Joueur d’un seul club, un peu «à l’ancienne», Mondher Almia souffre aujourd’hui pour l’état désastreux dans lequel a été précipité le Club Athlétique Bizertin. En plus du peu de soutien dont bénéficie celui-ci, il épingle l’état de délabrement de l’infrastructure sportive qui fait des «Jaune et Noir» des SDF depuis quatre bonnes saisons, et en fait assumer la responsabilité au conseil municipal auquel la loi confie la gestion.
Modèle de régularité et de fair-play, il n’a écopé durant une carrière de douze saisons que de trois cartons jaunes. En 1983-84, il a pris une part prépondérante à l’unique championnat de l’histoire du club après l’Indépendance, ne ratant pas la moindre minute durant les 26 matches disputés.
Mondher Almia, tout d’abord, suivez-vous de près la vie de votre club de toujours, le Club Athlétique Bizertin ?
Bien évidemment, car on ne peut pas échapper à l’attrait magique du CAB. Mon cœur bat toujours au rythme de ses succès et de ses déboires. Je regarde ses rencontres, et m’informe de ses actualités.
Parfois, on ne reconnaît malheureusement plus la grande famille au sein de laquelle on a grandi. Le professionnalisme a changé beaucoup de choses dans notre foot, pas toujours en bien. La stratégie a complètement changé. Au lieu d’un projet sportif qui s’appuie sur la formation et le travail, nous tentons aujourd’hui de rivaliser à armes inégales avec des mastodontes qui nous piquent nos meilleurs produits et vident le club.
Après le départ depuis une dizaine de jours à l’étranger de son président Abdessalam Saïdani et ses démêlés judiciaires, votre club traverse une phase critique de son histoire. Saïdani en est-il seul responsable ?
Cette phase est effroyable. Jamais le CAB n’a été à ce point menacé jusqu’aux fondations, y compris aux pires moments de sa relégation. Non, le président du club n’est pas le seul responsable. A mon avis, le premier responsable reste le conseil municipal dans son ensemble, car la gestion des infrastructures sportives lui incombe. Or que voit-on ? Depuis quatre ans, le CAB est un SDF : pas de stade central ni annexe, pas de salle couverte viable, la piscine ouvre un mois sur douze. Je connais de près la plupart des édiles municipaux, mais cela n’empêche que c’est leur responsabilité. Le conseil municipal ne protège pas l’infrastructure sportive. Ce faisant, c’est comme s’il abandonnait ses responsabilités vis-à-vis de la jeunesse et du sport dans la région. Un édile municipal qui ne se soucie pas du stade, c’est comme s’il négligeait la salle de réunion, ou le bureau où il travaille.
Et à part le conseil municipal ?
Le club a besoin de davantage de soutien des anciens présidents et responsables, sans parler des supporters. Il faut qu’il y ait des gens derrière les joueurs, le staff technique… pour installer une ambiance de travail et de la chaleur autour des symboles cabistes, et pour éviter qu’un vide se crée. Par conséquent, il n’y a pas que les carences financières qui sont certes importantes, mais qui à elles seules n’expliquent pas tout. Le besoin en liquidités a condamné les dirigeants à sacrifier la formation qui demeure le capital le plus précieux. Si vous vendez à chaque fois un produit qui a exigé tant de sacrifices, de patience et de labeur, que vous reste-t-il alors ? Car l’argent que vous allez gagner en échange sera vite englouti dans les dépenses de tous les jours.
Le CAB au sein duquel vous avez travaillé en tant que dirigeant était en bien meilleur état, n’est-ce pas ?
