Le 18 avril, plusieurs partis et personnalités de gauche ont lancé une «initiative nationale», visant, selon eux, à juguler la crise. Parmi eux, le professeur universitaire de fiscalité et expert en économie sociale et solidaire, Lotfi Ben Aissa. Dans cet entretien qu’il accorde à La Presse, l’économiste prône un renforcement du rôle social de l’Etat et une remise en question d’un «modèle néolibéral», qui aurait montré ses limites
Vous êtes signataire avec d’autres personnalités et partis politiques, d’une « initiative nationale », dans laquelle vous demandez entre autres, la mise en place d’un impôt sur la fortune, des taxes exceptionnelles pour les banques, les assurances et les grandes surfaces, et sur le moyen terme, une suppression des incitations fiscales, n’est ce pas là une euthanasie de l’économie que vous nous proposez ?
En effet, je soutiens depuis longtemps l’idée d’un impôt sur la fortune qui frapperait le patrimoine des individus, notamment le patrimoine immobilier. D’ailleurs, dans certains pays occidentaux, tels que la France et l’Italie, la législation fiscale a substitué à la taxation de la fortune dans son ensemble (outre les biens immobiliers, les revenus des placements financiers, les valeurs mobilières, l’épargne, voire les biens meubles tels que les voitures de luxe, les bateaux de plaisance, les bijoux de valeur, les tableaux de maître etc.) une imposition ciblée, celle du patrimoine immobilier non affecté à l’activité professionnelle.
En Tunisie, les individus sont soumis à l’impôt sur le revenu sur la base du revenu annuel global qui ne peut être inférieur à un revenu forfaitaire correspondant aux éléments de train de vie, à savoir la valeur locative de la résidence principale et des résidences secondaires, les employés de maison, les voitures de tourisme, les yachts, les bateaux de plaisance, les avions de tourisme, les piscines et les voyages de tourisme à l’étranger, dont les montants ont été révisés à la hausse en 2019.
Le revenu forfaitaire est retenu en cas de disproportion marquée entre le train de vie d’un contribuable et les revenus qu’il déclare. Celle-ci est établie lorsque la somme forfaitaire, qui résulte de l’évaluation selon les éléments de train de vie excède d’au moins 40%, pour l’année de l’imposition et l’année précédente, le montant du revenu net global déclaré.
Par ailleurs, lorsque le contribuable cumule au moins 3 éléments caractéristiques de train de vie, le revenu forfaitaire correspondant à la possession de ces éléments est majoré de 25%. A partir de 4 éléments et plus, le revenu est majoré de 40%.
Dans quelle mesure ces règles sont-elles systématiquement observées dans la pratique ? Il semble que le recours à ce mécanisme correctif soit ponctuel et sélectif. Certes, les moyens techniques et humains, très limités, y sont pour quelque chose, mais c’est avant tout une question de volonté politique, qui est manifestement défaillante.
Cela dit, ce qui est, à mon sens, préconisé dans « ‘l’initiative nationale », c’est plutôt un impôt sur la fortune immobilière, qui nous permettrait de faire d’une pierre deux coups. D’abord, contribuer à la redistribution des richesses en imposant les personnes (aisées) disposant de biens immobiliers à usage d’habitation, à partir d’un certain seuil de valeur qui reste à fixer (500 mille dinars, par ex.), à des taux progressifs par tranche de valeur (3 tranches : 1% de 0.5 à 2 MD, 2.5% de 2 à 5 MD et 5% sup à 5 MD, par ex.) et avec des abattements pour la résidence principale, des décotes au niveau des tranches et un plafonnement en fonction du montant cumulé des impôts du redevable. Ensuite, faire face à la vulnérabilité du secteur immobilier comme vecteur privilégié de blanchiment d’argent sale. L’Instance libyenne de lutte contre la corruption a transféré à son homologue tunisienne quelques 121 dossiers relatifs aux entreprises soupçonnées de blanchiment d’argent et de contrebande de devises et de marchandises. L’immobilier est le secteur le plus concerné par le blanchiment d’argent, dans les deux pays. Par ailleurs, une étude du ministère de l’Equipement, de l’habitat et de l’Aménagement du territoire tunisien signale l’existence d’environ 100.000 logements vacants qui ne sont disponibles ni à la vente ni à la location et qui n’ont pas vocation à constituer une résidence secondaire. De même la Commission Tunisienne des Analyses Financières, siégeant à la BCT, estime que le degré élevé des risques liés au blanchiment d’argent dans le secteur immobilier revient principalement à quatre facteurs : le manque de rigueur des agents immobiliers sur l’importance de rédiger des contrats en vertu des normes liées à la lutte contre le blanchiment d’argent, l’absence d’une autorité de contrôle qui veille à ce que les agents immobiliers se conforment aux dispositions légales, l’absence totale des « déclarations des soupçon » et l’importance des transactions en argent liquide.
