Les ports méditerranéens sont pleins à craquer d’histoires et de civilisations. A cause de leur oralité, nous ne pouvons être au courant de toutes les histoires qui n’ont malheureusement jamais été fixées à l’écrit, dans toutes les expéditions commerciales et marchandes qui ont toujours accompagné les marins dans de longs trajets sur des voiliers. Des navires qui ont sillonné les vagues pour combattre, découvrir, innover, dans une mer déchaînée pour nous permettre d’entrevoir de nouveaux horizons, de nouvelles luttes, de nouvelles famines et de nouvelles aventures.
Un va-et-vient continu et constant, différent d’un siècle à l’autre, basé sur les événements de l’histoire et caractérisé par un facteur multi-terminologique appelé en linguistique «interférence» et qui a donné lieu à un phénomène de métissage linguistique oral, unique, réel et pour cela, patrimoine inestimable et patrimoine culturel de la mer Méditerranée : le sabir. Dans ce cas particulier, nous faisons référence à une période, commencée probablement avec les Croisades (première Croisade 1095-1099), considérée le premier grand moment de rencontre entre les Européens et les Peuples levantins. Cette période s’est poursuivie jusqu’au XIXe siècle, à un moment historique dominé par les contacts navals entre les Républiques maritimes, ou encore les Grecs, les Arabes et les Turcs et qui se prolongera jusqu’au début de l’occupation française de l’Algérie en 1830.
Le sabir est un idiome très ancien, caractérisé par une syntaxe extrêmement simplifiée, dérivé d’un point de vue terminologique de l’espagnol et plus tard de l’italien et qui utilisait des simplismes schématiques nominaux et verbaux détachés de toute distinction grammaticale. Le terme désigne une langue née du contact entre des locuteurs parlant des langues maternelles différentes et placés devant la nécessité de communiquer. Le sabir est donc, par définition, une langue véhiculaire et non maternelle, produit du mélange de plusieurs langues maternelles, que nous pouvons définir «pidgin».
Il est fascinant de penser que jusqu’au début du XXe siècle, commerçants, armateurs, pêcheurs, pirates et marins au départ ou à l’arrivée à Gênes, Valence, Alger, Naples, Tanger, Marseille, Palerme, Thessalonique ou Istanbul ont parlé et se sont exprimés à travers ce filtre de langage commun, annulant presque soudainement les différences culturelles et les milliers de kilomètres qui les séparaient les uns des autres. Pour vous donner une idée et faire mieux comprendre à quoi cette langue pouvait ressembler, voici des exemples :
“Mi star contento mirar per ti” pour dire, «Je suis content de te revoir», « Cosa ti ablar ?» « Qu’est-ce-que tu dis ?» ou encore «Mi tener piacer conoscir per ellu» «Heureux de vous connaître»
Les exemples cités démontrent la présence bien ancrée des langues romanes ou néo-latines dans le sabir, bien que, comme nous l’avons également dit, les éléments turcs et arabes soient présents, même si sous des formes mineures. Mis à part le caractère concernant l’analyse syntaxique, le sabir a eu un impact culturel considérable grâce aux différents mots appartenant aux principales dominations d’une époque si vaste et si variée qui n’a pas seulement influencé sa langue, mais aussi la façon de se rapporter aux populations portuaires méditerranéennes.
Le déclin lent et subséquent de la route marchande dans la région méditerranéenne en faveur de l’Atlantique et la désintégration des formations impériales et étatiques multiethniques en faveur de leurs nationalismes respectifs, ainsi que la politique d’assimilation coloniale ont favorisé l’extinction définitive du sabir.
Les études, si rares, réalisées à propos de cette langue, n’effacent certainement pas son importance, à tel point que, ces dernières années, le sabir a été entièrement réhabilité dans un volet musical européen qui récupère certains manuscrits écrits dans cette langue ayant comme but l’utilisation du langage comme métaphore de la recomposition, à travers des sons et des mots. Cette langue a été, dans le passé, la vraie protagoniste du dialogue interculturel et interlinguistique, nécessaire au commerce dans les ports. Aujourd’hui, le sabir pourrait être considéré comme la seule base linguistique pour ramener les développements inter-communicatifs de la mer vers le continent.