Au sein du bureau de Saïd Lassoued (2009-2011), nous avons réussi de belles choses en nous appuyant sur les enfants du club encadrés par quelques recrues utiles : Lamjed Chehoudi, Lassaâd Dridi, Walid Hicheri… Sous la conduite de Larbi Zouaoui, nous avons terminé quatrièmes, ce qui nous autorisait à revenir dans les compétitions continentales. Nous avons compris que nous n’avions pas les moyens financiers des grands favoris traditionnels pour le titre, mais qu’en revanche, nous possédions un capital formidable, la formation. J’ai également été président de section football avec le président Ezeddine Karoui (2000-2002), et accompagnateur de l’équipe seniors avec les présidents Moncef Ben Gharbia (1996-1998) et Khaled Saâdi (1998-1999).
Faisons une remontée du temps de près de quatre décennies. Votre génération a eu l’insigne honneur de donner à la Tunisie sa première coupe d’Afrique. Le CAB s’y est totalement investi à tel point qu’il a fini par en payer cher le prix ?
Oui, cela nous a coûté la relégation, et plongés subitement dans une «transe collective» nommée coupe d’Afrique. Une fois réveillés de cette «takhmira», il était déjà trop tard, et le club était relégué. Il faut avouer que la coupe africaine constituait à nos yeux un grand défi qu’il nous fallait relever coûte que coûte. Pourtant, la relégation a tenu à très peu de choses: un but de différence avec l’Union Sportive Monastirienne nous a condamnés à jouer les barrages contre le Club Sportif d’Hammam-Lif. Puis l’épreuve des penalties qui nous condamna au purgatoire.
De quel ordre étaient les primes ?
Quelque chose de symbolique : 110 dinars pour une victoire à l’extérieur, 90 pour un succès à Bizerte. Pour le titre africain, nous avons perçu une prime de 1.700 dinars. Après avoir remporté le championnat de Tunisie, chaque joueur a perçu 750 dinars. Cette année-là, la prime de match était de 30 dinars pour une victoire à domicile, et de 40 loin de nos bases. Mais notre vraie prime, c’est l’amour du club. Chaque fois que nous concédions un nul à domicile, nous ne sortions de chez nous que pour aller au boulot et pour s’entraîner, car nous avions honte de nous-mêmes. Aujourd’hui, les joueurs vont dans une boîte de nuit les soirs de victoire ou de défaite, ça leur est égal.
A part les primes, quelle autre différence y a-t-il entre le foot d’hier et d’aujourd’hui ?
Le potentiel technique et physique des joueurs était supérieur. Le spectacle était par conséquent nettement meilleur. Et puis, cette plaie du gazon qui sévit dans tous les stades du pays. La commune a dépensé une fortune pour mettre en place un gazon sur lequel on peut contrôler le ballon, tacler… Nous y avons joué le premier match en 1989 face à l’Olympique de Béja. C’est malheureux à dire mais c’est la vérité : le joueur ne lutte plus contre un autre joueur, mais plutôt contre la pelouse qui n’a plus de gazon. Il y a à cet égard un grave laisser-aller et une absence de tout sens des responsabilités. Il faut confier à des gens compétents le soin d’entretenir et de protéger le gazon.
Quelles sont vos meilleures rencontres ?
En 1986, à El Menzah contre l’Espérance d’Amarildo (0-0). En 1988 à El Harrach au premier tour de la coupe d’Afrique des vainqueurs de coupe. Nous avons perdu chez nous 0-1, mais su renverser la vapeur en Algérie en gagnant 1-0, puis aux penalties 6-5. J’ai arrêté deux penalties. En 1982 pour mon premier match avec les seniors face au CA. Nous avons été battus 0-2, mais j’ai arrêté au moins cinq ou six buts tout faits.
Votre meilleur souvenir ?
Le championnat de Tunisie 1984 où je n’ai pas raté une seule minute des 26 rencontres disputées. La joie indescriptible de la coupe d’Afrique aussi.
Et le plus mauvais ?
