Pionnière de l’animation culturelle, elle a côtoyé les plus grands hommes politiques, des femmes de lettres, des intellectuels célèbres à travers le monde, des écrivains et des artistes. Elle a été journaliste à ses heures, elle n’a jamais cessé d’écrire à ce jour. Jélila Hafsia est témoin de son époque. C’est aussi une femme qui a osé faire des choix et les assumer jusqu’au bout. Aujourd’hui, elle ne regrette rien.
Si on commençait par le commencement, vous travailliez au ministère de la Culture. Racontez-nous vos débuts ?
Le ministère de la Culture a été créé en 1962. A sa tête feu Chedly Klibi, homme de culture comme tout le monde sait. Le ministère avait voulu diffuser la culture dans toute la Tunisie. Un comité culturel — ça n’a plus rien à voir avec maintenant — avait été créé pour être dirigé par Si Lamine Chebbi, ancien ministre de l’Education nationale, également homme de grande culture à qui je dois beaucoup de ce que j’ai appris. L’Etat avait créé 13 gouvernorats et dans chaque gouvernorat un comité culturel avait été implanté. C’est dire que dès l’indépendance, l’Etat a donné cette grande dimension à la culture avec des hommes d’envergure. Par la suite, les festivals ont été lancés, notamment les JCC. Ce que je dis, je le tiens par Si Chedly Klibi, il m’avait dit un jour, « Sans Tahar Chriâa, il n’y aurait jamais eu les JCC». Tahar Chriâa était venu le voir pour lui demander le soutien du ministère pour lancer un festival de cinéma. « Faites-moi confiance, plaidait alors feu Chriâa et laissez-moi travailler. On créera le premier festival d’Afrique». Donc Tahar Chriâa dirigeait la section cinéma, Abdelhakim Abdjaoued, homme extraordinaire de probité morale, était directeur de cabinet, Tahar Guiga au théâtre, Pierre Olivier à la photographie avec Ridha Zili, ensuite Moncef Ben Ameur, Hamadi Rezgui, directeur de la Bibliothèque nationale, et bien d’autres. Je salue la mémoire de ceux que je n’ai pas cités et qui ont beaucoup fait pour ce pays.
Vous travailliez au ministère de la Culture et on vous propose donc d’animer un espace culturel ?
Je travaillais avec Mustapha Bouchoucha, qui était responsable du service de la photographie avec Pierre Olivier. Mme Zina Mahjoub, qui était docteure en droit, diplômée de Paris, était responsable de l’administration. Il y avait un fourmillement d’hommes et de femmes qui ont fait la gloire du ministère des Affaires culturelles à l’époque. Je ne crois pas au travail d’un seul mais d’un groupe. C’était un véritable bonheur. Est venue la proposition pour animer l’espace Place Pasteur en premier lieu.
Racontez-nous vos passages dans les trois espaces culturels, celui de la Place Pasteur, le Club Tahar-Haddad et l’Espace Sophonisbe.
Je faisais de l’animation culturelle partout où j’étais passée. Tout ce qui comptait dans le monde de la culture et des arts y avait été invité. Des Tunisiens bien sûr, des intellectuels arabes et occidentaux. Je tiens à dire que j’étais tout à fait libre d’inviter qui je voulais. On disait, par ailleurs, quand j’étais à la Place Pasteur que tous les gauchistes venaient chez moi et à Tahar-Haddad que je recevais tous les islamistes. Tous les espaces étaient ouverts à tout le monde. Je n’ai jamais demandé l’avis du Parti destourien pour recevoir ou inviter qui que ce soit. Tout simplement parce que je n’avais pas d’ambitions politiques, je passais outre l’aval du parti. Je voulais rester indépendante.
Il y a eu un événement national important et qui a marqué votre carrière, l’inauguration par Bourguiba du Club Tahar-Haddad à la Médina ?
