Accueil A la une Noureddine Dougui, historien et spécialiste de l’époque contemporaine, à La Presse : « Wassila n’est reconnue ni par l’Histoire ni par les bourguibistes »

Noureddine Dougui, historien et spécialiste de l’époque contemporaine, à La Presse : « Wassila n’est reconnue ni par l’Histoire ni par les bourguibistes »

• Bien avant son mariage, la population tunisoise connaissait Wassila, c’était une étoile montante de la vie beldie
• La relation de Bourguiba avec Wassila relève de la psychologie des passions ! Le Président n’a jamais aimé une personne autant que Wassila


Auteur du récent ouvrage biographique très remarqué, Wassila Bourguiba. La main invisible, Noureddine Dougui est historien et spécialiste de l’époque contemporaine. Il a également longtemps dirigé l’Institut supérieur de l’histoire du mouvement national. Retour ici sur un personnage de roman à la fin shakespearienne subtilement esquissé par Noureddine Dougui.

Qu’est-ce qui a motivé pour vous le projet de travailler sur une biographie de Wassila Bourguiba ?

Le point de départ de cet ouvrage consistait dans une interrogation à propos de la présence des femmes dans l’histoire tunisienne. J’ai constaté que beaucoup restait à faire dans ce domaine. D’où l’idée de travailler sur un personnage qui a marqué le passé du pays. Etant moi-même contemporainiste, j’ai choisi d’explorer la biographie de Wassila Bourguiba. Pourquoi spécialement Wassila ? Ce personnage a défrayé la chronique tunisienne au moins pendant trois décennies. Avant même son mariage avec le Président Bourguiba en 1962, elle était déjà une femme connue, notamment dans le milieu nationaliste. Compagne du leader, elle a participé à des actions politiques remarquées, entre autres, et dans l’ombre : les négociations d’autonomie interne. Bien avant son mariage, la population tunisoise connaissait Wassila, c’était une étoile montante de la vie beldie. Depuis l’indépendance, sans être la première dame de Tunisie, elle était devenue la seconde dame du pays, après Moufida, l’épouse officielle de Bourguiba. Wassila, pendant ses moments de gloire, a régenté la Tunisie d’une manière officieuse, notamment depuis son mariage. Or, elle est sortie de la scène politique en 1986 après son divorce et depuis elle est tombée dans l’oubli. Malgré une position prééminente dans le paysage politique, elle n’est pas connue, ni reconnue ni par l’Histoire, ni par les bourguibistes. Quand vous consultez les sites dédiés à Bourguiba, très peu de photos et d’articles lui sont consacrés : une aberration au vu de son importance. D’où l’idée de cet ouvrage qui a pour ambition de livrer le personnage au public.

Dans son ouvrage Les Valeureuses. Cinq Tunisiennes dans l’Histoire, l’historienne Sophie Bessis regrette qu’en ce qui concerne les femmes, même celles ayant connu une célébrité, les sources soient si faibles, si peu fiables et parfois inexistantes. Avez-vous rencontré de telles difficultés dans l’exploration de la vie de Wassila?

Je dirais que les sources concernant Wassila sont partiellement disponibles. Une action de longue haleine doit être menée pour les retrouver, les mettre à jour et pour en faire la matière essentielle susceptible de reconstituer un récit biographique. Effectivement, ce que dit Sophie Bessis est juste.

D’autant plus que les femmes dont elle parle dans son livre ont souvent vécu à l’âge de l’oralité, par conséquent elles n’ont pas laissé de traces écrites. Wassila est un cas à part, parce qu’il s’agit d’une femme connue depuis les années 30, au moment où elle s’était engagée dans le bénévolat, les actions philanthropiques et dans l’Association des femmes musulmanes présidée par Nebiha Ben Mrad. On retrouve les traces de Wassila dans les archives françaises des années 30 et 40. Essentiellement celles du ministère des Affaires étrangères et de la Résidence générale de France à Tunis, qui ont été rapatriées chez nous au lendemain de l’indépendance. Ces documents se présentent sous forme de microfilms à l’Institut de l’histoire de la Tunisie contemporaine, l’ex-Institut supérieur d’histoire du mouvement national.

Existe-t-il donc à l’Institut de l’histoire de la Tunisie contemporaine un fichier spécifique portant sur Wassila Bourguiba ?