La manière avec laquelle nous avons perdu le titre 1992. Les sacrifices de toute une saison étaient partis en fumée alors que c’était «notre» championnat. Déjà, à deux journées du terme, Mohamed Salah Bellagha, pourtant marié à une Bizertine, nous a fait perdre (2-3) contre le Club Sportif Sfaxien. Il a été évacué à la fin du match en catastrophe dans une voiture de police sans avoir eu le temps de se doucher ni de changer ses vêtements aux vestiaires. Neji Jouini a été également très faible lors du match décisif contre le CA sur lequel nous avons compté à un certain moment sept points d’avance. Mais nous disputions en parallèle la coupe de la CAF, et ce n’était guère évident. Ce jour-là, sur un coup franc provoqué par Sabri Bouhali, je détourne la déviation de Lotfi Mhaissi, mais le ballon revient devant Adel Sellimi qui marque. Le but du titre clubiste. Nous avons senti une grosse amertume, frustrés par les productions arbitrales. Je crois que certains membres fédéraux ont pesé de tout leur poids, influant sur le cours de la fin du championnat.
A contrario, on ne peut pas dire que le CAB ait manqué de chance à l’occasion du championnat 1984 ?
CAB, ST et ESS : trois clubs étaient restés en course jusqu’à la dernière journée. Il ne nous suffisait pas de ne pas perdre à Sousse, mais il fallait également que le ST ne gagne pas face au CA. Certains joueurs clubistes ont carrément levé le pied alors que d’autres étaient comme des lions : Ben Othmane, Gasmi, Hammami et Chargui. Quatre ou cinq joueurs ont arrêté le ST qui a perdu le nord, ne réussissant pas à marquer devant une cage vide. Pourtant, Bellagha a accordé huit minutes de temps additionnel. Quelque chose d’absolument impensable en ce temps-là.
A votre avis, quel est le meilleur gardien de l’histoire du foot tunisien ?
On m’a parlé des anciens keepers cabistes Manoubi Jeddi, Houcine El Bez, Ghazi Limam. Il y eut également Tabka, Abdallah, Abdelwahed, Zitouni, Naili, Chouchène… Mais je crois que le meilleur s’appelle Attouga, c’est un mythe. Tous les attaquants d’Afrique en avaient peur, il les tétanisait carrément. Vient ensuite Chokri El Ouaer qui a fait une belle carrière.
Quelles sont les qualités d’un bon gardien ?
C’est un poste très délicat qui exige beaucoup de qualités: courage, placement, réflexe, clairvoyance, intelligence pour calculer la trajectoire du ballon, rigueur et vigilance.
Le portier est un meneur d’hommes car il est tenu de diriger toute sa défense.
C’est aussi le joueur qui se fatigue le plus mentalement en cours de match car il visionne tout le terrain. Aux entraînements, c’est lui qui doit travailler le plus.
Avez-vous toujours joué à ce poste ?
Non, j’ai commencé avant-centre avec les écoles. C’est Hamadi dit Chedly Ouerdiane, notre enseignant de sport, qui m’a découvert à l’école El Maâref.
Et c’est avec les minimes conduits par Driss Haddad que j’ai fini par m’installer dans les bois. Il m’a fallu cravacher dur sur une pelouse en terre battue, dans la boue et la poussière.
Une fois, c’était une luxation de la clavicule, une autre les coudes fracturés, la hanche abîmée… Un gardien qui n’a pas consenti de tels sacrifices ne peut pas progresser.
Quels furent vos entraîneurs ?
Chedly Ouerdiane, Boubaker, Bousbih, Driss Haddad, Ali Amri et Abderrahmane Ben Hassine dit «Saborin» chez les jeunes; Youssef et Larbi Zouaoui, Baccar Ben Miled, feu Moncef Melliti, Radojica Radojicic, Ryszard Kulesza, Dragan Vasiljevic et Peter Nadovic avec les seniors.
Le meilleur parmi ce gratin de techniciens ?
