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Tribune: Le corona, le marché, l’homme et Dieu


Par Heithem Ganouni, statisticien économiste, ancien élève de l’Ensae


Il en coûtera donc à l’État 3.000 dinars par jour et par malade du coronavirus admis dans une clinique privée. Il en coûterait sans doute davantage si le patronat devait mettre ses menaces à exécution et révoquer l’accord tripartite conclu avec l’Ugtt et le gouvernement. Il en coûtera encore plus, en vies humaines, si les patrons finissent par obtenir ce qu’ils demandent : un déconfinement rapide et mal contrôlé.

Il y a derrière les prises de position du clinicien en chef et du patron des patrons bien plus que le jeu classique du chantage et de la manœuvre entre des acteurs aux intérêts antagonistes. Dans leur propos, il y a d’abord le mépris, voire la négation de l’idée de l’État, de la chose commune en ces temps de pandémie. Il y a ensuite l’arrogance d’une partie qui sait pertinemment qu’elle détient, à défaut d’un État fort, les leviers réels du pouvoir. Il y a enfin l’inconscience du caractère exceptionnel et historique du moment présent, des changements structurels à venir et qui sont déjà à l’œuvre. Désormais, des dogmes inébranlables en matière de politique économique volent subitement en éclats (comme l’orthodoxie monétaire, l’indépendance des banques centrales, la soutenabilité des dettes publiques) ; des débats sont lancés autour de la question du rôle de l’État, du dirigisme, de l’indépendance stratégique, de la nationalisation, de l’autonomie économique et politique, de la sécurité, de la pertinence du multilatéralisme, de l’interdépendance entre les États, de l’essoufflement de la démocratie représentative, etc. Autant de modes d’organisation et de régulation qui paraissaient essoufflés et des contentieux longtemps ajournés, qui n’ont pas – ou pas nécessairement – provoqué le corona, mais que la crise actuelle, à l’inverse, met à nu et appelle à résoudre.

Le corona sera vraisemblablement vaincu tôt ou tard. Toutefois, en l’absence d’une transformation radicale, rien ne garantit que demain, un autre virus ou une catastrophe écologique ou climatique ne se produira pas. C’est pourquoi il est impératif d’interroger les raisons fondamentales qui ont précipité cette crise, ou à tout le moins celles qui l’on rendue si grave. C’est à la lumière d’un tel diagnostic que nous pourrions dans un premier temps – à l’inverse du clinicien en chef et du patron des patrons – éviter de passer à côté d’un moment important de l’Histoire. Et dans un deuxième temps entrevoir un salut qui serait possible au prix d’une révolution morale et d’une rupture d’avec un mode de régulation bien spécifique : le marché.

L’épidémie, compagnon indissociable de l’homme

Conforté par sa suprématie apparente sur la nature, l’homme avait fini par oublier que  l’épidémie est un risque indissociable de la vie, en particulier de la vie en société. Pourtant, l’épidémie a accompagné l’homme depuis le néolithique, ce moment à partir duquel le groupement humain avait atteint un seuil critique et où se sont développés la sédentarisation, l’urbanisation, l’agriculture et le commerce, en somme le contact entre les hommes. Au 14e siècle, la peste noire, la plus documentée des épidémies « mondialisées », venue (déjà) de l’Extrême-Orient et favorisée par le développement du commerce le long de la route de la Soie et de la pax mongolia, avait touché une bonne partie du monde connu d’alors, principalement en Europe et au Maghreb. Elle a décimé près de la moitié de la population européenne, 25 millions de personnes déjà à ses débuts entre 1346 et 1351. Ses recrudescences ont persisté jusqu’au début du 19e siècle, et ses effets politiques, sociaux et culturels ont été rapportés pendant les siècles suivants par des historiens et des romanciers, dans des récits glaçants qui racontent de véritables tragédies.

