En marge d’un atelier sur la politique urbaine nationale adoptée par la Tunisie organisé par le ministère de l’Equipement, de l’Habitat et de l’Aménagement du territoire et le Programme des Nations unies pour les établissements humains ONU-Habitat, nous avons rencontré Adel Ben Youssef, professeur à l’Université Côte d’Azur (UCA) et à l’Université franco-tunisienne pour l’Afrique et la Méditerranée (Uftam)). M. Ben Youssef est un expert international en matière de changement climatique et accompagne régulièrement la délégation tunisienne aux différentes conférences des parties (COP). Il est consultant pour de nombreuses institutions internationales et actif dans la société civile tunisienne. Entretien
A quel stade est arrivé le plan d’urgence climatique en Tunisie et que comporte-t-il ?
Le changement climatique est d’ores et déjà une réalité palpable dans la plupart des pays du monde, en Tunisie en particulier. Ce déréglement climatique est subi par la Tunisie, car nous ne sommes responsables que d’une part infime des émissions de gaz à effet de serre (GES). Le changement climatique engendre une diminution de la pluviométrie, une hausse des températures, une montée du niveau de la mer, des incendies de forêt (Brésil, Espagne, Australie…). De nos jours, les températures moyennes ont augmenté de 1°C et nous constatons des dégâts importants dans le monde ! Avec un changement de +4° à 5°C (si aucune mesure n’est prise) nous courons à la catastrophe. La communauté internationale a prévu de limiter le réchauffement à 2°C dans l’accord de Paris en 2015. Pour pouvoir limiter les hausses de température à 2°C nous entrons dans une course contre la montre au niveau mondial. La prochaine décennie sera déterminante. Malheureusement, peu de progrès ont été faits et tous les scientifiques du monde entier s’alarment de la situation actuelle. Nous devons renverser la situation et il ne nous reste qu’une décennie pour changer de trajectoire. La Tunisie est en train d’élaborer sa stratégie à bas carbone (2050), sa stratégie d’adaptation et sa nouvelle contribution déterminée au niveau national (CDN). Ces documents stratégiques constitueront la base de nos actions futures et l’on pourrait les qualifier de plans d’urgence climatique.
Le déréglement climatique est subi par la Tunisie, car nous ne sommes responsables que d’une part infime des émissions de gaz à effet de serre (GES). Le changement climatique engendre une diminution de la pluviométrie, une hausse des températures, une montée du niveau de la mer, des incendies de forêt (Brésil, Espagne, Australie…).
Quelle est la position et le rôle attendus de la Tunisie dans cette problématique mondiale ?
La Tunisie a signé l’accord de Paris en 2015 qui l’engage à agir. Elle a déterminé un cadre général de son action en s’engageant à diminuer ses émissions de GES (Gaz à effet de serre) de 41% en 2030. Cet engagement repose sur deux composantes : moins de 13% doivent être résolus avec nos propres ressources et 28% sont tributaires de l’aide internationale. Globalement, notre trajectoire en matière d’effort national est bonne grâce aux efforts de l’Agence nationale de maîtrise d’énergie (Anme) où nous avons une bonne tradition dans la maîtrise d’énergie. Pour la partie aide internationale, elle dépend de deux facteurs : notre capacité à proposer des projets de qualité et de l’engagement des pays développés à honorer leurs promesses de fournir 100 milliards de dollars de financement climatique annuellement à partir de 2020.
Au niveau international, nous participons activement à l’élaboration du cadre juridique international pour réguler le changement climatique. Nos actions sont coordonnées au sein du groupe africain et au sein du groupe du G77+Chine (les pays qui subissent les dommages). La position de la Tunisie, dès lors qu’elle a signé l’accord de Paris et qu’elle s’est engagée à changer de trajectoire, consiste à préserver la planète et à limiter l’ampleur du changement climatique, tout en adaptant son économie et son peuple à cette nouvelle donne.
La politique nationale en matière de changement climatique est-elle balisée ?
La Tunisie prône une politique d’atténuation claire que je qualifierais de bonne. Elle cherche à limiter la part de la consommation des énergies fossiles et à accélérer le déploiement des énergies renouvelables (30% en 2030). Aujourd’hui, nous sommes en avance sur le tableau de marche dans le déploiement des énergies renouvelables et il n’y a plus de résistances majeures. Cette politique consiste également à maîtriser la consommation d’énergie par des mesures d’efficacité énergétique en se focalisant sur des industries fortement consommatrices d’énergie (comme les cimentaires). En revanche, volet adaptation, nous avons accusé un retard important ! Aujourd’hui, une stratégie nationale d’adaptation est en cours d’élaboration. Elle met l’accent principalement sur le littoral, l’eau, l’agriculture et les forêts. C’est le moment également d’intégrer les politiques de la ville et de la mobilité. Nous devons davantage préparer nos populations à un changement brusque des conditions climatiques.
La Tunisie est en train d’élaborer sa stratégie d’adaptation au changement climatique. Une révision du code forestier permettant l’accompagnement de la nouvelle donne climatique est une urgence pour une meilleure préservation de nos forêts.
Dans quelle mesure la politique urbaine peut-elle avoir un impact sur l’état du climat et l’environnement en Tunisie ?
La Tunisie est un pays fortement urbanisé (à plus de 70%) mais la qualité de l’urbanisation pose un vrai problème : étalement des villes sur des distances très importantes, faible densité, absence d’axes routiers principaux, des services de transports publics faibles, dispersion des services de base, etc. En effet, le changement climatique nous amène à changer la manière de concevoir nos villes (et leurs extensions) et de les inscrire dans des trajectoires soutenables et durables.
