
L’intention du réalisateur est d’offrir une biographie relatant la vie et l’action de Béji Caïd Essebsi jusqu’à sa mort survenue le 25 juillet 2019. La première partie de ce récit s’étale jusqu’à la révolution de janvier 2011 qui va replacer Béji Caïd Essebsi en pleine lumière, alors qu’il devient Premier ministre de la période de transition. Pour le réalisateur, il semble important en effet de montrer son itinéraire personnel au long d’une période: 1926-2011. Une seconde partie couvrant la période 2011-2019 sera réalisée ultérieurement. Le film sera constitué de tournages sur les lieux de sa vie, de témoignages et d’archives, comme a l’habitude de faire Saïd Kasmi-Mitterrand. La Presse publie les notes d’intention de Saïd Kasmi-Mitterrand et de Frédéric qui constituent deux très beaux hommages à Si Beji à l’occasion de la commémoration de sa mort.
Saïd Kasmi-Mitterrand: « À travers son parcours, c’est tout un siècle d’histoire tunisienne qui nous était rendu »
«Tu n’es plus là où tu étais mais tu es partout là où je suis». Victor Hugo
J’ai passé mon enfance et mon adolescence au temps du président Ben Ali. J’avais plus de trente ans lorsque la révolution l’a chassé du pouvoir. D’ailleurs, durant toutes ces années, je vivais la plupart du temps en France auprès de mon père et je percevais la politique tunisienne comme un concept plutôt vague et immobile, le régime ayant anesthésié toute forme d’information critique. Et puis c’était loin de Paris où je suivais mon père dans ses aventures audiovisuelles et sa propre expérience politique. J’avais aussi acquis la nationalité française en plus de ma nationalité tunisienne.
Autrement, durant les vacances en Tunisie, on évoquait seulement autour de moi et avec prudence une certaine nostalgie des années Bourguiba et de la personnalité du Combattant suprême.
C’était une manière de critiquer le régime sans prendre de risques, mais ce n’était pas suffisant pour secouer une torpeur générale plombée par le soleil des vacances. Là encore, les récits de ce qui apparaissait comme une sorte de «Bon vieux temps» étaient perdus assez loin, dans les brumes d’un passé que je n’avais pas connu.
Avec la révolution de janvier 2011, que j’ai suivie quasiment heure par heure comme tous les Tunisiens de France, ce fut le moment d’un brusque réveil, d’une conscience politique neuve confrontée à la succession d’événements différents et d’opinions controversées. Ce fut aussi le moment du retour de l’histoire, longtemps baillonnée, manipulée où pervertie.
Si l’on songe par exemple au scandaleux escamotage des funérailles de Bourguiba par Ben Ali. Elle revenait soudain en force pour rappeler les luttes de l’émancipation et de l’indépendance comme l’œuvre d’instauration d’une république moderne, exception exemplaire dans le contexte du monde arabo-musulman.
Le fil avec le passé était renoué et ce fut pour moi une expérience passionnante de commencer à le suivre pour explorer le labyrinthe des mémoires. Mais en même temps je suivais avec anxiété le difficile apprentissage de la démocratie, la mise en place d’un nouveau pacte républicain, les menaces de tous ordres pesant sur une nécessaire stabilisation du pouvoir : assassinats, attentats terroristes, pulsions fanatiques et crise économique persistante.
C’est également ainsi que j’ai découvert la personnalité remarquable à tous points de vue de Béji Caïd Essebsi. J’ai suivi avec attention les événements qui lui ont permis de consolider sa position politique et de devenir finalement le Président d’une République respectée à l’intérieur comme à l’étranger.
À travers son parcours, c’est tout un siècle d’histoire tunisienne qui nous était rendu et à travers son extraordinaire habileté patriotique, c’est tout un message de sagesse, de respect civique et de liberté qui nous a été redonné.
Il y avait aussi un point particulier qui est très important pour moi et ma propre appartenance franco-tunisienne ou tuniso-française comme on voudra : Béji Caïd Essebsi militant inflexible du combat pour la libération du colonialisme français et pour une authentique émancipation nationale aura toujours été francophile, fidèle à la France des droits de l’homme. Il aurait pu tout rejeter comme d’autres l’ont fait mais ses amitiés, ses réflexions intellectuelles l’ont incité au contraire à demeurer fidèle aux vertus du dialogue et à la pratique personnelle de la culture française.
A ce titre aussi je me sens proche de lui et de l’enseignement qu’il nous a laissé.