Plus avant, les moyens de communication d’aujourd’hui, la force d’une puissance publique centralisée et organisée permettent de décréter des mesures extrêmes comme le confinement, d’une manière presque instantanée ; des mesures naguère impossibles à mettre en place et encore moins à faire respecter. Les progrès de la recherche médicale et l’existence d’un système de santé (malgré les défaillances multiples) permettent de prendre en charge un grand nombre de patients, et d’espérer pouvoir demain soigner grâce à un médicament et de prévenir grâce à un vaccin. Au total, la crise actuelle du corona n’est donc ni la première grande crise sanitaire mondialisée, et ni la plus grave.

Cependant, il y a trois éléments très singuliers dans l’évolution de l’homme au cours des deux derniers siècles: (i) Une explosion démographique jamais observée auparavant: l’humanité, qui aurait compté 1 milliard d’individus en 1800, en compte aujourd’hui 8 fois plus (ii) une croissance économique très soutenue, avec un PIB mondial en PPA qui a été multiplié par 100 fois et qui est passé de 700 milliards de dollars en 1820 à 75.000 milliards en 2010, soit une croissance de 2.5% par an en moyenne ; un rythme inégalé dans l’histoire de l’humanité (iii) le développement de l’échange avec un commerce mondial qui pèse aujourd’hui un peu plus que la moitié du PIB mondial, soutenu par le développement d’institutions politiques et économiques supranationales, d’un corpus juridique spécifique, d’un système financier et d’une infrastructure logistique et de transport à la fois dense et efficace.

En somme, l’accélération du progrès matériel et l’accroissement des échanges ont été, dernièrement, deux éléments spécifiques et inédits de l’évolution de l’homme. Faudrait-il conclure à l’existence d’un lien de cause à effet avec l’épidémie et faudrait-il, plus encore, remettre en cause le progrès et/ou l’échange ?

Ce n’est pas le progrès qui est en cause, c’est le marché

Il serait imprudent, comme avancé dans certaines thèses aux accents malthusiens, de rejeter tout le progrès, car celui-ci a permis à l’homme, bon gré mal gré, de vivre mieux et de vivre plus longtemps grâce aux progrès de la médecine et aux progrès technologiques. Les moyens technologiques de communication ont également permis aux humains de se connaître et d’échanger des idées. Un peu partout les systèmes démocratiques sont devenus également la norme, donnant ainsi à l’homme la promesse de vivre librement, dignement et la promesse de consacrer la société de droit, de l’égalité et du savoir ; du moins en théorie.

En revanche, il devient clair que le triomphe du libre-échange et l’intégration des chaînes de valeur ont provoqué une recrudescence des épidémies sur les deux dernières décennies : Sras, Ebola, Chikungunya, grippe aviaire, H1N1, H5N1 et désormais le corona. De la même façon d’ailleurs, on peut observer que la grippe russe et espagnole, deux épidémies à la létalité élevée, se situent vers la fin du 19e et le début du 20e, soit à cheval entre la Belle époque et les années folles, d’aucuns diraient une première globalisation puisqu’il s’agit d’une période de grande libéralisation économique, de l’apogée des empires coloniaux français et anglais, où le commerce mondial avait atteint un maximum vers 1913.

Mais il ne faudrait pas s’arrêter à ce niveau d’analyse. Car le marché n’est pas simplement commerce et libre-échange. Le marché est avant tout un mode de régulation du déséquilibre, de la dissonance et du conflit dans la société. Envisagé pour résoudre le déséquilibre de l’offre et de la demande des biens et des services par l’ajustement de leur prix, le marché a fini par investir tous les domaines de la vie. Aussi, la pandémie en cours nous permet de constater le glissement inhérent au principe du marché ; un glissement depuis une « économie de marché » vers une « société de marché » : le système de santé (lieu où l’on est censé préserver la vie) est devenu tributaire de l’arbitrage budgétaire ; la stratégie de l’immunité de groupe, coûteuse en vies humaine, est devenue légitime pour certains pays anglo-saxons ; le rôle des États, nous le redécouvrons, a été réduit à la gestion du quotidien ; la stratégie et la planification ont été abandonnées ou déléguées aux mécanismes improbables du marché. A vraiment y réfléchir, il y a plus absurde encore : le savoir et la recherche (des biens universels) qui deviennent des activités lucratives et dont l’accès est payant ; l’obsolescence programmée qui fait office de stratégie industrielle malgré l’urgence climatique et environnementale ; l’industrie de l’événementiel qui tient lieu de culture, et cetera.

