Accueil A la une Karim Daoud, président du Syndicat national des agriculteurs de Tunisie (Synagri): “S’il y a  un secteur qui a rempli son rôle, c’est bien l’agriculture!”

Karim Daoud, président du Syndicat national des agriculteurs de Tunisie (Synagri): “S’il y a  un secteur qui a rempli son rôle, c’est bien l’agriculture!”

Le secteur agricole, un secteur stratégique,  vital, indispensable à la vie de la nation, continue à bien approvisionner le marché intérieur en denrées alimentaires. Cependant, avec une demande en chute libre, un pouvoir d’achat en chute libre et des difficultés inhérentes à la crise du coronavirus, le secteur pourrait être fragilisé. Le président du Synagri, Karim Daoud, nous en parle plus dans cet entretien.

Comment le secteur agricole se comporte-t-il  face à la crise du coronavirus? 

Aujourd’hui, le secteur agricole montre ses capacités. Il est en train de nourrir presque totalement la population tunisienne. Sur le marché, il y a tout : fruits, légumes, lait, viandes blanches, poisson. Cela montre que l’approvisionnement en denrées alimentaires est régulier et que les agriculteurs remplissent leur rôle de producteurs. A vrai dire, ça n’a rien d’étonnant: pendant la révolution, durant l’année 2011 lorsque tout était pratiquement à l’arrêt,  le Tunisien n’a jamais manqué de denrées alimentaires, notamment celles produites localement. Aujourd’hui, malgré la crise, l’agriculteur tunisien continue à travailler. Cela se comprend parce qu’il a affaire à du vivant; les vaches continuent à produire du lait, les plantes à pousser, les poules à pondre. Par contre, il y a plusieurs difficultés que l’agriculteur est en train de rencontrer en ces temps de coronavirus. Première difficulté, le transport. Jusqu’à aujourd’hui, les choses ne sont pas claires. Il y a des problèmes au niveau des autorisations de déplacement. Tout récemment, des transporteurs de produits agricoles en déplacement vers le marché de gros de Tunis venant de diverses régions de l’intérieur de la République ont été interceptés et empêchés de décharger leurs produits. On ne peut pas empêcher l’approvisionnement du marché en produits agricoles! La deuxième difficulté rencontrée par les agriculteurs,  c’est le déplacement des ouvriers agricoles, et la troisième  c’est la fourniture des produits de première nécessité pour la production agricole comme les engrais, les médicaments vétérinaires, etc. Actuellement, l’ammonitrate et le DAP sont vendus à des prix exorbitants à cause de la spéculation. Les mêmes problèmes subsistent pour les machines agricoles qui sont indispensables pour la récolte. Aujourd’hui, tous les vendeurs de pièces agricoles ont fermé. Comment réparer, alors, une machine si elle tombe en panne? Tous ces problèmes doivent être résolus dans les plus brefs délais. 

Vous avez parlé d’autosuffisance en  fruits, légumes, viandes. Cependant, la production de blé ne couvre pas la demande intérieure.

Pensez-vous que cette crise présente une occasion pour repenser la filière céréalière en Tunisie ?

Pour la production de blé, il y a beaucoup de problèmes.  Il est très compliqué d’arriver à l’autosuffisance dans tous les produits agricoles. Et d’ailleurs, il y a une différence entre autosuffisance et sécurité alimentaire. La sécurité alimentaire, c’est pouvoir  produire, vendre et acheter. Aujourd’hui, la production nationale ne couvre pas les besoins nationaux en céréales. La consommation nationale se situe aux alentours de 24 millions de quintaux, dont 12 millions de blé dur. L’année dernière, qui était une année record, on est arrivé à une production avoisinant les 8,5 millions de quintaux de blé dur. Donc on est loin de l’autosuffisance en céréales. Le problème aujourd’hui, c’est qu’il faut repenser les capacités de l’agriculture tunisienne, il faut savoir ce qu’on est capable de produire pour le pays. Mais cela demande également des changements de comportement alimentaire. Au niveau des céréales, notamment le blé, il y a énormément de pertes et de gaspillage. Idem pour  la semoule. Vous savez pourquoi il y a une pénurie de semoule ? Parce qu’il y a de la spéculation. De grandes quantités de semoule, notamment de couscous, sont accaparées par les éleveurs de bétail pour les utiliser dans l’alimentation animale. Des entreprises utilisent également de la semoule pour fabriquer des aliments pour animaux parce qu’elle est moins chère que l’aliment pour le bétail. Il faut faire attention à ces déséquilibres. Cette crise va inciter le monde à repenser l’agriculture et les échanges des produits de consommation. Il faut que chaque pays ait un stock stratégique. Aujourd’hui avec l’arrêt des échanges, les pays qui n’en ont pas vont souffrir. A vrai dire, il est difficile d’atteindre l’autosuffisance en céréales. Par contre, on peut augmenter nos performances. Tout l’enjeu réside dans l’augmentation de la productivité. Comment améliorer nos rendements? Nous avons des rendements assez faibles parce que nos conditions climatiques sont difficiles. Quand on passe trois années de sécheresse, le blé ne pousse pas. De surcroît,  demain nous allons avoir une crise d’eau et des problèmes d’utilisation des ressources hydriques. L’avenir des céréales, c’est d’améliorer les performances dans les régions où il y a une forte pluviométrie, c’est-à-dire les régions du Nord. Il faut travailler, aussi, sur l’amélioration de l’itinéraire technique pour augmenter les rendements. Nous devons également changer nos habitudes alimentaires, le Tunisien gaspille beaucoup et l’on a oublié de consommer en fonction des saisons. Il faut aussi savoir gérer nos stocks. Voilà comment nous arriverons à diminuer les conséquences du choc.  

