L’espace géographique dans lequel nous vivons est si riche et si complexe. Cet espace dont je parle, et défini par Fernand Braudel comme «Ce grand lac salé», est la Méditerranée, là où différentes cultures, langues, religions, civilisations… se croisent !
La deuxième grande île de la Méditerranée, après la Sicile, est la Sardaigne, située à quelques kilomètres de la Tunisie. On ne connaît pas grand-chose de cette île italienne, une île légendaire, secrète, méconnue des Tunisiens et parfois même des Italiens. Pourtant, les rapports entre Sardes et Tunisiens sont historiques et datent du VIII siècle (710), quand Moussa Ibn Nusayr, émir Omeyyade d’Ifriqiyya et conquérant du Maghreb et de l’Espagne, fit embarquer une portion de ses troupes à destination de cette île.
Beaucoup plus tard au XIX siècle, en Sardaigne, et dans les zones les plus reculées de l’île, des figures étranges, voire macabres, ont marqué l’histoire de ses habitants ; ces figures étaient les prêtresses de la mort, identifiées plus hâtivement avec le nom de «s’accabadoras».
Le terme est plein d’un son tout espagnol et évocateur : «acabar», terminer. De vieilles femmes mettaient ainsi fin à la vie des moribonds.
La question a été longuement posée sur la véracité de la figure de « s’accabadora », et on s’est souvent demandé s’il ne s’agissait pas plutôt d’un résidu traditionnel, qui n’appartient à aucune réalité.
Aujourd’hui, les attestations de l’histoire sarde parlent de ces réalités agropastorales traditionnelles, et l’extrême importance que «s’accabadora» pouvait avoir au sein de ces sociétés.
La tradition voulait que les femmes n’agissent que dans des cas exceptionnels, quand les mourants n’arrivaient toujours pas à abandonner leurs corps. Les raisons pourraient être différentes. En effet, selon les traditions de l’époque, l’âme n’abandonnait pas le corps parce qu’elle était protégée par les amulettes et les talismans que tous les Sardes qui se respectaient portaient. Ceci était le but des «pungas», qui empêchaient la mort de s’approcher. Dans l’imaginaire collectif, on pensait que la mort ne s’approchait pas du moribond, car celui-ci, dans sa jeunesse, avait commis des crimes que personne ne connaissait, causant ainsi une terrible agonie.
Mais comment agissaient-elles ces prêtresses de la mort ?
Il faut savoir que, selon la tradition chrétienne, le prêtre bénit le corps du moribond pour lui permettre l’accès au paradis. Si la mort se faisait attendre, on faisait recours à «s’accabadora», laquelle, une fois entrée dans la chambre du mourant, le débarrassait de toutes ses amulettes, retirait de la chambre toutes les icônes sacrées, plaçait à côté du chevet un joug ou encore un peigne. Si toutes ces actions n’avaient pas de succès, «s’accabadora» faisait appel à sa force physique et à l’utilisation de sa «mazzucca», un gros marteau en bois, assez court que la prêtresse de la mort cognait fortement contre la poitrine ou contre la tête du mourant. On connaît peu de choses sur cette pratique, puisque la femme restait seule avec les moribonds.
«S’accabadora» ne recevait aucune compensation pour ses actions, elle affirmait par contre son rôle et sa fonction sociale. La famille du défunt, quant à elle et pendant un certain temps, devait rester à l’écart de la société.
Nous ne parlons pas de la mort d’aujourd’hui, elle semble être un peu plus effrayante qu’hier, et notre société a développé une nouvelle façon de l’institutionnaliser. Elle l’ignore. La dernière partie de la vie de chacun est devenue un tabou. La mort surprend et effraie.
Obsession silencieuse de la mort d’effrayante qui va de pair avec la nouvelle curiosité obsessionnelle qui entoure la figure de «s’accabadora». Ironiquement, cette figure qui aimait passer inaperçue est aujourd’hui la protagoniste d’une vive controverse. Les protagonistes sont aussi les mêmes, juste le nom et le modus operandi ont changé.
Le clergé de l’époque est formé de politiciens d’aujourd’hui, mais le refrain n’a pas changé : mourir par les mains de «s’accabadora» est un péché mortel et ceux qui devraient être les porte-parole du principe démocratique effacent le droit fondamental: celui du choix.