La santé, le savoir, l’éducation et la culture. Voilà des choses qui définissent pourtant ce qui nous est commun et que le mode de régulation par le marché aura perverti et méprisé. Si le Covid-19 avait un seul mérite, ce serait celui de nous faire redécouvrir l’importance du Commun et l’importance du facteur, du coiffeur, de l’infirmière et de tous les vrais soldats de la vie en commun. Il nous rappelle aussi qu’il est aberrant de rémunérer un travail à hauteur de sa stricte valeur marchande, abstraction faite du « bien » que ce travail peut apporter à la société ; qu’il est incongru de rémunérer un footballeur bien plus qu’un médecin. Car en à peine quelques semaines, nous comprenons à nouveau que les médecins, les scientifiques, les ingénieurs, les lettrés sont les piliers d’une société et d’une nation.

Le marché, une hérésie contre l’homme

L’hypothèse est la suivante : en plus de sa capacité biologique, physique et intellectuelle à dompter la nature et à l’apprivoiser, l’homme a été doté, par Dieu ou par la nature, d’une faculté particulière : son libre-arbitre. Et c’est bien cette faculté-là qui le définit et qui le distingue des autres créatures. Réciproquement, le libre-arbitre rend l’homme, selon le récit de la Création comme chez Aristote, responsable et redevable (par ses actes) de ces choix entre le Bien et le Mal, entre la vertu et le vice.

Or, en tuant Dieu (pour reprendre la formule de Nietzsche) quelque part au 19e siècle, l’homme s’est affranchi non seulement d’une tutelle morale mais, plus encore, d’un devoir moral. Ce faisant, il s’est émancipé d’une responsabilité et d’une redevabilité envers son prochain, envers le commun et envers la nature. Dès lors, une théorie de la justice qui consacre l’indifférence au commun était rendue possible. En d’autres termes, il était devenu légitime de réguler le conflit entre les hommes par les prix, et de consacrer le principe darwinien de la concurrence entre individus atomisés. Voilà, rapidement résumée, la genèse du triomphe du marché. De fait, s’il devait y avoir un monde réellement juste après le corona, ce serait précisément au prix de cette révolution morale-là : redonner du sens à la vertu, au bien, rompre avec l’irresponsabilité et, en définitive, réconcilier le libre-arbitre de l’homme avec son devoir moral.

Fort heureusement, il y aura bel et bien un monde d’après. La peste noire avait contribué il y a cinq siècles en Europe à remettre en cause le pouvoir des moines, à la chute des systèmes politiques féodaux du moyen âge, à précipiter une nouvelle conception du pouvoir et à faire entrer l’Europe dans une nouvelle ère politique et culturelle. Le corona ne sera pas une simple crise sanitaire ou un simple choc d’offre et de demande comme avaient pu l’être les crises de 1929, les chocs pétroliers des années 1970 ou la crise financière de 2008. C’est une crise systémique qui provoquera l’émergence d’un monde nouveau et qui entraînera une redéfinition du pouvoir, de l’autorité, de la morale dans les sociétés, des rapports entre les hommes, et entre les hommes et la nature.

Pour son salut, l’homo sapiens-sapiens post-coronavirus sera un être qui devra « s’empêcher», comme disait Camus ; et pour qui la morale n’est précisément pas « l’argument du faible ». Il devra surtout revoir de fond en comble les principes moraux qui ont présidé au progrès depuis deux siècles. Ce qui est en jeu désormais, ce n’est pas le concept du progrès, mais cette version-là du progrès, régulée par le paradigme d’une main invisible, hypothétique. Autrement dit, il ne s’agit pas nécessairement de faire moins de croissance, ni de faire de la décroissance, ni d’être malthusien, mais de faire de la croissance autrement, à savoir de fonder une croissance affranchie du dogme strict du chiffre, de l’efficacité, de la rationalisation des coûts et de la maximisation du profit.