Nadovic et Kulesza chez les étrangers, les frères Zouaoui parmi les Tunisiens. Ils nous soumettaient à un travail harassant. Ils retenaient les gardiens pour une heure supplémentaire après le reste de l’effectif. Nous rentrions au stade Bsiri à 14h00 pour ne plus le quitter que vers 19h00. On s’entraînait sur des exercices tirés des cassettes des keepers de la Belgique, Jean-Marie Pfaff et Michel Preud’homme, d’Allemagne Harald Schumacher et Oliver Kahn… Les portiers d’aujourd’hui ne supporteraient plus tant d’efforts intenses, sur terre battue et sous une pluie battante.
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le foot ?
Mon père Youssef, électricien, n’était pas féru de foot. Ma mère, Doriaâ, je lui causais des ennuis puisqu’elle devait laver mes tenues salies par la boue des terrains en terre battue. Mais j’ai eu la force de persévérer et de m’accrocher. Pourtant, mon oncle Habib avait joué gardien bien avant Houcine El Bez.
Tout jeune, quelles étaient vos idoles?
Attouga, et l’Espagnol Luis Arconada.
Quel est le joueur le plus proche de vous, affectivement s’entend ?
Ils sont nombreux : Mourad Gharbi, Hamda Ben Doulet, Salah Challouf, Yassine Dziri, Jamel Aroua, Adel Smirani, Mohsen Gharbi et le Guinéen Mohamed Khan qui n’a joué avec moi que sur la fin de mon parcours. Nous sommes restés en contact quoiqu’il soit rentré depuis longtemps dans son pays.
Des regrets pour être passé à côté d’une carrière internationale ?
Pas vraiment puisque j’ai été convoqué par Mrad Mahjoub et Mokhtar Tlili, notamment en sélection «B» aux côtés de Chokri El Ouaer, Faouzi Chtara et Boubaker Zitouni. Il n’en reste pas moins qu’il y avait peut-être meilleur que moi. J’ai disputé avec mon club près de 320 matches officiels, et cela donne la mesure de ma longévité. Par exemple, lors de nos rencontres devant le CA, il y a eu dans les bois adverses Naili, Ben Othmane, Fessi, Tayèch, Zitouni, Hammami… Tous ces keepers étaient passés par là, alors que j’étais resté solide au poste au CAB.
Que représente pour vous la famille?
La chaleur, la tendresse et la stabilité. La coquille où vous vous sentez entouré d’êtres qui vous chérissent. J’ai épousé Hajer en 1993. Nous avons un enfant, Farès, 23 ans, étudiant en génie logiciel.
Et le CAB dans votre vie ?
Beaucoup de choses. La famille que nous devons honorer coûte que coûte en surmontant tous les obstacles. Le club fédère toute la ville. Notre génération était restée fidèle jusqu’au bout à un seul club auquel on a fini par s’identifier. Voilà d’ailleurs pourquoi je n’ai eu qu’un seul amour, un seul maillot. Tel un poisson dans l’eau, je ne me voyais pas ailleurs qu’au CAB. Pourtant, l’Espérance Sportive de Tunis m’a sollicité en 1985. Le Stade Tunisien aussi.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Je rencontre les amis au café Driba, je fais mon footing trois fois par semaine. A la télé, je suis les matches européens, notamment ceux de Barcelone, mon club préféré.
J’aime le beau jeu, même lorsque le… Real sait donner du plaisir.
Que vous a donné le football ?
L’amour et le respect des gens dans toute la Tunisie, et pas seulement dans le gouvernorat de Bizerte.
De par les contraintes de mon travail de gérant d’une société privée d’importation de matériel, je me déplace beaucoup aux quatre coins du pays. J’ai pu mesurer toute la sympathie que l’on voue aux joueurs d’antan.
Enfin, si vous n’étiez pas dans le foot, dans quel autre domaine vous seriez-vous retrouvé ?
Ni dans la culture ni dans la politique, ça c’est sûr.
Quoi qu’il en soit, dans un rectangle vert, nous sommes des artistes à notre façon.