Concernant l’institution d’une contribution exceptionnelle que j’appellerais « taxe corona » applicable aux grands secteurs que sont les institutions de crédit et les assurances, les sociétés pétrolières, les opérateurs de télécommunication et dans une moindre mesure les grandes surfaces commerciales, elle n’a rien d’étrange. Ces secteurs affichent une excellente santé et réalisent de gros bénéfices, alors que le taux de croissance du PIB n’a pas dépassé le 1% en 2019 et que la récession dans laquelle nous sommes engagés, du fait de la pandémie liée au virus corona, semble s’inscrire dans la durée. Cette situation exige un effort sans précédant de la part de ces quatre secteurs pour relever le défi sanitaire et faire face aux retombées socioéconomiques de la crise, ce qui ne peut se réaliser sans renflouer les caisses de l’Etat.
C’est une crise inédite qui implique une reconfiguration totale du schéma de développement économique et social réhabilitant l’Etat dans son rôle d’investisseur, ainsi qu’une véritable révolution fiscale axée sur les moyens de contrôle, techniques et humains, à même de mettre fin à l’évasion fiscale, notamment celle du secteur informel. S’agissant du secteur structuré, les avantages à accorder aux investisseurs doivent être proportionnels à leur niveau d’employabilité et à leur degré d’intégration technique et économique locale. Leur activité doit être orientée principalement vers la satisfaction des besoins réels locaux en biens et services de qualité.
Les IDE restent un indicateur très important pour toute économie qui se respecte, mais vous demandez de resserrer l’étau autour de ces entreprises étrangères, qui voudra venir investir en Tunisie après cela ?
Il faut en finir avec la sous-traitance à faible valeur ajoutée dirigée vers l’exportation. Elle a bénéficié pendant des décennies de l‘essentiel des avantages fiscaux et financiers consentis par l’Etat, soit plus des 2/3, contre à peine 7% au profit du développement régional. On connait le résultat !
Il s’agit d’instaurer des nouvelles règles du jeu favorisant la maitrise de l’accumulation du capital à l’échelle locale et son orientation vers un développement autonome, intégré, totalement libéré de l’emprise des dynamiques externes qui cherchent à perpétuer notre condition de pays périphérique, dépendant des pays du centre, notre seul et unique horizon.
Les résultats de la récente enquête de la Chambre Tuniso-Française du Commerce et de l’Industrie (2017) portant sur le climat des affaires en Tunisie, qui a sondé quelque 180 chefs d’entreprises français opérant dans différents domaines, soulignent certes comme opportunités la disponibilité, la qualification et surtout le coût de la main d’œuvre locale, les infrastructures liées aux TIC et à l’énergie (jugées de qualité), à l’accès au financement ainsi qu’à la fiscalité et aux charges sociales (assez avantageuses), mais elle insiste davantage sur les risques liés à la complexité des procédures administratives (phénomène structurel), à l’instabilité gouvernementale (conjoncturelle), à l’insécurité (engendrant des surcoûts) et à l’état moyennement satisfaisant des réseaux routier et portuaire.
L’amélioration du climat des affaires pour attirer les investisseurs étrangers est donc davantage tributaire d’un système judiciaire indépendant, d’une administration transparente, d’un système financier développé, d’infrastructures denses et de qualité, d’une main-d’œuvre qualifiée mais bien rétribuée, que de généreuses incitations fiscales qui ont finalement valu à la Tunisie d’être inscrite sur des listes noires (paradis fiscal, non collaboration en matière de lutte contre le blanchiment) desquelles elle n’a pu être retirée qu’au prix de certaines mesures, dictées par l’Union Européenne, portant notamment sur la suppression de certains avantages fiscaux historiques (dualité on shore / off shore) prévalant depuis cinq décennies !
