Accueil Culture Entretien avec Nadia kaabi-Linke, une tunisienne qui expose au Musée du Centre Georges-Pompidou à Paris : L’art comme altérité…

Entretien avec Nadia kaabi-Linke, une tunisienne qui expose au Musée du Centre Georges-Pompidou à Paris : L’art comme altérité…

Avis à tous ceux qui résident ou passent par Paris, se tient depuis début septembre et se poursuivra jusqu’au 4 janvier 2021, au niveau 4 du Centre Georges-Pompidou, une exposition de 60 artistes sur le thème «Global(e) résistance». Depuis Berlin où elle réside, via Messenger, voici un entretien exclusif avec Nadia Kaabi-Linke, la prolifique et dynamique plasticienne hors pair.

Récemment, le prestigieux Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou à Paris vient d’acquérir pour sa collection muséale deux œuvres d’art de Nadia Kaabi-Linke, une sculpture et une peinture. Notre fierté est grande, d’autant plus qu’on a connu l’artiste à l’époque où elle était étudiante à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis vers la fin des années 90. Nous saisissons aujourd’hui l’occasion de cet évènement pour faire connaître cette artiste plus amplement et profitons pour exprimer notre fierté à une femme que la Tunisie a vu naître et voit aujourd’hui grandir dans le sens de l’art. L’artiste plasticienne Nadia Kaabi-Linke, d’origine tuniso-ukrainienne, vit et travaille actuellement à Berlin. Elle est née en 1978 à Tunis et y a vécu jusqu’à son diplôme de maîtrise de l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis. Ensuite, elle a mené et soutenu une thèse de doctorat en Arts et Science de l’art à la Sorbonne à Paris, obtenu avec les félicitations du jury. Depuis presqu’une quinzaine d’années, cette artiste expose à l’échelle internationale et ne cesse d’interroger avec ingéniosité les facettes cachées de nos problèmes contemporains.

Qu’est-ce que cela te fait de voir ta sculpture et ta peinture acquises pour être exposées dans un aussi prestigieux lieu de culture et d’art parisien ?

Le Centre Georges-Pompidou où demeureront dorénavant mes deux œuvres est le musée le plus cher à mon cœur, pas pour le prestige, mais parce que je dois beaucoup à ce lieu. J’y passais au moins quatre ou cinq jours par semaine pendant sept ans. J’y ai eu mon premier rendez-vous amoureux avec mon mari. En fait, pendant la première décennie 2000, lorsque j’étais en phase de DEA et de thèse, je préférais travailler à la bibliothèque de Beaubourg à toute autre bibliothèque de Paris. Après le travail à la bibliothèque, j’allais voir une exposition, un film ou assister à une conférence. J’y ai vu parler Jean-Luc Nancy, Giuseppe Penone, Chantal Akerman et j’en passe. C’est pour dire que Beaubourg, qui englobe le musée d’art moderne et contemporain, est devenu un peu comme chez moi. Quand je reviens à Paris, c’est toujours le premier lieu que je visite sans tarder… Alors ça me fait chaud au cœur, je me sens reconnaissante que mon travail soit reconnu particulièrement dans cet espace qui, d’un point vue artistique, était à fois une école et un chez soi.

Travailler sur la mémoire des lieux en faisant l’archéologie du présent constitue la clé de voûte de ta démarche. Cette dernière t’engage à effectuer une mise à nu des contradictions de la société dans lesquelles se débat le monde présent. Présente-nous, en quelques mots, tes deux œuvres acquises par le Musée d’art moderne et contemporain du Centre Georges-Pompidou à Paris. Commençons par ta peinture «Kula : carburant commun» (lignite sur papier sur toile, 2017). 

«Kula» est en quelque sorte une réponse visuelle à la vue d’un océan de grisaille et de noirceur causé par l’extraction du lignite (charbon) à Garzweiler à proximité de Bonn en Allemagne. J’étais scandalisée par cet état de fait qui génère un paysage de désolation, comme si la terre a été dépossédée de ses viscères ! En pensant à la pollution causée par le rejet du dioxyde de carbone pour fabriquer de l’électricité à partir de ce gisement, nous avons pensé à utiliser le lignite en poudre sur du papier, puis sur une toile qui fait 7×2 m. Le lignite, ce type de roche composée de restes de fossiles de plantes et d’animaux, est un combustible fossile non renouvelable. Il est le fruit d’une sédimentation de tant de millions d’années que j’ai essayé de construire sur ma toile également avec des sédiments de poudre de charbon en creux et reliefs. Comme en tasséographie qui lit dans le marc du café et du thé, mon travail invite le spectateur à lire des formes : dans la texture et l’empreinte du charbon que j’ai déposé sur la toile en plusieurs couches successives.

Présente-nous ta sculpture portant le titre «Back to back» (bancs de parc et pointes métalliques, 2019). On comprend que le geste d’avoir déplacé les deux bancs de la rue vers le musée n’est pas gratuit et porteur de discours critique.