Le monde, demain

Rien n’est donc plus absurde aujourd’hui, comme on peut l’entendre ici ou là pour mieux justifier un statu quo – désormais impossible d’ailleurs – , que de parler de « reprise ». Dire qu’il y aura une reprise, c’est ignorer que le monde est en passe d’observer, irréversiblement, une transition d’état, une discontinuité dans la trajectoire ; ce qui rendrait superflu le terme de reprise et invite à convoquer la notion de l’effet de seuil dans laquelle les lois d’avant deviennent obsolètes et non valables.

Ainsi, il est possible que le confinement prolongé provoquera sur le plan anthropologique des changements de comportement, plus ou moins profonds et plus ou moins pérennes, chez l’être humain. Conscient du danger et désormais habitué aux restrictions de mouvement et à la « distanciation sociale », l’homme pourrait graduellement développer, selon certaines projections, une forme de repli sur soi ; ce qui se traduirait par une disparition progressive des formes usuelles de vie commune et une décomposition de l’espace public, à la fois dans sa forme physique et dans sa portée symbolique. Dans ce cas, la Cité cesserait d’exister et l’habitat, la maison, seraient non plus un refuge pour une vie qui se passe essentiellement en dehors ; mais un lieu où la vie est concentrée. Les activités sociales que nous connaissons (travail, loisir, rencontres) viendraient, grâce à la technologie en particulier numérique et logistique, jusqu’à l’homme-reclus et prendraient des formes de plus en plus virtuelles : des télé-cafés, des télé-restos, des spectacles virtuels, du télé-enseignement, du télétravail. Ces activités sociales pourraient même avoir lieu avec des entités virtuelles (des robots pour compagnes, pour patrons, pour amis), etc. Grâce aux avancées de la data science, des objets connectés, et de la « réalité augmentée », la technologie anticiperait mieux puis façonnerait mieux les sensations de joie et de satisfaction, au gré d’un conditionnement de type pavlovien. L’homme aura des sensations de bonheur et d’accomplissement. En sommes, un scenario où, non récusé, le paradigme libéral et son pendant -l’atomisation de la société humaine – iraient jusqu’au bout. Ils finiraient par avoir raison de l’idée même de la société tout en maintenant et en accentuant l’illusion de son existence, l’illusion du bonheur, l’illusion de la liberté ; en définitive l’illusion de l’homme, car il ne restera plus rien de ce qui le fait et le définit : son libre arbitre. Le vrai scénario de l’extinction de l’homme, ce serait en réalité celui-là ; voilà pour les risques.

Mais, ne nous emballons pas si vite ; le pire n’est jamais certain ! En vérité, de ce monde-là, nouveau, nous ne connaissons rien encore, ou si peu ; sinon la certitude que ce n’est pas encore joué et que l’avenir dépend aussi, beaucoup, de ce que l’homme en fera, au nom – justement – des facultés que Dieu (ou la nature) lui a accordées : son libre arbitre, sa responsabilité et sa redevabilité.

Là devant nous, il y a encore la promesse et la possibilité que tout ce qui a été construit avec le triomphe du libéralisme (politique) sera de nouveau déconstruit au niveau conceptuel. Dans ce scénario, l’Histoire dont on avait décrété la fin reprendrait ses droits, et le progrès serait refondé sous un paradigme radicalement différent.