Si Mahmoud Messadi avait été nommé ministre de la Culture. J’avais repris la direction de l’espace Place Pasteur, j’y suis retournée après un départ pour des désaccords avec d’autres femmes. Passons. Nous avions organisé alors un colloque qui avait pour thème « L’expérience socialiste dans le monde arabe ». Mahmoud Tarchouna s’est occupé du monde arabe et Taoufik Baccar a supervisé la thématique sur l’expérience socialiste en Tunisie. Il y avait un monde fou jusque dans la rue. Le lendemain, comme par hasard, Ahmed Bennour, directeur à la Sûreté nationale, — il n’y avait ni violence ni grossièreté — m’avait demandé gentiment de céder l’espace pour y faire un club pour les officiers. Finalement, ils ont repris l’espace Place Pasteur. A ce moment-là, mes amis universitaires, mes camarades, comme Mohamed Yaâlaoui avec d’autres sont allés rencontrer Mohamed Sayah, alors directeur du parti et homme puissant du régime. Ensuite, Yaâlaoui et Taoufik Baccar sont allés rencontrer le ministre Messadi pour le prier d’intervenir, qui lui-même n’était pas mis au courant. On avait fermé un centre culturel ! C’était un scandale. Après des péripéties, la radio annonce l’inauguration du Club Tahar-Haddad. Bourguiba, qui écoutait toujours la radio dès 5 h du matin, avait saisi l’enjeu politique de l’événement et a prévenu que c’est lui-même qui fera l’ouverture du Club. Bourguiba était arrivé avec Messadi et Klibi, qui était son directeur de cabinet, tous accompagnés par les autorités locales de la ville de Tunis. Messadi a beaucoup fait pour que le Club Tahar-Haddad devienne un centre de rayonnement culturel au sein de la Médina. Nous y sommes parvenus.
Vous avez accompagné Bourguiba au cours de son grand voyage dans le monde arabe. C’était un périple. Avez-vous des anecdotes à nous raconter ?
Le Président Bourguiba devait partir accompagné d’une importante délégation visiter le Moyen-Orient et avait demandé à Taïeb Mhiri de choisir une femme pour faire partie de la délégation et représenter la femme tunisienne. C’est M. Mhiri qui a suggéré mon nom. A ce moment-là, le Président Bourguiba ne me connaissait pas du tout. Pendant deux mois, le Président avait été accueilli royalement. De l’Egypte, nous sommes allés en Arabie Saoudite faire la « Omra ». J’étais à Médine et j’étais très touchée de visiter ces lieux sacrés. Nous avons rencontré des femmes de très haut niveau. Cette manière que nous avons de prendre de grands airs avec les femmes arabes, c’est de la folie. Nous avons rencontré des femmes remarquables, médecins, avocates, journalistes. On avait également passé quatre jours à El Qods. Le Président Bourguiba était curieux de tout. Il voulait tout voir.
Vous êtes entourée de livres, avez-vous lu tout ça ?
J’espère avoir lu plus que ça. La lecture et l’écriture ont été les éléments majeurs de ma vie. Même quand j’étais jeune et mariée. Je dois dire que je n’ai aucun mérite, déjà enfant, le livre était à la portée. Tout le monde lisait. Moi j’ai poursuivi cette pratique. La chance que j’ai eue, c’est d’avoir passé ma vie parmi les créateurs, les peintres, les penseurs, les écrivains. Et partout où j’ai travaillé, j’ai créé une bibliothèque.
Vous avez fait don de vos livres à la Bibliothèque nationale ?
Je veux que tout le monde profite de ces livres. Pour ce qui me concerne, quand je lis ou quand je regarde un film, je me dis quelle prétention que j’ai de vouloir écrire encore après avoir lu de telles œuvres. Beaucoup de livres ont laissé des traces dans ma vie. J’avais énormément apprécié Nedjma de Kateb Yacine. J’ai été sensible à la grande modernité littéraire de l’auteur et de ses idées qui vont de pair en général. Je lis les ouvrages de l’historien Abdellah Laroui, dans son Idéologie arabe contemporaine et de la façon dont les Arabes abordent le domaine de l’expression littéraire. J’étais très liée avec la romancière Sophia El Goulli qui était aussi poétesse et historienne de l’art. J’aime l’histoire, avec l’âge je ne lis plus tellement de romans. Mais l’histoire, c’est passionnant. Si j’avais fait des études, j’aurais fait histoire.