Non. Il existe par contre à son propos des correspondances intéressantes  qu’il faut chercher en fouillant dans des milliers de dossiers. Pour l’historien, il s’agit là d’un travail quotidien. Il faut savoir cibler la période pour tomber sur l’information adéquate. Par exemple, j’ai retrouvé tout un dossier sur la manifestation féminine de Béja le 15 janvier 1952. On parle dans les archives françaises du rôle joué par Wassila lors de cet évènement, de son arrestation, son jugement et sa remise en liberté. Son nom apparaît de temps à autre également au moment de la signature des conventions de l’autonomie interne. On lit aussi dans ces archives françaises que Wassila était l’égérie de Bourguiba, sa maîtresse attitrée, qu’elle était introduite dans le palais beylical, d’où elle rapportait des renseignements au Leader. Après l’indépendance, on trouve très peu de choses sur Wassila.

Vous dites dans le prologue de votre livre que certains anciens hauts responsables que vous avez sollicités pour témoigner ont refusé de le faire. Wassila est-elle donc encore tabou ?

Il faut dire que ceux qui l’ont accompagnée dans sa vie politique sont de moins en moins nombreux. Certains ont accepté de parler. Pour ceux qui se sont abstenus, ce n’était pas à cause d’un tabou quelconque mais plutôt parce qu’ils étaient impliqués dans nombre d’actions liées à Wassila, encore aujourd’hui évaluées plutôt négativement. L’obligation de réserve est pourtant levée depuis longtemps, Wassila étant décédée en juin 1999.

Quelles sont ces actions connotées négativement qui entachent la vie de Wassila Bourguiba ?

On ne peut pas faire le bilan d’une si importante figure à partir de faits négatifs. Un personnage historique est un tout. Wassila, femme charismatique, représentait à un certain moment l’imminence grise de Bourguiba alors qu’elle n’était point une intellectuelle, ayant quitté l’école à l’âge de 12 ans. Elle était dotée d’un esprit politique extrêmement développé, d’une autorité naturelle, ainsi que d’un sens du calcul et de la manœuvre. Enjouée, séductrice, pince-sans rire, elle savait susciter les appétits. Intelligente, elle brillait dans l’art de diriger une discussion, à table Wassila déployait ses talents dans la manipulation et dans la manière de rapporter une information à son mari.

Le Président appréciant les discussions à table, Wassila invitait des convives attentionnés ou de vieilles connaissances pour apporter les informations qu’elle souhaite transmettre à son mari. Elle avait un ascendant sur les ministres, qui avaient l’âge des fils de Bourguiba, de jeunes loups à l’affût de postes. Son pouvoir et son influence s’étendaient jusqu’à l’autorité judiciaire. Wassila a également souvent protégé le régime contre un certain nombre d’excès.

Ce qu’on appellerait des actions négatives coïncide justement avec cet excès dans les techniques de manipulation, à travers lesquelles elle faisait et défaisait les gouvernements.

Allant même jusqu’à faire et défaire les couples de son large réseau : le public et le privé étant entremêlés pour elle. Ce qui n’est pas une exception dans le monde arabo-islamique. Je parle de ces excès dans le livre lorsqu’elle s’est évertuée par exemple à favoriser le pourrissement de la politique socialisante de l’Etat dans les années 60, sous Ben Salah. Elle a également participé à torpiller l’union mort-née entre la Tunisie et la Libye en 1974. Pour cela, elle a dû s’allier à l’époque avec l’un de ses adversaires déclarés, à savoir le Premier ministre feu Hedi Nouira.

Wassila était-elle une femme libre ?

Oui, je pense. Déjà à l’âge de 18 ans, Wassila en 1930 a effectué son premier voyage en France avec l’un de ses oncles, contre la volonté de sa mère, mais avec le soutien de son père. Depuis ce jour, elle a décidé de ne plus porter le voile et de couper sa superbe chevelure à la mode Coco Chanel. Cela en dit long sur le caractère du personnage et sur sa position par rapport aux mœurs de l’époque et aux interdits  qui accablent les femmes. Elle voulait montrer par cet acte qu’elle était différente et qu’elle entendait affirmer ses choix.

Elle a d’un autre côté transgressé un tabou énorme, femme mariée, en ces années 40, elle entretenait publiquement une relation avec un homme marié. N’est-ce pas scandaleux pour l’époque ?