Elle découle d’une longue histoire. En 2009 on m’a invitée pour participer à une exposition en Egypte sur le thème de la schizophrénie. A cette même époque, il y avait des débats houleux entre le musée archéologique d’Egypte au Caire qui revendique le retour définitif de Néfertiti en Egypte et le refus catégorique du Neues Museum à Berlin de rendre cette œuvre. Il faut noter que Néfertiti n’a pas été offerte par le passé par une quelconque autorité égyptienne, elle n’est pas rentrée dans la collection du Neues Museum par le biais d’acquisition, elle ne fut pas empruntée non plus. Prenant conscience de cette contradiction, et en constatant l’impunité et même l’officialisation du pillage d’œuvres en provenance d’Afrique, j’ai pensé à procéder par mimétisme. J’ai pris un objet de l’espace public de Berlin, tel qu’était le cas de Néfertiti, pour l’exposer dans un musée au Caire en le couvrant de piques anti-pigeons, afin de souligner un double phénomène que je ne connais personnellement que dans les pays occidentaux, à savoir la légalisation du pillage d’œuvres en provenance de pays dits du Sud et la prise de contrôle sur les pigeons par le biais d’instruments métalliques pointus. Des années plus tard, alors que l’Allemagne s’apprêtait à fêter son 30e anniversaire de réunification, nous avons décidé de produire une sculpture avec deux bancs dos à dos, l’un de Berlin-Est et l’autre de Berlin-Ouest. Cette sculpture est à l’image des deux Allemagnes qui, malgré le mur détruit en 1989, continuent à ne pas vraiment se regarder. La ligne de démarcation est encore profonde dans les mentalités et la mémoire collective de ce pays. Les pics, cette fois, recouvrent non seulement la face supérieure des bancs, mais aussi tout le dessous, de sorte que pas un morceau de bois n’est épargné. Le banc, promesse d’un repos et d’une pause, en devient la négation ! Avec cette image, je prends ma revanche par rapport aux pigeons, aux colombes des villes qu’on empêche de se poser où bon leur semblent. Il s’agit de regarder la société occidentale, laquelle a tendance à vouloir contrôler jusqu’au mouvement d’un simple oiseau avec une pensée hégémonique qui s’érige au-dessus des hommes et de la nature. Elle ne peut, in fine, que mener vers une schizophrénie, qui veut la chose et son contraire. Cette œuvre est aussi la métaphore d’une promesse non tenue du capitalisme et de l’absolutisme occidental.

Peux-tu nous dire comment tu es devenue artiste et à partir de quel moment et évènement l’aventure de l’art a-t-elle commencé ?

Depuis mon enfance, je me destinais à devenir danseuse en danse moderne et jazz. J’apprenais, dès l’âge de huit ans, la danse au Conservatoire de Tunis sous la houlette de Syhem Belkhoja. Subitement, à douze ans, mes parents me prennent avec eux pour aller vivre cinq ans à Dubaï où mon père travaillait. Là-bas, faute de trouver une institution pour continuer la danse, mes rêves et espoirs se sont subitement effondrés. C’est d’abord par désespoir que j’ai commencé à dessiner. Il fallait que je m’exprime pour ne pas sombrer totalement dans le désarroi et le désespoir de ma double perte, existentielle à l’époque, à savoir la danse et la Tunisie. Heureusement que ma mère, formée à Kiev en arts plastiques, m’initie au dessin, à l’aquarelle, à la peinture à l’huile, au portrait, etc. Finalement, je me suis passionnée pour les arts visuels, lesquels sont, depuis, devenus ma passion.

Penses-tu que le fait de venir d’un contexte différent t’offre cette acuité à percevoir les problèmes cachés de la société occidentale là où tu vis actuellement avec ta famille ?

Je ne parlerai pas d’acuité, plutôt d’altérité, d’un regard oblique, en tout cas d’une vision qui est forcément différente. Rappelons-nous des nombreux chercheurs, artistes et historiens, islamologues, etc. qui ont écrit des pans de notre histoire collective à partir de leur propre vision occidentale et coloniale, sommairement regroupés sous le dénominatif commun d’orientalisme. Cette forme de préjugé continue aujourd’hui, dans la mesure où les structures du marché de l’art dans le monde de la globalisation imposent tacitement aux artistes dits du Sud de restreindre leurs recherches à leurs propres pays d’origine, ce qui n’est pas le cas des artistes dits occidentaux. Il s’agit donc pour moi avant tout d’émancipation des discours coloniaux et post-coloniaux. Je réclame le simple droit de travailler à partir des endroits où je me trouve et où je vis, que ce soit en Afrique, en Europe, aux Etats-Unis ou ailleurs. Ma vision sur les sociétés dites occidentales est forcément distanciée et affectée par mes origines.  Je pense que cette vision distanciée, mais de l’intérieur, est non seulement bénéfique au discours Nord/Sud, elle est même nécessaire. C’est qu’elle va permettre, d’un côté, aux gens d’ici, c’est-à-dire en Europe, un nouveau discours sur leur propre histoire et, d’un autre côté, elle va amener les immigrants à une émancipation de la rhétorique de la victime coloniale. Il s’agit de regarder nos amis européens en face, avec une responsabilité partagée et égale sur le discours autour de la société où nous vivons ensemble.   

Quel genre de couple d’artistes formes-tu avec ton mari ?

Notre collaboration a évolué avec le temps d’une manière ouverte et spontanée. Timo, à l’exception d’être un excellent théoricien, est un passionné de technique et de médias. Il s’occupe de tout ce qui est recherche, un volet qui prend beaucoup de temps et d’attention. Nous discutons et réfléchissons ensemble. Souvent, c’est moi qui passe à l’exécution matérielle de l’œuvre, mais là encore ça dépend du travail. Je suis intransigeante sur des questions d’ordre esthétique. Entre les exigences esthétiques et la faisabilité technique se produit, fréquemment, une tension électrique qui se décharge aussitôt dans le rythme de notre quotidien.

Entretien conduit par Amel Bouslama

crédit photo : © Hervé Veronese, 2020
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