Statisticiens, médecins, informaticiens et sociologues ou experts en droit se sont rassemblés pour faire toute la lumière sur la réalité du système de santé tunisien et mettre à nu ses carences tout en proposant des solutions courageuses.
La crise sanitaire liée à la Covid-19 et la pandémie du Sars-Cov-2 ont mis à nu la nouvelle réalité du système de santé tunisien qui doit composer avec de nombreux aléas d’ordre humain et matériel et les difficultés structurelles et financières qui ne datent pas d’aujourd’hui. Cette problématique a été au centre d’une conférence qui s’est tenue récemment à Tunis sur le thème «L’Etat face aux enjeux de la santé et de la protection sociale en Tunisie». Malgré plusieurs prouesses réalisées dans l’hôpital public ces dernières années, en Tunisie, force est de constater que d’importants défis demeurent, eu égard aux inégalités sociales et régionales de santé, au fardeau des maladies chroniques, aux risques liés aux pandémies, notamment celle du Covid-19 et aux menaces environnementales ainsi qu’aux problèmes psycho-sociaux.
Le secteur de la santé tunisien s’est vu depuis deux décennies relégué au second plan. De ce fait, il gagnerait à être réhabilité en vue de permettre au pays de faire face à de nouveaux défis sanitaires et de contribuer de façon effective au développement du pays.
Par ailleurs, dans un contexte national caractérisé par une dette publique forte, un endettement étranger important et un coût d’emprunt élevé retentissant négativement sur la compétitivité économique du pays, l’Etat doit de plus faire face à la crise sanitaire du Covid-19. Mais quelles sont les mesures à mettre en place par l’Etat tunisien pour améliorer l’organisation, la gestion et la qualité des services de santé ?. De nombreuses questions taraudent les esprits qui s’inquiètent des répercussions économiques et sociales de cette crise sanitaire étant donné que l’Etat est fragilisé depuis de nombreuses années avec l’avènement de la révolution du 14 janvier 2011.
Des chiffres alarmants
Le premier panel d’intervention intitulé «Etat des lieux en chiffres» présenté par M. Hassen Zargouni, directeur général du bureau d’études Sigma Conseil, est riche en enseignements à plusieurs égards. Il a cité de nombreux chiffres de la honte ou qui font peur d’après ses propos pour critiquer l’état actuel du système de santé tunisien fortement dégradé. Il évoque notamment le taux de 37% qui représente la part des dépenses directes de santé qui ne sont pas couverts par la Cnam avant de préciser : «Ce sont 37% de soins payés sans ordonnance médicale et sans remboursement de la Cnam».
Comparativement, en Algérie ce taux est de 20% car on ne se rend pas à la pharmacie sans passer par la case «médecin». Il énumère un ensemble de critères alarmants qui minent le système de santé en Tunisie. Le recours à l’automédication du fait que 37% des personnes ne bénéficient pas du système de remboursement des soins. A noter qu’il y a un médecin pour 800 habitants et 15.000 médecins en Tunisie répartis équitablement entre généralistes et spécialistes hommes et femmes.
La féminisation de la profession médicale dans les hôpitaux et le manque de médecins dans les régions ont été relevés. Il y a un médecin pour 1.200 à 1.500 habitants sur le Grand-Tunis sans qu’il faille diminuer mais au contraire renforcer ce contingent dans la capitale. Zargouni de préciser : «Il faut rajouter des médecins dans les régions intérieures sans diminuer sur le Grand-Tunis. Il y a des régions en retard de cinq à dix ans en nombre de médecins». Un autre chiffre qui fait peur, selon ses dites, concerne «l’exode de 4.000 médecins vers l’Europe sur les cinq dernières années ce qui rappelle le triste épisode de l’exode des juifs tunisiens toujours vers l’Europe durant les années 1967 à 1969».
D’autres phénomènes ont été dénoncés comme «la diabolisation des erreurs médicales «qui soulève le problème de la responsabilité médicale il y a deux ans, complétant le triste décor sur les dangers de l’exercice de la médecine en Tunisie. Les problèmes logistiques et la faiblesse de l’infrastructure hospitalière à Tatatouine et Tozeur où le premier centre hospitalo-universitaire CHU est situé à 350 kilomètres de la ville est symptomatique du péril qui guette les hôpitaux tunisiens. Pis encore, «le premier hôpital régional se situe à 59 kilomètres».
Le manque de spécialités dans l’institution hospitalière au Sud de la Tunisie limitée à 4 ou 5 uniquement pose le problème de décentralisation de la médecine tunisienne. Le sixième chiffre qui fait mal a trait au fait que «67% des Tunisiens pensent que la corruption frappe fort dans les hôpitaux». Ailleurs comme en France, le secteur pharmaceutique est frappé de plein fouet par des affaires de corruption.