Dans ce scénario, l’idée de l’État, si longtemps et si durement torpillée, retrouve une légitimité inégalée depuis quarante ans. L’État dirigiste, stratège, colbertiste, est d’ores et déjà à l’œuvre (ne serait-ce qu’en ayant décrété le confinement). On peut déjà affirmer que l’État ne sera plus considéré comme une vague rêverie ; ni pris pour une masse coûteuse, non productive, inefficace et inutile dont il faut réduire les attributs à quelques fonctions régaliennes et un rôle de facilitateur pour le secteur privé. D’ores et déjà, partout dans le monde, les prémices d’un retour à la régulation sont évidentes et semblent être bien accueillies par la population, en Europe, en Amérique et surtout ici aussi. Laquelle régulation exprime là encore un changement réel et inédit de paradigme ; un paradigme déjà affranchi de l’orthodoxie budgétaire et monétaire en cours depuis les années 1970 et où s’imposent des politiques expansionnistes d’une ampleur telle que le monde n’en a jamais vu en temps de paix. Au fond, la pensée économique dominante qui s’est plus ou moins figée depuis Friedman est en train de renaître, dans la mesure où la monnaie sert d’ores et déjà de moyen de seigneuriage. Voilà qui représente les prémices d’un changement qui ne s’arrêtera pas à la fin de la crise et qui conduira, a priori, à une renaissance de l’État providence et inévitablement, chemin faisant, à une recomposition des rapports de force et à la réduction de l’hyperconcentration du pouvoir économique et politique ainsi qu’à la réémergence de formes nouvelles de solidarités et d’antagonismes dans les sociétés.

À l’évidence, les États et les peuples réalisent également le degré de leur dépendance stratégique et économique. À l’origine de cette dépendance, il y a l’intégration des chaînes de production et de valeur, la haute spécialisation des économies et l’émergence d’un acteur majeur, la Chine, qui est en passe de monopoliser presque tous les secteurs manufacturiers ainsi que le commerce mondial. De ce paysage-là, il sortira des États qui chercheront de nouveau à rétablir une forme d’autonomie en matière d’agriculture, d’industrie, de technologie (en particulier numérique) et de recherche scientifique et d’énergie. C’est un phénomène de réindustrialisation qui impliquera une restructuration des politiques sectorielles et des priorités stratégiques. Ce phénomène passera sans doute par la nationalisation de larges secteurs de l’économie. Il aura lieu indépendamment du coût économique potentiellement élevé à court terme. L’exemple le plus évident est celui de la transition énergétique qui, de notre point de vue, ne sera plus l’otage d’une rentabilité relative et tributaire des prix (dérisoires actuellement) des énergies fossiles. Cette transition sera dictée par des impératifs absolus en matière d’autonomie énergétique et de sécurité nationale. En somme, un souverainisme qui aura aussi pour conséquence un mouvement de relocalisation massif, la fin d’un modèle qui repose sur la sous-traitance et de dumping social, lequel aura porté tant de préjudices au travail dans les pays du sud et du nord à la fois. Cela devrait d’ailleurs, en toute hypothèse, interroger la pertinence et la viabilité de notre modèle économique, beaucoup trop dépendant des exportations de biens et services vers les pays du nord et qui n’a que trop parié (à tort) sur la compétitivité-coût pour attirer les IDE.

Il y a fort à parier aussi que les équilibres stratégiques précaires d’avant la crise, déjà mis à mal par le transfert d’hégémonie entre les États-Unis et la Chine, ne se rétabliront plus jamais. Surtout, les États et les peuples réalisent que la doctrine de l’interdépendance entre les États et d’une paix mondiale fondée sur une organisation multipolaire et sur le multilatéralisme est une supercherie. Cette architecture mise en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale aura manifestement été un alibi favorable aux États-Unis d’Amérique, d’abord pour souder l’Ouest durant la Guerre froide ; ensuite pour justifier l’hyperpuissance et l’hégémonie américaines depuis la chute du bloc de l’Est. Le Covid-19 acte donc -aussi- la fin de la théorie libérale en matière de relations internationales et l’entrée de nouveau – sans doute paradoxalement- dans le réalisme. Cela risque de provoquer un recours intense à l’usage de la puissance forte, la multiplication des actions belliqueuses, qu’il s’agisse de conflits armés ou de différends d’ordre économique et commercial.