Le bon sens économique veut que l’on ne réfléchisse pas en termes de collecte fiscale mais de dynamique économique, qui, à travers une baisse d’impôt, booste les investissements, crée de l’emploi, crée de la croissance et in fine engendre une augmentation des recettes fiscales, ce que vous proposez ne va-t-il pas à l’encontre de ce bon sens?
Une bonne réforme fiscale suppose, en effet, la réduction des taux d’imposition et corrélativement l’élargissement de l’assiette de l’impôt à travers l’extension du champ d’application de l’impôt aussi bien direct qu’indirect et l’amélioration du système déclaratif. L’augmentation récente de la pression fiscale, qui est passée de 23% à 25% du PIB, est l’effet combiné de la modification des taux introduite ces dernières années (TVA, DC, IR et IS), et la progression, toute relative, du taux de recouvrement de l’impôt due au renforcement du contrôle fiscal. Je rappelle que la pression fiscale est le produit du rapport des recettes fiscales réalisées au titre d’une année donnée au PIB enregistré la même année.
Ce qui est envisagé dans « l’initiative nationale », c’est à la fois des mesures exceptionnelles (conjoncturelles) permettant de mobiliser des ressources budgétaires supplémentaires pour faire face aux conséquences socio-économiques du confinement (on en a parlé) et des mesures structurelles qui s’insèrent dans une vision stratégique post-coronavirus, dont l’un des volets consiste en la rationalisation des avantages fiscaux et financiers accordés aux investisseurs, tant en amont, au stade de la souscription au capital des entreprises, qu’en aval, au stade de l’exploitation (au niveau du résultat fiscal).
Si l’on jette un regard sur l’évolution de la croissance depuis 2011 (1.5% en moyenne), on constate une contribution nettement déséquilibrée, en pourcentage des ressources et des emplois, des différents moteurs de la croissance. En effet, celle-ci est portée essentiellement par la consommation (60%), puis les exportations (28%) et enfin les investissements (12%).
En attendant de modifier sensiblement les rapports, à moyen et long terme, en impliquant notamment l’Etat dans l’effort d’un investissement massif, au niveau central, mais également local, à la faveur de la mise en œuvre de la politique de décentralisation, seul ou en partenariat avec les autres secteurs (privé, ESS), l’urgence économique commande en priorité le maintien du pouvoir d’achat du citoyen dont la consommation constitue plus que jamais le moteur principal de la croissance. L’effondrement du pouvoir d’achat dans le cadre d’une politique d’austérité entrainera inéluctablement l’effondrement de toute l’économie du pays.
Vous proposez un changement de la monnaie en circulation par une autre, beaucoup ont déjà demandé cela pour lutter notamment contre la contrebande, pour quelle raison cette option n’a pas encore été envisagée ?
Nous avons toujours fait le pari du changement des billets de banque en circulation comme moyen de lutte contre la contrebande et le blanchiment d’argent, adossé à d’autres mesures. Ce qui au début était présenté, par les détracteurs de la Gauche, comme une idée saugrenue est aujourd’hui partagé par un grand nombre d’experts financiers dont le président de l’Association professionnelle des banques et des établissements financiers, Ahmed El Karam, qui fut l’un des premiers à en souligner les mérites. Aujourd’hui, la quantité de monnaie fiduciaire en circulation est de l’ordre de 13 250 MDT (BCT : février 2020) contre 5 000 MDT en 2010, dont une grande partie (estimée à plus de 5000 MDT) ne rejoint jamais les circuits bancaires et financent la contrebande, le terrorisme, le blanchiment et la corruption.
Il s’agit de changer tous les billets de banque (à condition que cela soit accompagné d’une obligation d’ouverture d’un compte pour déposer l’argent), et non pas se contenter de retirer progressivement de la circulation le gros billet de 50 dinars, cher aux contrebandiers, comme le fait actuellement la BCT. L’expérience de l’Inde en la matière est assez édifiante. Le retrait des billets les plus utilisés (85%) s’est fait par surprise (sans aucune annonce au préalable) et remplacés par de nouveaux billets. Conséquences : amélioration sensible des liquidités dans les circuits bancaires, augmentation des recettes fiscales, relèvement du taux de bancarisation (80% des plus de 15 ans disposent aujourd’hui de comptes bancaires). Ni les questions de logistique, ni le coût de l’opération, ni les retombées sur les catégories sociales baignant naturellement dans l’informel (notamment dans le milieu rural) ne constituent d’arguments assez solides pour rejeter cette mesure. C’est une mesure forte qui exige une forte volonté politique !