On l’ignore peut-être mais nombreux étaient les hommes politiques des années 30 et 40 qui  avaient noué des relations extraconjugales avec des cantatrices de la scène artistique tunisienne, dont ils avaient même eu des enfants. C’est en tout cas ce que révèlent les archives. Bourguiba, lui, avait une maîtresse et il en était fier. Tout le monde savait que le couple Bourguiba-Mathilde ne fonctionnait plus depuis longtemps. En outre, Bourguiba était le Leader, un personnage hors du commun, on lui passait tout. Il avait, comme pour sa compagne d’ailleurs, un statut à part. Le plus important pour la majorité des amis de Bourguiba consistait dans l’équilibre et l’apaisement que pouvait lui procurer sa maîtresse, car d’exil, en voyage et de périple en prison, Bourguiba n’a jamais été à l’aise dans sa vie. Elle, Wassila, a bénéficié de l’aura de Bourguiba et de sa protection tout en imposant sa relation à son mari et à sa mère.

Je rapporte dans le livre comment en 1948, sous prétexte d’accomplir le grand pèlerinage, elle prend ses dispositions pour faire escale au Caire afin de rencontrer Bourguiba et d’y passer six semaines. Elle était pourtant en compagnie de sa mère et de son mari, Ali Ben Chedli. Le mari était indispensable dans ces conditions, car elle avait besoin de la présence d’un époux ou d’un « mahram » pour aller à La Mecque. Ali Ben Chadli jouait uniquement le rôle du « mahram » mais pas du mari ! Pour certains des leaders du Néo-Destour, le problème à ce niveau ne réside pas dans les amours extraconjugales de Bourguiba-Wassila, mais plutôt dans le fait que la dame ait autant accaparé la vie de Bourguiba. Elle était désormais devenue ses yeux et ses oreilles. Le dernier mot lui revenait toujours !

Jusqu’au bout, deux questions restent posées dans le livre. Celle concernant l’enrichissement « douteux » de Wassila et les rumeurs l’accusant d’avoir confisqué une grande partie des bijoux beylicaux. Pourquoi n’y répondez-vous pas ?

Tout d’abord, il faut préciser qu’avant d’arriver au pouvoir, Wassila était moyennement riche. Son mari, agriculteur, disposait de 300 hectares de terres situées à Ain Ghelal, dans l’une des régions les plus fertiles de Tunisie. Elle a su moderniser les méthodes de travail agricole, montait à cheval, conduisait elle-même le tracteur et supervisait les moissons. Elle maîtrisait l’art de se faire de l’argent et elle a pu ainsi payer les études de son frère Mondher. Son patrimoine paternel ne manquait pas de valeur non plus, une propriété agricole à Mornaguia et la belle maison du quartier Al Marr, dans la médina de Tunis. On peut affirmer qu’elle n’est pas partie de rien : aucune possible comparaison entre elle et Leïla Trabelsi Ben Ali ! Ensuite, nous avons des témoignages qui ne sont pas étayés par des preuves tangibles : on lui prête ainsi des biens fonciers ici et là, une maison à Sidi Bou Saïd, un appartement à Paris, etc. Or, pour l’historien que je suis, tant que je n’ai pas examiné les titres fonciers, je ne peux pas trancher cette question de son enrichissement illicite présumé grâce à son pouvoir. Il est vrai que ce pouvoir-là peut lui avoir permis  d’accéder aux meilleures semences et de bénéficier par exemple d’équipements ruraux dans la région de Besbessiya-Ain Ghelal plus développés qu’ailleurs. Si Wassila a acquis autant d’influence, c’est parce qu’elle a exploité la confusion entre sphère publique et sphère privée, un système patrimonial ancré par les beys et confirmé par le pouvoir hyperpersonnalisé de Bourguiba.

D’un autre côté, il est sûr qu’elle a profité de la bienveillance et de la générosité de certains rois et princes : cette caste-là, quand elle offre des cadeaux, ne présente pas des bouquets de fleurs mais plutôt des diamants ! Quant à la question des bijoux beylicaux, elle restera ouverte tant que l’Etat, en l’occurrence la Trésorerie, ne nous dit pas exactement ce qui s’est passé le jour J, à savoir le 27 juillet 1957. Après le départ du dernier bey, Lamine Bey, on a mis sous scellés le palais et le surlendemain, on a envoyé une équipe, qui avait pour mission d’inventorier les bijoux privés mais aussi tout ce qui appartient au domaine public, les tenues officielles, les ceintures, les armoiries, etc. Les témoignages que j’ai écoutés et les émissions télévisées produites à partir de ces récits disent que le jour J, deux ou trois personnages étaient présents avec l’équipe envoyée par le Trésor public, en l’occurrence Wassila et Saïda Sassi, la nièce de Bourguiba.