Enfin, le retour à une forme plus ou moins forte d’un souverainisme économique, au dirigisme et à la planification par l’État ne manquera pas d’avoir inéluctablement des conséquences culturelles, en particulier pour ce qui concerne la redéfinition des frontières. Ainsi prendra fin l’idée d’une « open society », avatar libéral de la société civile de Hegel, prenant l’universalisme pour prétexte et qui aura été en pratique surtout un moyen d’alignement des normes économiques, sociales, culturelles et politiques des pays du Sud sur celles du Nord. Aussi, il est très probable, avec la montée d’une conscience souverainiste, que l’hégémonie politique et culturelle perde de sa pertinence et disparaisse au profit de cultures locales plurielles, plus authentiques et en tout cas affranchies des dogmes de l’universalisme faussé, de l’aliénation culturelle et du principe de la tutelle.

Le nouveau monde, c’est maintenant

Pour beaucoup, le monde de demain a déjà commencé avant la crise. Ainsi, en Europe, conscients du caractère inique du modèle qui rémunère mal les petits agriculteurs, des citoyens ont mis en place des initiatives où les prix ne sont déterminés par la grande distribution, ni par le jeu de la concurrence, mais en fonction des coûts de production et de manière à garantir un revenu digne et juste à l’agriculteur.

Ces initiatives, qui existent partout dans le monde sous différentes formes, peuvent parfois faire l’objet d’excès et de déviations. C’est le cas par exemple de l’investissement socialement responsable ou de l’entrepreneuriat social qui ne font que consacrer, non sans une part d’hypocrisie, le paradigme libéral. Cependant, dans l’ensemble, ces initiatives sont intéressantes en ce qu’elles sont l’expression authentique d’une prise de conscience en faveur de la réhabilitation du commun. Elles ne sauraient toutefois remplacer le rôle du politique ni tenir lieu de politiques publiques car celles-ci doivent être l’affaire de tous et doivent être menées par l’instrument commun : l’État.

Celui-ci doit composer avec trois éléments : (i) Il y a d’abord une obligation d’objectif car il s’agit d’identifier des enjeux stratégiques bien plus grands et de bien plus fondamentaux que la simple recherche d’opportunités nouvelles et de marchés nouveaux comme on peut l’entendre ici ou là. (ii) Il y a ensuite une contrainte de temps : il est urgent en effet de mettre en place des politiques nouvelles, au-delà des mesures préemptives temporaires décrétées pour gérer la crise sanitaire ; car nous savons qu’aussitôt dépassé le pic de la crise sanitaire, les résistances et les blocages – nous l’avons évoqué au début de cet article – seront nombreux de la part de ceux à qui profite le statu quo. (iii) Il y a enfin une opportunité : la crise sanitaire a certes été l’occasion de mettre à nu la cupidité du clinicien en chef et du patron des patrons et bien d’autres tares encore. Mais elle a aussi apporté la preuve que ce pays et ce peuple disposent d’un potentiel extraordinaire. Nous avons été témoins d’initiatives ingénieuses de la part de médecins et d’ingénieurs. Nous avons vu se construire des unités hospitalières en un temps record ; une chaîne de télévision éducative a été mise en place en une dizaine de jours ; une administration, longtemps décriée et marginalisée, s’est mobilisée comme un seul homme ; un contingent médical a été envoyé dans un pays voisin en signe de solidarité. Nous retrouvons avec ces petits succès la fierté d’appartenir à cette Nation et de vivre ces moments nobles, d’une valeur inestimable. Nous avons constaté quelques déblocages que nous pensions impossibles, comme la digitalisation de l’administration, la fin de la procédure à outrance et, de manière anecdotique, la fin de la copie conforme et la signature légalisée. Nous avons surtout pu observer que nous pourrions, au prix d’un effort commun et d’une mobilisation générale autour d’un défi national nouveau, nous pourrions cesser d’être des consommateurs passifs et des subalternes ; nous pourrions retrouver une place digne parmi les Nations et contribuer à la civilisation humaine.

Voilà notre véritable défi. Et il serait bien dommage que, de temporisation en ajournement, nous finissions, qu’à Dieu ne plaise, par passer à côté de l’essentiel. Il est donc vital que les pouvoirs publics saisissent l’occasion de ce moment, à la fois précieux, grave et rare ; ce moment où le récit et le destin des peuples se forgent et où l’Histoire s’écrit, ici et maintenant.                                                                                   

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