Réformer le système de santé
Le professeur Mohamed Douagi, chef de service de réanimation néonatale à l’hôpital militaire et président de la société tunisienne de pédiatrie, est intervenu sur le thème de «La réforme du système de santé comme une nécessité et pas une option». L’acquisition de matériel de pointe, la maintenance sont des impératifs car «il y a une hémorragie énorme dans les services qui cause une insécurité permanente», joignant à sa parole, Dr Abdelwahed El Abassi, expert auprès de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES). P. Bouzouaya affirme qu’il faut lutter contre les 2 F (fou, fainéant..) qui mettent à mal le système de santé, lui qui compte à son actif 50 ans dans le service public de santé. «La réussite n’est pas essentiellement due au système de santé car l’épidémie du coronavirus a mis à nu la vulnérabilité de notre système de santé. On a été plutôt épargné grâce à la combinaison de plusieurs facteurs», conclut-il avec une grande humilité.
Professeur à l’Intes université de Carthage Tunis, Abdessatar Mouelhi a évoqué les perspectives en matière de croissance économique qui sont négatives à hauteur de -6%. L’épidémie du Covid-19 et ses conséquences ne sont pas étrangères à cette nouvelle réalité économique en plein marasme.
«Du reste, la protection sociale est un droit humain et l’Etat est garant contre ce risque car c’est un droit opposable à l’Etat qui est partie intégrante des droits de l’homme. C’est une protection sociale à double vitesse qui offre une assurance santé pour les personnes actives et les indigents sans revenus, deux couches extrêmes et laisse une grande partie de la population sans couverture sociale comme les chômeurs». Il fait un rappel historique quant aux avancées en matière de législation : «En 2014, l’universalité de la protection sociale devient un droit reconnu à tous les citoyens. La Constitution de 2014 a réaffirmé le droit à la couverture sociale.
«Le contrat social de 2013 et la Constitution de 2014 consacrent une primauté des textes de loi sur la couverture sociale. Il déplore le manque de moyens, de ressources, l’absence de justice sociale ou fiscale… Ceci avant d’évoquer la solvabilité de la caisse de sécurité sociale pour éviter l’effondrement du système de santé et des droits sociaux qui sont élaborés pour consacrer la citoyenneté sociale. «Il faut agir pour éviter l’effondrement de l’ordre économique libéral», avertit Mouelhi.
Défier le nouveau coronavirus
Pour clore le chapitre des interventions de la plus belle manière, il ne manquait plus qu’une intervention fort remarquée et chaleureusement applaudie de Dr Nissaf Ben Alaya, directrice générale de l’Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes. Elle fait un rappel historique sur les conditions d’apparition du Covid-19 en Tunisie depuis le début de l’année 2020 dès que la nouvelle de 41 cas de pneumopathie en Chine Populaire a été annoncée. Durant son allocution sur le thème : «Défis et enjeux des maladies nouvelles et émergentes», elle affirme que l’observatoire qu’elle dirige en collaboration avec le ministère de la Santé s’est préparé de la plus forte manière pour riposter à la menace épidémiologique en Tunisie. Une commission du ministère de la Santé a permis le renforcement des capacités de diagnostic et de dépistage des cas contaminés par le Covid-19. Elle en appelle à l’identification des besoins des structures hospitalières comme premier objectif pour faire face aux risques liés à l’importation des cas contaminés par le Covid-19 de l’étranger. Le nombre de tests réalisés semble suffisant et le dépistage de masse n’était pas nécessaire de l’aveu de Dr Ben Alaya tout en suivant avec précaution la progression de l’épidémie en Tunisie. Actuellement 0,18 % des cas actifs au Covid-19 subsistent et sont dans les centres de confinement. L’alerte rouge est lancée après l’étape de la levée du confinement et l’ouverture des frontières. Du reste, la transmission locale est plus faible avec 93 cas actifs et 80% de tous les cas sont maîtrisés. Une association dénommée «Ahmi» soit protège en arabe est née pour briser les chaînes de transmission locale. Les jours qui viennent seront cruciaux notamment avec l’ouverture des frontières. Enfin, de nombreux experts dont Dr Ben Alaya ont souligné l’importance de trouver le bon compromis entre la réponse à la crise sanitaire sans causer de lourdes conséquences à la bonne marche de l’économie nationale. Faut-il mettre en danger la population au seul motif de la relance économique ou bien faut-il prendre des mesures plus strictes pour éviter une nouvelle vague de contamination ?