Le changement climatique aura un double impact sur les populations urbaines. D’une part, compte tenu de la perte de productivité des sols, l’augmentation des températures et de la faible pluviométrie, certains territoires auront des conditions de vie plus difficiles. Ceci pourrait amener à un plus grand exode vers le littoral et les villes. Cette pression sur le littoral nécessite d’être anticipée. D’autre part, notre littoral est non préparé à une augmentation du niveau de la mer et risque d’être submergé ou fortement inondé (par des événements extrêmes). Les pressions seront fortes sur les gestionnaires des villes où les problèmes en matière de températures moyennes, de transport, de gestion des eaux pluviales seraient exacerbés…Nous devons préparer davantage nos villes à de tels chocs dans le cadre d’une politique urbaine et de mobilité durables et soutenables. Cette politique est absente à l’heure actuelle.
Quelles sont les principales actions à mettre en œuvre dans ce contexte ?
Force est de reconnaître que, depuis 2011, nous avons « perdu la main » sur la gestion de nos villes comme en a témoigné un des hauts responsables. Maîtriser l’habitat anarchique qui est passé en Tunisie de 34% en 2010 à 45% en 2020 est fondamental dans ce cadre! Nous ne pouvons pas développer des villes durables dans l’anarchie. Cette situation est provoquée par la non-exécution des lois-cadres et l’absence de certaines législations contraignantes. D’autre part, nous avons un problème de gestion intégrée de nos villes. Les services sont trop dispersés et éclatés entre les agences et les institutions spécialisées. Il est temps de penser les villes de manière durable et socialement intelligente, en intégrant tous les services et en pensant au citoyen. Le déploiement de l’administration électronique devrait être accéléré. L’interopérabilité est assurée par les citoyens de nos jours aux dépens de notre économie. Par ailleurs, la gestion de la mobilité et des transports publics en Tunisie devrait être revue de manière radicale. Il faut se lancer dans de nouveaux paradigmes et rompre avec l’existant. Limiter les températures par un reverdissement des villes est une nécessité absolue. Densifier certains espaces urbains en limitant l’étalement des villes est une urgence…Bref, les axes d’une nouvelle politique urbaine et de mobilité ne manquent pas ! Cela fait 30 ans que nous parlons de récupérer et valoriser les eaux pluviales des villes…mais qu’avons-nous fait ? Rien. Et au final, des inondations de certaines villes sont constatées, comme ce fut le cas à Nabeul, à l’Ariana, à Bizerte…
Le changement climatique est le plus grand défi pour notre société dans les prochaines décennies et nous devons nous y préparer plus sérieusement à travers un grand ministère de la transition écologique et climatique.
Quelles solutions innovantes en faveur du climat ?
Je vais traiter cette question au niveau des villes. Les solutions ne manquent pas et il suffit d’observer les transformations des villes dans le reste du monde. Il faut être audacieux et prendre des décisions fortes, en pensant à 2050, voire à 2100. Aujourd’hui, la coalition des villes durables a un poids important dans la capacité du monde à faire face au changement climatique. Repenser l’action climatique au niveau des villes est une inflexion que nous constatons au niveau international. Alors que les Etats-Unis ont quitté l’accord de Paris, la majorité des villes américaines sont restées dans cet élan et ont un agenda important pour respecter les engagements de l’accord de Paris.
Pour moi, l’urgence consiste à maîtriser les extensions des villes en premier (leur périmètre) et les doter de ceintures vertes. Deuxièmement, améliorer substantiellement les conditions de vie en centre-ville en les rendant complètement piétonnes. Il faut changer de paradigme et tant pis si cela va heurter les intérêts de certains ! Les villes dans le monde ont complètement été réinventées à partir du moment où le centre-ville devient une zone piétonne. Troisièmement, collecter et gérer les eaux pluviales en accélérant cette connexion centre-périphérie.
En définitive, comment voyez-vous la situation climatique et environnementale de la Tunisie dans les prochaines décennies ?
La Tunisie est un pays qui subit le changement climatique, mais qui devrait également contribuer à sa manière à le limiter. Nous avons une chance que notre population ne connaîtra pas une croissance rapide dans les années à venir. La population tunisienne sera approximativement de 15 millions d’habitants en 2050, selon l’INS ! Cela veut dire que nous n’avons pas de contraintes fortes sur le foncier, ni sur les extensions du bâti. La contrainte est essentiellement basée sur la qualité de notre urbanisation et sur nos ressources naturelles.
Il est temps de penser les villes de manière durable et intelligente en intégrant tous les services et en pensant au citoyen. Le déploiement de l’administration électronique devrait être accéléré.
La Tunisie est en train d’élaborer sa stratégie d’adaptation au changement climatique. Une révision du Code forestier permettant l’accompagnement de la nouvelle donne climatique est une urgence pour une meilleure préservation de nos forêts. Une révision des lois sur l’exploitation du littoral est également une urgence. La problématique de l’indisponibilité de l’eau est également une urgence. Outre ces composantes, une politique de la ville et une politique urbaine durable devraient être intégrées. Les préoccupations en matière d’urbanisation soutenable et de villes durables devraient également intégrer le nouveau schéma national d’aménagement du territoire. Le changement climatique se jouera prioritairement dans les zones urbaines et le coût de la non-action sera immense. En même temps, la Tunisie est en train de réaliser sa stratégie à bas carbone où nous devons changer d’économie en limitant la consommation d’énergie. Or, la création de valeur est principalement faite de nos jours dans nos villes. La stratégie à bas carbone devrait intégrer une composante de la ville durable.
Le changement climatique est le plus grand défi pour notre société dans les prochaines décennies et nous devons nous y préparer plus sérieusement à travers un grand ministère de la transition écologique et climatique.
(crédit photo : Image par Jody Davis de Pixabay )