Mais cette double appartenance qui me convient très bien n’allait certainement pas de soi durant les années de jeunesse et de formation de Béji Caïd Essebsi, héritier d’une culture tunisienne raffinée, d’un patrimoine religieux sanctifié, et vivant en même temps au contact permanent d’une civilisation française au double visage : celui, avenant et de progrès, de l’éducation scolaire et celui, hideux et obsédant, du pouvoir colonial. Comment est-il parvenu à concilier des univers aussi antagonistes et à en faire la synthèse pour devenir un serviteur de l’Etat à construire, aux côtés de Bourguiba, jusqu’à en devenir le président au soir même de sa vie ? Quelle était donc l’harmonie intime qui régnait dans le cœur de cet homme et qui lui à permis de surmonter les succès, les épreuves, les traversés du désert, les jours de solitude avec la lumière de la liberté pour éclairer ses pas. C’est ce que je voudrais essayer de comprendre et de relater car le Tunisien que je suis veut que ses enfants connaissent cette histoire qui leur appartient et le Français que je suis devenu veut rendre hommage à celui qui fut toujours un ami véritable.
Frédéric Mitterrand: « J’aurais voulu avoir plus de temps auprès de lui »
J’ai eu la chance de rencontrer le président Béji Caïd Essebsi à plusieurs reprises à Tunis et à Paris. Il m’a parlé à chaque fois avec des sentiments d’amitié affectueuse qui m’ont beaucoup touché. Il me connaissait bien mieux que je ne le connaissais car il avait vu mes documentaires sur la Tunisie : Tunis Chante et Danse, l’indépendance de la Tunisie, Philippe Saupault, Radio Tunis, 24H à Tunis pour TV5MONDE. Lors de ces rencontres il a eu des mots d’une grande gentillesse pour me dire qu’il les avait appréciés. Au-delà de toute considération politique, la première chose qui m’a frappé en me retrouvant auprès de lui, ce fut le charisme qui se dégageait d’emblée de sa personnalité.
Le charisme est une notion très difficile à définir qui contient à la fois une extrême courtoisie, un rattachement à l’égard des apparences officielles, une manière de parler simple et confiante, un humour délicat, une grande expérience des hommes et des événements, une autorité naturelle. Je ne me suis jamais senti intimidé par lui et je crois qu’il était sensible cependant à la grande déférence que je lui témoignais. Mes liens familiaux avec François Mitterrand et mon expérience de ministre l’intéressaient; il était aussi touché par le fait que mes deux fils fussent d’origine tunisienne et me demandait régulièrement de leurs nouvelles.
Nous ne sommes jamais vraiment sortis de ces échanges à caractère quasi familial, même s’il n’hésitait pas à me faire sentir à quel point les relations avec la France, avec tout le contexte historique que l’on connaît, revêtaient pour lui une importance particulière et essentielle. En revanche, je suis certain qu’il devinait pleinement la grande admiration que je lui portais, entre le parcours politique de toute sa longue vie, l’action qu’il avait menée depuis la révolution, la dignité avec laquelle il incarnait le rôle de président de la République, la richesse de sa personnalité personnelle avisée et généreuse. Je me souviens de lui avoir rappelé à quel point Angela Merkel, les présidents Obama et Hollande, le tenaient en si haute estime qu’ils écoutaient avec une sorte de jubilation, les discours qu’il leur tenait sans avoir recours à ses notes. Les références au succès persistant qu’il obtenait auprès des grands de ce monde, venant de la part d’un modeste admirateur tel que moi, lui faisaient plaisir et l’amusaient sans qu’il en retirât la moindre vanité.
J’aurais voulu avoir plus de temps auprès de lui pour évoquer sa jeunesse militante, ses engagements, son expérience politique auprès de Habib Bourguiba et pour retracer la trame d’une existence si riche, si longue et pour tout dire si romanesque.
J’ai dû m’en tenir à tout ce que j’ai gardé de lui et à l’œuvre inoubliable qu’il aura laissée, celle d’avoir fait entrer pleinement la Tunisie dans le régime d’une démocratie moderne et d’être parvenu à l’enraciner en terre d’Islam.
Arlette Chabot à eu la chance et le talent de pouvoir l’interroger comme je n’ai pas pu le faire en nous livrant la teneur d’entretiens passionnants. Je suis heureux que mon fils Saïd, dont les documentaires sur la Tunisie ont été accueillis favorablement, puisse évoquer pour les téléspectateurs le destin d’un Tunisien d’exception.