Mais le changement de billets de banque doit être lié à d’autres mesures qui visent le secteur parallèle dans sa globalité. Il s’agit tout d’abord d’éliminer le maillon le plus dangereux de la chaîne, à savoir les barons de la contrebande qui ne cessent de gagner du terrain sur le plan économique mais également au sein de l’administration et même dans les instances représentatives, locales et nationale. Privé de ses principaux fournisseurs, le maillon intermédiaire n’a d’autres choix que de transiger avec l’administration (Douanes, fisc et CNSS) qui devrait l’inviter à régulariser sa situation (identification fiscale et déclaration de tous les biens) et orienter son activité dans le secteur formel dans des créneaux légaux, et ce en contrepartie d’une amnistie qui éponge l’ardoise du passé. Quant au maillon faible de la chaîne, constitué de la masse des « détaillants » opérant dans la précarité absolue, le salut passe par une croissance durable garantie par des nouveaux choix de développement économique qui les absorberait dans l’économie formelle, dans le moyen et le long terme, et par la solidarité nationale dans un contexte d’urgence lié à la crise épidémiologique.
Comment selon vous, est ce que l’indépendance de la BCT prend l’économie en otage? D’ailleurs vous réclamez un retour à la loi de 1958.
Je voudrais rappeler, à ce propos, deux faits tout-à-fait troublants. Le premier : l’adoption par l’ARP de la loi 2016-35 du 25 avril 2016 fixant les statuts de la BCT s’est faite dans un climat de grande tension et surtout dans une certaine urgence qui avait suscité à l’époque beaucoup de suspicion. Avec le recul du temps, ce climat peut s’expliquer puisque 7 jours plus tard, le 2 mai 2016, le Gouverneur de la BCT et le ministre des finances adressèrent, en catimini, la fameuse lettre d’intention au Directeur Général du FMI, intitulée « Mémorandum de politique économique et financière », dans laquelle ils soulignaient l’indépendance de la BCT dont l’objectif principal est désormais « de réaffirmer la primauté de la stabilité des prix », et par laquelle ils sollicitaient un nouvel emprunt de l’institution financière internationale. Le second : la décision du conseil d’administration de la BCT, quelques semaines plus tard, de multiplier par 5 le salaire de ses dirigeants, en toute indépendance !
Le fait est, que désormais, les champs d’attribution sont nettement délimités : la BCT a toute latitude de mener la politique monétaire qu’elle entend en matière d’émission monétaire, de taux directeur et de taux de change, le gouvernement quant à lui serait maître à bord en matière de politique budgétaire et fiscale. Alors que l’indépendance de la BCT est affirmée par rapport aux pouvoirs exécutif et législatif nationaux, elle semble paradoxalement perdue vis-à-vis des instances monétaires internationales, le FMI en premier.
Notre refus de l’indépendance de la BCT repose sur un certain nombre de considérations, partagées par plusieurs formations politiques et associatives citoyennes, dont notamment la nécessaire cohérence entre les politiques économiques, sociales et monétaires, surtout en période de crise. Le test grandeur nature impliquant la BCT pour juguler la tendance inflationniste (dont celle-ci est partiellement responsable puisqu’il s’agit d’une inflation importée tributaire de la dépréciation vertigineuse du dinar tant souhaitée par le FMI), a conduit celle-ci à relever le taux directeur à des niveaux sans précédent (7.75%), au mépris du moteur de l’investissement et de la consommation des ménages surtout, dont on a souligné plus haut les vertus, en termes de croissance. De même, pour combler le déficit budgétaire, on a vu l’Etat recourir à l’endettement intérieur moyennant des taux d’intérêt exorbitants au profit des banques commerciales. Et après avoir asséché la liquidité en dinars, l’Etat s’est orienté vers un assèchement de la liquidité en devises (deux prêts successifs cumulant en moins de deux ans 606 millions d’euros). Dès lors, les banques s’installent dans un confort de rentiers, sans risques, alors que la croissance est à la peine.