La mise à l’arrêt des diverses activités de restauration commerciale et publique a engendré une baisse de la demande en plusieurs produits alimentaires sur le marché. Y a-t-il un risque d’effondrement de certaines filières agricoles, suite à cette baisse drastique de la demande?

D’abord ce qu’il faut comprendre, c’est que le premier facteur  impactant la consommation des produits agricoles, c’est la chute du pouvoir d’achat qui existe, désormais, depuis fin 2019.  On a vu que la consommation des produits d’origine animale comme la viande et le poisson a connu une chute depuis la fin de 2019. Et c’est dû à une situation économique difficile dont souffrent les bourses les plus fragiles. Maintenant, avec la fermeture des restaurants et des cafés, il y a un impact négatif sur les produits dérivés du lait, les fromages, qui sont  très consommés en Tunisie. Il y a, également, une chute de la consommation des produits comme les pommes de terre, les fraises, la viande rouge, les oeufs. En conséquence, l’agriculteur tunisien a vu les prix s’effondrer au-dessous du coût de la production. Plusieurs filières en souffrent et sont en danger. Et avec la crise du coronavirus, le pouvoir d’achat des citoyens agonise.  

La crise du coronavirus a mis l’accent sur l’importance de l’agriculture et de la sécurité alimentaire pour une nation. En Tunisie, quelles sont les réformes à mettre en oeuvre en urgence pour préserver, sinon améliorer le rendement de nos filières agricoles ? 

Cette crise a donné beaucoup d’importance au secteur de l’agriculture. S’il y a  un secteur qui a rempli son rôle et qui est capable aujourd’hui de nourrir les populations, c’est bien le secteur agricole. Même les consommateurs se sont aperçus de son importance. Il faut dire qu’aujourd’hui, la sécurité alimentaire est fragilisée parce que les échanges sont fragilisés. Aujourd’hui, de grands producteurs de céréales dans le monde comme l’Ukraine ou la Russie prévoient de ne pas exporter l’année prochaine, ce qui va induire des tensions sur les échanges internationaux. Cette crise a, aussi, braqué la lumière sur l’importance de l’agriculture durable. Il faut repenser l’agriculture sous le prisme de nos capacités de production. La question qui se pose, c’est comment produire en qualité, en quantité et au moindre coût pour pouvoir nourrir nos populations. Il va falloir, donc, changer d’axe de développement du secteur, s’adonner à une agriculture probablement très méditerranéenne (a-t-on besoin de manger des fruits exotiques comme les bananes, des kiwis). Nos habitudes alimentaires doivent changer. Évidemment quand on parle de production de céréales, il faut toujours assurer un minimum de production stratégique. Les techniques agricoles doivent, également, évoluer pour qu’elles soient plus respectueuses de l’environnement. Et surtout penser à l’intégration agricole maghrébine, ainsi qu’aux moyens à déployer à l’échelle régionale du Maghreb arabe pour avoir un meilleur fonctionnement et une complémentarité au niveau de nos échanges. Il faut penser également à un rapprochement du bassin méditerranéen, qui nous permettra d’avoir des échanges de proximité. En un mot, qui nous permettra de travailler ensemble pour un avenir meilleur.  

M.S.

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