Alors a-t-elle ce jour-là, en présence de tous ces témoins, subtilisé des biens privés appartenant à l’ex-famille régnante ? Je ne sais pas. Ethiquement en tant qu’historien  je ne peux pas l’affirmer, ne disposant d’aucune preuve dans ce sens. J’ai essayé de contacter des représentants de la famille beylicale, mais eux aussi se sont esquivés. Je n’incrimine personne, ces gens attendent peut-être beaucoup plus d’un journaliste ou d’un producteur d’une émission télévisée que d’un historien !

Par quoi expliquez-vous l’ambiguïté du personnage en rapport avec la démocratisation du pays ? D’un côté, elle soutient les libéraux et appelle à une succession pacifique de Bourguiba, en particulier dans l’interview qu’elle accorde à Jeune Afrique en 1983, et de l’autre, elle participe à la falsification du scrutin des élections législatives de 1981 ?

Ce sujet incarne toute la subtilité de Wassila, voire son machiavélisme : utiliser les uns contre les autres. Après la chute de Ben Salah, elle a joué la carte de la libéralisation. Elle s’est même rapprochée de l’aile libérale du parti animée par Ahmed Mestiri et intégrée à un moment donné au gouvernement : Habib Boularès, Hassib Ben Ammar, Sadok Ben Jomaâ, etc. Après le congrès de Monastir de 1971, voilà qu’elle fait volte-face. Elle estime qu’ils sont partis dans la démesure en voulant chambarder le système politique bourguibien, instaurer la démocratie totale et en référer aux urnes. Ce qui était incompatible tant avec le régime mis en place par Bourguiba qu’avec ses propres intérêts à elle. Après 1971, l’aile libérale est écartée et le groupe dirigé par Ahmed Mestiri connaît une traversée du désert. En 1977, la situation change. La Libye devient menaçante après l’union avortée de 1974. De nouveaux enjeux sont posés et Bourguiba est gravement malade. Tout le monde s’attendait à ce jour fatidique de la succession et elle préparait cet évènement fébrilement en nouant de nouvelles alliances avec le syndicat et le courant libéral, tout cela pour mettre en difficulté le Premier ministre. Elle ne voulait surtout pas d’une succession automatique telle que définie par Bourguiba, c’est-à-dire un Premier ministre en tant que dauphin constitutionnel de la Tunisie. L’après-Bourguiba lui pesait politiquement et intellectuellement : elle avait peur d’être jugée et incriminée.

Pourquoi Bourguiba, malgré sa passion pour Wassila, a-t-il fini par s’en séparer en août 1986 ?

La relation de Bourguiba avec Wassila relève de la psychologie des passions ! Le Président n’a jamais aimé une personne autant que Wassila, il la cajolait, la choyait, la plaçait au-dessus de tout le monde, lui pardonnait tout.

Cet amour le dominait, le subjuguait. Toutefois, ce lien était beaucoup plus politique que sensuel, elle venant de la bourgeoisie beldie et lui du Sahel, l’alliance entre ces deux-là était cruciale pour le Leader.

Il a également confessé devant ses psychiatres que Wassila représentait l’image de la mère, avec son sourire enjôleur, sa corpulence et ses rondeurs. Il a retrouvé en elle ce qu’il a perdu tout enfant.

Alors pourquoi en est-il venu à la quitter ? Wassila a souvent pratiqué le chantage affectif, connaissant mieux que quiconque l’attachement fusionnel de son mari, elle s’absentait en partant deux à trois semaines à Paris, au Moyen-Orient ou ailleurs.

Lui ne pouvait pas se passer d’elle.

Elle a joué à ce jeu jusqu’au moment où elle a créé un vide en faveur du machiavélisme de l’autre camp, ses adversaires de toujours. Le vide laissé par Wassila a été rempli par une jeune dame, qui a défrayé la chronique, Najet Kh, dont la réussite et la prestance ouvriront le cœur du leader à une nouvelle relation amoureuse.

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2 Commentaires

  1. Liberte

    18 septembre 2020 à 12:23

    Au fait c’est qui Wassilla Bourguiba,

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  2. Liberte

    18 septembre 2020 à 13:40

    Je me suis renseigné sur Wassila Bourguiba et c’est le nom de la vache laitière qui a été médaillée en 2015.

    Répondre

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