La politique monétaire anti-inflationniste menée par la BCT est totalement inadéquate à la situation d’urgence générée par la pandémie. L’Etat a besoin de liquidités pour satisfaire la demande, la planche à billets de la BCT doit reprendre du service indépendamment de la valeur ajoutée actuelle de l’appareil productif, car sans pouvoir d’achat tout s’arrêtera, et c’est la catastrophe annoncée. Le coronavirus nous aide à mieux comprendre les véritables enjeux, donc vivement le retour aux fondamentaux !
Vous semblez accorder à l’agriculture une importance majeure, avons nous selon vous troqué nos besoins vitaux contre les pacotilles et des importations superflues ?
L’agriculture est le parent pauvre du modèle de développement néolibéral qui a prévalu en Tunisie depuis le fameux Programme d’Ajustement Structurel de 1986. On ne peut s’empêcher en évoquant l’agriculture et l’autosuffisance alimentaire, de rappeler que notre pays était le « grenier de blé de Rome » ! Une vocation perdue, hélas !
Un rapide survol (statistique) de la réalité du secteur nous indique que les terres agricoles exploitables ainsi que les forêts représentent respectivement 32% (dont 8% de surfaces irriguées) et 12% de la superficie globale du pays, alors que le Sahara, de plus en plus envahissant, en occupe désormais la moitié. Nos ressources en eau sont estimées à 4.5 milliards de m3 dont 75% sont utilisées par le secteur agricole. Malgré cela, la part de ce secteur dans le PIB ne dépasse guère 12% ; il ne fournit pas plus que 16% des emplois permanents à l’échelle du pays.
Le retard accusé par le secteur agricole est du à des causes à la fois structurelles et politiques. D’une part, la marginalisation persistante des terres dites collectives (malgré un début de régularisation dans certaines localités) et le déséquilibre manifeste dans la distribution des terres agricoles. En effet, 80% des agriculteurs possèdent à peine 20% des terres. Et environ 400.000 agriculteurs possèdent une superficie moyenne de 2.4 ha, contre 100.000 autres propriétaires de parcelles d’une taille moyenne de 45 ha, alors que 20.000 agriculteurs occupent des superficies de 175 ha en moyenne (notamment dans les grandes cultures). Au morcellement des terres s’ajoutent d’autres handicaps, tels que l’âge avancé des agriculteurs (57 ans en moyenne), la faiblesse du financement et de l’assurance des risques, la faiblesse de l’encadrement et du suivi des investisseurs, l’utilisation limitée des techniques modernes de production, la défaillance des circuits de distribution, l’emprise des spéculateurs, l’interventionnisme des autorités de tutelle, etc.
D’autre part, on assiste à la substitution progressive des semences importées aux semences locales, générant une dépendance accrue des sociétés étrangères en matière de semences de blé tendre, ainsi qu’à la détérioration des infrastructures de base.
Aujourd’hui, une nouvelle menace pèse sur le secteur. Après avoir adhéré à l’OMC et ratifié les accords impliquant le démantèlement des barrières non tarifaires (les autorisations d’importation), le gouvernement négocie avec les pays de l’Union européenne un accord de libre échange complet et approfondi (ALECA), impliquant entre autres, la suppression des obstacles tarifaires concernant les produits agricoles et de pêche, conduisant à une dé-protection totale du secteur.
Actuellement, la majorité des produits agricoles et de pêche tunisiens exportés vers l’UE bénéficient d’un régime préférentiel (huile d’olive, dattes, thon, crevettes, cigarettes). En revanche, les produits majoritairement importés de l’UE sont encore soumis en Tunisie à des droits de douanesélevés (30% en moyenne sur tous les produits agricoles et de pêche Cependant, alors qu’en vertu d’un protocole d’accord, l’UE exporte annuellement la quasi-totalité des quantités de produits agricoles prévues, la Tunisie n’honore ses engagements sur le marché européen que pour l’huile d’olive et les sardines, essentiellement.
L’ouverture brutale du marché agricole tunisien à l’espace européen dans le cadre de l’ALECA est particulièrement risquée. La mise à niveau du secteur et le renforcement de ses capacités compétitives constituent un préalable à toute négociation d’un nouvel accord, qui doit être mené au rythme de la Tunisie. Elle passe par la réalisation d’une véritable réforme agraire dont les axes majeurs sont : 1) L’institution d’un cadre réglementaire susceptible de doter le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS) – dont les coopératives (notamment agricoles et de pêche) constituent la colonne vertébrale – des outils institutionnels et financiers nécessaires à son essor dans notre pays. 2) La concession systématique des terres domaniales à des jeunes promoteurs agricoles, organisés impérativement sous forme de coopératives. 3) L’investissement massif et immédiat dans l’infrastructure agricole (les circuits agricoles, les équipements, les canaux d’irrigation, l’électrification des puits, les structures de recherche, etc.). 4) La suppression de la totalité des dettes des petits agriculteurs, contraints d’abandonner leurs terres.
