
Je m’attendais à un troisième. Je l’attendais même, en dehors de toute expectative trilogique. Mais la filiation, qu’on ne ressent pas de façon immédiate, est là, de façon qui mange son verbe.
‘’Sept morts audacieux et un poète assis’’, huit en tout. Un chiffre leitmotiv pour l’auteur de ‘’Je suis né huit fois’’. La lecture de la quatrième de couverture fait remonter aux oreilles l’écho d’un slogan scandé quelques années avant 2011, sur les zones frontalières avec l’Algérie, quand on en avait appelé à la bienveillance du président du Pays-Têtu de l’époque. Mais personne n’entendra. Ces terres sont trop à l’intérieur et il faudra attendre que l’art de la randonnée titille les habitudes de loisir de certains pour qu’on daigne regarder par-delà les montagnes.
Nous sommes en 2026 : quinze ans que le jasmin et la démocratie essaient de prendre : le premier en hiver, la seconde sur une terre orpheline d’Aristote, où les politiques se gardent de croiser les philosophes, même en rêve.
Dans ‘’Sept morts audacieux et un poète assis’’, paru en septembre 2020 aux éditions Elyzad, Saber Mansouri fait parler ses morts, enterrés au cimetière des inconnus après qu’ils ont été, tous (ou presque), condamnés à mort un certain 26 janvier 2011, par l’Institution Infaillible et sa Grande Vigilante. Ils ont été accusés non pas de troubles à l’ordre public, mais de haute trahison. Ces instigateurs de la grande œuvre se sont employés pour que le zéro-huit, comme dirait l’autre, devienne un indicatif-pays, c’est-à-dire pour le détachement de leur région du pouvoir central et la fondation d’un Etat dans l’Etat : la République de la Source de l’Aube. D’un point de vue volumique, on dira le petit pays dans le grand. Mais c’est tout le contraire. Parce que la République de la Source de l’Aube est le seul pays au monde dont la devise est l’estime des siens et la justice sociale. Alors, quand on voit qu’ailleurs les peuples sont gouvernés sans être aimés…
Puis, quinze ans après, vint ce fameux jour de réparation des maux du passé. On rappelle à la barre, Amir, le poète rescapé par tirage au sort (on se demande, au passage, si le compte est bon). Le tirage au sort — qui, jadis, a affranchi l’historien inachevé d’un mariage qui ne lui aurait pas permis d’accéder au rang d’historien total — a encore opéré pour sauver le poète.
Amir est appelé à se rasseoir et à remâcher ses mots. Et comme le mot aime la compagnie, il convie les âmes de ses frères et sœurs à la barre.
La parole est d’abord donnée à l’homme perché sur les hauteurs de la colline bleue, parce qu’il en faut de la transcendance pour pareil projet. Entrent ensuite en scène les autres frères et sœurs : la journaliste qui a commis la gaffe du siècle, le commerçant pieux, le futur homme politique qui revient de loin, l’historien de Groix, le médecin qui ne voulait pas soigner le notable de Tunis et l’avocate qui a perdu tous ses procès politiques. Saber Mansouri écrit avec une virtuosité qui, à une certaine gravité situationnelle, oppose une écriture qui, par endroits, vous donne le sentiment de vous être arrêté devant un morceau de peinture naïve. Par d’autres, le sérieux vous rattrape sur le chemin même que vous avez emprunté pour ne croiser aucun morceau d’art abouti.
‘’Sept morts audacieux et un poète assis’’ est un texte qui fait écho à une actualité qui ne donne pas sa chance à l’oubli, ici et ailleurs. On a alors tout de suite envie de (re)lire ‘’Je suis né huit fois’’ (Seuil 2013) et ‘’Une femme sans écriture’’ (Seuil 2017).
Kaouther Khlifi