Racontez-nous votre expérience avec La Presse ?
Je dirigeais Place Pasteur, et, à peine un an après, le Prix des quatre jurys devait se tenir à Tunis. Un prix français qui tient son originalité de sa mobilité. Il se déroule à chaque fois dans un pays différent. Cette année-là, 1966, le prix fut décerné à Albertine Sarrazin pour son livre L’Astragale. Il était interdit à l’auteure, qui était en prison ou venait d’être relaxée, de quitter la France. C’est Chedly Klibi, alors ministre de la Culture, qui a téléphoné à son homologue français André Malraux pour intervenir et permettre à Albertine Sarrazin de venir à Tunis recevoir son prix. Au même moment, Mohamed Ben Smaïl était en train de lancer sa revue Carthage, il m’a téléphonée pour me commander un article sur l’événement. J’ai refusé net. Il a insisté. J’ai fait le papier qui a été publié dans sa revue. A partir de ce moment-là, j’ai été tentée par l’écriture. J’ai rencontré Amor Belkhiriya qui était très heureux de mon initiative.
J’ai commencé à collaborer avec La Presse où je n’ai eu que des moments heureux jusqu’à l’arrivée de Abdelwaheb Abdallah. J’ai écrit sur les femmes, la rubrique s’intitulait Femmes et travail et je faisais également de la critique littéraire. Une page mensuelle était consacrée aux femmes. Je faisais des reportages sur les ouvrières, sur les banquières, les avocates. J’avais également consacré une page aux aides-ménagères. Un dossier qui a soulevé un tollé. Je faisais de l’animation parallèlement. C’était le bonheur, mes problèmes ont commencé avec l’arrivée de Ben Ali.
Vous considérez-vous comme une femme portant les valeurs de la gauche ?
Je me considère porteuse des valeurs de la gauche. Mais je ne suis dans aucun parti politique. Je n’ai jamais été dans aucune organisation, ni dans aucun parti. Je n’ai jamais eu d’ambitions politiques. C’est clair.
De par vos valeurs, vos prises de position, votre choix de vie, vous étiez à contre-courant par rapport à votre famille d’abord, à la société de l’époque et peut-être même celle d’aujourd’hui ?
Lorsque j’ai choisi de vivre seule, ma famille a été contre. Quand j’ai pris un appartement. Les membres de ma famille n’ont pas accepté ce signe extérieur et visible d’indépendance. Mais je l’ai fait. Il faut savoir que quand je vivais avec mes parents, on allait au cinéma, au théâtre, mais on devait rentrer chez nous. A 8h du soir, la porte se refermait. Sur le plan professionnel, au travail, surtout une femme à ses débuts n’est jamais acceptée par la société. Je ne faisais pas exception. Mais, sur le plan personnel, quand j’étais mariée la première fois à mon cousin, Bahi Zaouche, c’était un autre train de vie. Il y avait le palais et la voiture et j’étais entourée de toutes ces femmes qui me portaient aux nues. Le jour où j’ai divorcé, elles avaient rompu d’un coup avec moi. Elles n’ont pas compris ni accepté que je quitte cette vie de confort. C’est ça la réalité. Elles avaient raconté des horreurs sur moi. A partir de ce moment-là, mes affinités ont changé. Après cet épisode, je me suis mariée toute seule avec Taoufik Ben Brahem.
