Joëlle Gardes, comme elle aimait signer ses livres de création, ou Joëlle Gardes Tamine, telle que les universitaires et chercheurs la connaissent, s’est éteinte en septembre 2017, à l’âge de 72 ans. Elle était professeur émérite à l’Université de la Sorbonne, après avoir dirigé durant de nombreuses années la Fondation Saint-John Perse, immense poète français sur l’œuvre de qui elle avait conduit différents travaux de qualité supérieure. Afin de rendre à la mémoire de Joëlle Gardes Tamine l’hommage qu’elle nous doit, nous présentons ici l’un de ses tout derniers livres qui est un savoureux recueil de nouvelles, intitulé « A perte de voix » .
D’abord philologue, largement connue grâce à ses multiples ouvrages sur la grammaire, la rhétorique, la stylistique et la poésie, dont entre autres Pour une nouvelle théorie des figures, Au cœur du langage, la métaphore ou encore Dictionnaire de critique littéraire, Joëlle Gardes Tamine s’est illustrée ensuite dans un brillant parcours littéraire explorant tant le théâtre que le roman, la poésie et la nouvelle et se plaçant, observaient Claude Ber et Françoise Rullier, dans La poésie est grammairienne. Mélanges offerts à Joëlle Gardes, « sous le signe d’une lumière qui dit à la fois l’enracinement méditerranéen, le tragique de nos destinées, l’exigence de l’esprit et l’attachement sensible aux vibrations de la vie ».
Afin de rendre à la mémoire de Joëlle Gardes Tamine l’hommage qu’elle nous doit, nous présentons ici l’un de ses tout derniers livres qui est un savoureux recueil de nouvelles intitulé A perte de voix.
Avant de partir, en juin 2014, le professeur Georges Molinié, grand connaisseur de la poésie moderne, écrivait dans la revue « Europe » dans sa livraison de janvier 2012, au sujet du recueil de poésie de Joëlle Gardes L’eau tremblante des saisons, ce qui suit : « C’est le chant du lyrisme de notre modernité, désespéré et tragique, à ras la peau, sans pathos et sans larmes ».
Mais si, dans ces nouvelles — s’inscrivant dans la continuité d’une œuvre profondément marquée par une intelligence vive et une « sensibilité féroce », pour employer l’expression de Jacques Lovichi — il serait, à nos yeux, difficile de parler de lyrisme, malgré la prépondérance des mots de la première personne dans la plupart des textes et l’importance des sentiments et émotions exprimés, on parlera quand même, sans doute, de désespérance et du tragique qui s’étalent à perte de vue et à perte de voix, telle une nappe invisible et flottante, sous ces 13 nouvelles écrites en deux versions antithétiques, rose et grise, mais qui versent toutes, à régime variable, et par-delà l’ironie et le rire, dans un fond grave fait d’inquiétude, d’angoisse et de larmes retenues, par philosophie ou par pudeur.
En effet, dans ces nouvelles d’inégale longueur, tout aussi attachantes les unes que les autres et dont les titres à eux seuls ont une forte puissance évocatrice (A perte de voix, Le réveillon, Eddie B, Impostures, Les souffrances du barbouilleur, Le garde du corps, La répétition, Une femme d’ordre, L’écuyère, Le Cerf, La parenthèse, Les couteaux et Le béret de ratine), le personnage principal est souvent une femme assaillie par la solitude et qui tente, comme elle peut, d’y échapper. De là, le retour à l’enfance, l’intérêt soudain à la Chandeleur et aux crêpes, la rêverie, l’image fantasmée et obsédante d’un homme costaud, docile et serviable. Et quand, dans la nouvelle Le garde du corps, en version rose, pour échapper au désespoir qui la guette, une femme en mal d’être se laisse emporter par le fantasme revivifiant du garde du corps fictif, ce même personnage féminin se donne la mort par noyade, dans la nouvelle, en version grise, Une femme d’ordre, pour mettre fin à sa solitude ou à sa dépression chronique : «(…) des promeneurs ont retrouvé son corps, coincé dans des rochers de la rivière. Elle avait laissé une enveloppe matelassée, bien en vue» (p.131).
Mais, par-delà le contenu de ces nouvelles à travers lequel transparaissent les qualités d’une écrivaine attentive aux mœurs de sa société et marquant un recul critique par rapport à une certaine morale sociale, une écrivaine en réalité sérieuse, grave même, mais qui sait se détacher, le temps d’une création, de son statut social et de son univers intellectuel et intégrer la peau d’une femme ordinaire capable de légèreté, d’humour, de raillerie et de rire ; par-delà tout cela et qui attache agréablement à cette écriture nouvellestique de Joëlle Gardes, il y a aussi le rythme imprimé aux différents textes et qui est vif et léger, en permanence, qui maintient vive l’attention du lecteur et l’arrime solidement à cet univers quelque peu satirique sous-tendu par une profonde désespérance qui ne dit pas son nom. Les phrases bien coupées, bien ordonnées, bien distribuées, sans fioritures, jamais alambiquées ou lourdes, s’enchaînent avec plasticité et laissent entrevoir, derrière la créatrice, la grammairienne chevronnée, hautement douée, qui a fait de la phrase et du discours toute une carrière, voire toute une vie !
L’écriture est limpide et simple, mais c’est une simplicité difficile qui procède de ce qu’on pourrait appeler « la facilité inaccessible » qui est, en effet, fort peu facile à produire ou à imiter. Seule une maîtrise très forte de la syntaxe a permis à l’auteure de produire ce bel écoulement textuel entraînant savoureusement le lecteur. La fine ironie, partout présente, qui palpite sur la crête des indicibles vagues pleines de désespoir, agrémente aussi la lecture de ces nouvelles, même si elle ne parvient pas à dissimuler complètement la gravité de la vision qui gouverne leur écriture.
Pour finir, on n’aurait peut-être pas tort de penser, eu égard à cette formidable limpidité scripturale, fruit sûrement d’un patient labeur sur le langage, que A perte de voix de Joëlle Gardes Tamine est aussi, comme certains l’ont déjà constaté, une réflexion, en parallèle de la narration, sur les mots de la littérature faisant face à l’usure du Temps traître, obscur.