Comme beaucoup vous demandez une rationalisation des importations, tout en omettant les accords de libre échange avec nos partenaires, qui peuvent eux aussi prendre des mesures de rétorsion.
Tous les accords internationaux, conclus dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce ou de l’Union Européenne, permettent à la Tunisie, quand elle le souhaite, et dès lors qu’elle perçoit une menace potentielle ou réelle pesant sur son économie (inondation du marché local par les pratiques de dumping, concurrence déloyale du fait des subventions à l’exportation etc.), d’actionner ce qu’on appelle « les clauses de sauvegarde », en toute légitimité. Elles consistent en l’application de « droits compensateurs » à l’importation des produits incriminés, susceptibles de garantir un seuil de protection aux produits similaires locaux.
S’agissant des accords bilatéraux (Chine, Turquie, et autres), la Tunisie peut demander la renégociation des listes des produits en cas de déséquilibre avéré dans les échanges, où il est toujours question de rapports des forces, bien entendu, économiques mais également politiques. Cela vaut pour les conventions commerciales, comme pour les conventions fiscales, ou celles relatives à la protection des investissements.
Aujourd’hui, et plus que jamais, on doit revoir nos habitudes de consommation, trop de superflus, de faux besoins. Le productivisme effréné, attiré par le seul appât du gain, du maximum de profit possible, même s’il se réalise aux dépens de l’homme, de sa santé physique et mentale, de la nature, est relayé par un consumérisme sans retenue, encouragé par les outils publicitaires les plus pernicieux.
Le monde du jour d’après, comment est ce que vous le voyez ?
Le confinement qui nous est infligé par le virus corona, nous donne une leçon d’humilité, nous incite à la remise en cause et nous rappelle notre fragilité, signalait récemment un philosophe français. Pour ma part, et pour rester dans le contexte de « l’initiative nationale », il y a un avant et un après virus corona. L’avant, c’est toute la politique néolibérale poursuivie pendant des décennies (avant et après la révolution), tout imprégnée du consensus de Washington qui a tout cassé, l’homme et la nature. L’après, à la faveur d’un soulèvement mondial contre la dictature du capital financier international, inversant la donne en consacrant la primauté de l’homme sur le capital et sa réconciliation avec la nature, qui respire ces dernières semaines à « pleins poumons », comme cela ne lui est pas arrivé depuis très longtemps.
Localement, dès la sortie de l’état d’urgence dicté par la pandémie, ce sera l’heure du règlement des comptes avec les politiques passées, et la mobilisation générale des partis progressistes, des syndicats, des associations citoyennes, des intellectuels autour des 4 axes suivants, dans l’objectif de réinventer la stratégie de développement dans notre pays :
1) Réhabiliter l’Etat dans son rôle de locomotive et d’investisseur dans tous les principaux secteurs économiques et surtout dans les services sociaux essentiels (santé, éducation, transport, environnement, culture). Cela implique d’une part, la recapitalisation des entreprises publiques défaillantes de manière à lui garantir un second souffle et une perspective de croissance alliant rentabilité économique et finalité sociale, d’autre part, l’assainissement de l’administration à travers sa digitalisation intégrale, le redéploiement de ses effectifs, la mise en place de mécanismes de simplification des procédures et de lutte contre la corruption etc.
2) Améliorer le climat des affaires de manière à permettre au secteur privé de jouer pleinement son rôle dans l’investissement productif et la création de l’emploi, dans l’observation de ses responsabilités sociales et environnementales, en contrepartie de sa protection de la concurrence déloyale du secteur informel.
3) Promouvoir le secteur de l’économie sociale et solidaire.
4Mettre en place des politiques publiques sectorielles stratégiques à même de révolutionner le secteur agricole et de développer la compétitivité et l’employabilité du tissu industriel et des services ainsi que l’économie numérique et les industries extractives.