme n’évolue pas et si elle n’est pas présente dans les hauts postes de commandement. La seule éclaircie dans la grisaille est la nomination d’une femme à la tête d’un ministère régalien, celui de la Justice. Quatre ministres femmes dans le nouveau gouvernement c’est très peu, ceci traduit une faible représentativité de la femme. Je pense que le problème est d’ordre politique par excellence.
Nos politiques n’ont pas une vision de transformation sur la société et semblent ne pas se pencher sur des questions qui touchent les individus. Comment changer d’une société patriarcale à une société égalitaire. Ils sont trop focalisés sur les sujets d’ordre politique et sur les instances constitutionnelles. Certes, il est important d’adopter une loi contre la violence à l’égard des femmes, mais a-t-on pensé aux outils pour arrêter cette violence ? Non. Les dispositions de soutien, de protection et de prévention n’ont pas accompagné cette nouvelle loi. On ne fait que travailler sur le texte pénal et on s’arrête en cours de route, alors qu’il fallait, en parallèle, se pencher sur les programmes éducatifs. On est resté à la merci d’un monde masculin dominé aujourd’hui par la violence à l’égard des femmes et des enfants.
Et la question de l’égalité successorale?
C’est une question de droit parce qu’on ne peut pas se placer contre la Constitution du pays qui oblige l’Etat à garantir et respecter l’égalité entre homme et femme. Il ne faut pas aussi omettre que la loi 58 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes vise à mettre en place les mesures susceptibles d’éliminer toutes les formes de violence à l’égard des femmes fondées sur la discrimination entre les sexes afin d’assurer l’égalité et le respect de la dignité humaine, selon le chapitre premier de cette loi.
On ne peut plus donc ne pas mettre en application ce texte de loi sous prétexte que la religion ne le permet pas. On est tous appelé à respecter la Constitution et la loi du pays. L’Unft a toujours défendu le respect de la loi et a œuvré pour l’application de la Constitution tunisienne. L’égalité successorale s’impose donc et ce n’est plus un vœu. La question qui se pose est la suivante : «Est-ce qu’on va mettre un texte qui exige l’application de ce principe ou pas ?» On verra. Le projet de loi qui a été présenté à cet effet par l’ancien président de la République, feu Béji Caïd Essebsi, a été appuyé par notre organisation. Même sans cette loi, on sait que beaucoup de familles tunisiennes appliquent ce principe d’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes. Bien sûr, il y a d’autres qui refusent et s’en remettent à la Chariaa. C’est leur choix.
Est-il vrai que la relation de votre organisation avec les gouvernements qui se sont succédé depuis la révolution a été tendue et marquée par des tentatives de récupération ?
Il est difficile de répondre à cette grande question car je ne sais par où commencer. Ce n’était pas une relation entre un gouvernement et une organisation qui défendait les droits de la femme. Les politiques nous considéraient surtout comme une masse électorale qu’il fallait à tout prix apprivoiser pour glaner plus de places lors des rendez-vous électoraux. Les conflits créés servaient de prétextes pour déstabiliser l’Unft et par la suite rendre possible une mainmise sur notre organisation. Parfois, on passait par des périodes d’accalmie, mais d’autres fois les tentatives de nous séduire reprenaient de plus belle. Pour résumer, la relation a été dominée plutôt par des visions et ambitions politiques.
Pour le moment, c’est l’accalmie, on nous laisse travailler mais il faut dire que chaque année, on doit attendre cette petite subvention de la part de l’Etat pour subvenir aux besoins des fonctionnaires. Une subvention qu’on perçoit le plus souvent d’une manière bien tardive. Pour celle de 2018, on a accusé un retard de huit mois! Pour le reste, on doit se débrouiller avec nos propres moyens, comme ce fut le cas pour mon dernier voyage dans le cadre de la participation au congrès de l’organisation des femmes africaines. Ceci a énormément impacté notre capacité au niveau de l’organisation d’autres activités.
Vous ne voyez pas que l’Unft manque de visibilité ?
Notre grand problème est qu’on manque de communication. Notre organisation n’a pas su communiquer le grand travail qu’elle est en train d’accomplir. Auparavant, elle a travaillé dans des conditions plus favorables car la visibilité de l’Etat dépendait des activités de quelques organisations dont l’Unft faisait partie à cette époque.
Aujourd’hui, on travaille sur plusieurs fronts. Primo, on travaille pour notre survie, pour demeurer dans l’exercice de nos fonctions et secundo on doit remettre sur pied une Unft bien solide et capable de poursuivre la lutte en vue d’assurer la promotion de la femme dans tous les domaines et préserver ses droits. Ceci sans compter les obstacles d’ordre financier qu’il fallait surmonter, comme payer le salaire des fonctionnaires. Il nous fallait aussi nous imposer vis-à-vis du gouvernement en tant qu’organisation indispensable qui s’est attaquée depuis les années soixante aux problèmes sociaux, notamment la question de la vulnérabilité des femmes et des enfants.
Ce rôle, c’est l’Unft qui continue à l’assurer dans un climat post-révolution marqué par les hostilités. Nos terrains et nos centres étaient visés à Agareb et Zaghouan. On s’est trouvé face à de multiples problèmes avec cet amer constat qu’on n’était pas uni en Tunisie face aux défis à relever en matière de respect des droits de la femme. Ceci n’a pas contribué à conférer plus de visibilité à nos actions. On n’était pas en mesure d’entretenir le site officiel de notre organisation en raison de difficultés financières, mais ce problème va être réglé au plus vite grâce au soutien d’une organisation internationale. Il faut rappeler à cet effet que l’Unft a repris la publication de son magazine. Une newsletter consacrée à nos activités est aussi publiée chaque mois dans les trois langues. Notre organisation s’est penchée en plus sur une stratégie quinquennale qui définit ses objectifs et ses actions dans toutes les régions du pays.
L’Unft est devenue pour la première fois membre au sein du Conseil international des femmes (organisation fondée aux Etats-Unis) et c’est pour la première fois aussi que notre organisation passe du statut d’observateur dans le Conseil européen à celui d’un membre permanent. La présidente de l’Unft a été élue en mai de l’année dernière en tant que Secrétaire générale adjointe de l’Union générale des femmes arabes. Ces positions et ces reconnaissances sur le plan international ne sont pas le fruit du hasard, mais d’un travail bien laborieux.
Un message à l’occasion de la célébration de la Journée internationale des femmes ?
Aux décideurs, je dis qu’il faut dépasser le cap des paroles et aller vers le concret pour pouvoir changer le vécu des Tunisiennes qui souffrent de pauvreté, de chômage, de violence, de harcèlement, de l’inapplication de la loi, d’une mentalité qui les tient à l’écart en dépit de leurs diplômes. On ne veut plus de ces beaux discours qu’on entend chaque année autour des droits de la femme. On veut des faits parce que la femme en Tunisie porte sur le dos, le mari, les enfants et les parents.