Mes parents n’étaient pas d’accord, parce que je venais de divorcer. Avec mon deuxième mari, j’ai commencé à fréquenter un autre milieu plus politisé. Je connaissais Hédi Nouira, Ahmed Mestiri, Mongi Slim, Ahmed Tlili, Taieb Mhiri. Les réunions se tenaient chez moi. La gauche en France était tout à fait acquise à la cause tunisienne. La droite ne l’était pas. Le choix du Parti destourien était d’inviter des députés français pour les convaincre d’appuyer les revendications d’indépendance des Tunisiens. Les rencontres se tenaient chez moi et tout était organisé par Si Taïeb Mhiri. Je me suis remariée une troisième fois. Je dois dire, enfin, que n’ai jamais eu de problèmes avec mes belles-familles des trois maris que j’ai épousés. Mais j’ai fini par divorcer des trois. Je commençais à avoir une soif de liberté. Je voulais surtout travailler. A l’époque, je lisais Simone de Beauvoir, elle répondait exactement dans son livre Le Deuxième sexe, à ce que je voulais faire de ma vie.
Revenons à votre vie professionnelle qui a été mouvementée, également, notamment lorsque vous étiez à l’Espace Sophonisbe ?
Oui, j’ai tout arrêté, je n’avais plus rien à faire avec ce pouvoir. Dans la vie, il faut garder sa dignité. Mendiante mais digne. Il y a des choix à faire dans la vie. Mais ce qui s’est passé avec Ben Ali n’a jamais eu lieu au temps de Bourguiba et avec les ministres de la Culture qui se sont succédé. Abdelwaheb Abdallah, qui était très ami avec l’épouse de Ben Ali, ne pouvait plus supporter tout ce monde qui venait à l’Espace pour donner des conférences. Il racontait à Ben Ali que j’invitais des gens qui le détestent et le critiquent. Je travaillais donc en présence de la police. Il y avait toujours des agents postés devant l’Espace. Il fallait avoir travaillé au temps de Ben Ali pour connaître la puissance de la police. Un matin, en allant travailler accompagnée d’une amie, arrivées devant Sophonisbe, il y avait un monde fou.
On devait organiser une manifestation pour commémorer la mort de Michel Foucault qui était un ami, qui avait donné des conférences chez moi et qui avait enseigné en Tunisie. Quand nous sommes rentrées, tout était par terre. Une exposition de peinture de l’épouse de feu Bady Ben Naceur. Les tableaux étaient par terre. J’essaye de rentrer à mon bureau, ils ont changé toutes les serrures la veille. Par la suite, on m’a mise sous surveillance chez moi.
On venait frapper à ma porte le soir. J’étais interdite de voyage. Voilà, je dois relater cela. Alors j’ai décidé d’arrêter l’animation culturelle, d’écrire au journal La Presse et d’animer une émission à la radio. Tout était lié. C’était le même pouvoir. Je me dois de dire, pour finir, que je n’ai jamais été embêtée ni par la gauche ni par les islamistes. C’est la vérité. Les problèmes ont commencé avec Ben Ali et son entourage.
moncef ben moussa
31 octobre 2020 à 11:20
C’était la belle époque: ezzamen el jamil. Maintenant c’est l’époque de la médiocrité. Les années 50 et 60 c’étaient Ali Riahi, oulaya, hédi jouini, saliha, ridha kalaï; salah khemissi, hédi semleli, zoubeir turki, hammouda maali, zohra faïza, dalenda abdou, mohamed el hédi, noureddine diwa, abderrahmane ben ezzeddine, arbi touati, mougou, mohamed gammoudi, omrane sadok, le collège sadiki, le collège alaoui, émile loubet, le yaourt et le lait de vache dans le verre, le mouton beldi, le poisson sauvage, le poulet de campagne, les légumes et les fruits naturels, le blé tunisien. A la radio il y avait abdelaziz riahi, mounir chamma, taher mbarek.Des personnages de légende. La mer était magnifique. Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui: la médiocrité. PAUVRE TUNISIE.
Rimah
29 novembre 2020 à 11:46
Tout (pas tout quand-même) était bien jusqu’au coup d’état de Ben Ali. La médiocrité, en fait, a commencé dès les années 90 et ce qui s’est passé en 2011 n’en est que le résultat ! Aujourd’hui, le retour des benaliste sur la scène politique, culturelle, médiatique en est la médiocre preuve !