Depuis quelques années, tout le monde le dit et ne cesse de le répéter : le niveau des élèves tunisiens continue de baisser et devient de plus en plus inquiétant. Que ce soit en mathématiques, en sciences, en langues (arabe, français et anglais), en lecture ou dans d’autres matières, nos élèves maîtrisent de moins en moins les fondamentaux. Mais d’où vient ce problème ? Et comment peut-on le résoudre ? C’est à ces questions, qui traversent souvent l’esprit de chaque parent soucieux et inquiet de l’avenir de son enfant, que tente de répondre Dr Moez Cherif dans cet entretien. Pour ce défenseur acharné des droits de l’enfant, pour une fois, au lieu de se contenter de regarder les notes à la fin de chaque trimestre, on doit s’interroger sur les raisons de cette situation et s’alarmer des mesures draconiennes pour améliorer le niveau de nos élèves et réformer tout le système éducatif tunisien.
Les élèves d’aujourd’hui en savent-ils moins que la génération précédente ? Sinon, quelles sont les raisons de la forte baisse de leur niveau ?
Il y a de nombreux rapports internationaux qui se sont penchés sur le sujet de la dégradation du niveau de nos élèves, qui commence depuis un bon moment à inquiéter les Tunisiens. A titre d’exemple, les dernières études publiées par l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) et la Banque mondiale ont démontré que le tiers des enfants scolarisés, âgés de 7 à 14 ans, ne savent pas lire et 2/3 ne savent pas compter! Des chiffres qui font froid dans le dos mais leurs analyses permettent de prendre un peu de recul sur le sujet et de creuser un peu afin d’identifier les gros nœuds de ce problème, qui menace l’avenir de nos jeunes et de notre pays.
Pour commencer par le commencement et éviter de tomber dans des interprétations subjectives, il faut tout d’abord faire un pas en arrière et préciser que la dégradation du niveau de nos élèves a commencé avec la fermeture de l’école de formation des instituteurs, un établissement censé assurer une formation pédagogique afin de préparer les futurs enseignants à la transmission de l’apprentissage. Suite à cette fermeture, le recrutement des enseignants se fait d’une façon anarchique et sans critères objectifs. Du coup, l’enseignement est devenu un emploi comme un autre et des gens, venus de tout bord, ont commencé à intégrer le système éducatif. Mais on ne peut pas mettre tous les professeurs dans le même sac car il existe toujours des exceptions.
Vous dites donc que c’est l’occasion de faire une remise en question des enseignants ?
Absolument, car le malheur du système éducatif ne s’arrête pas là. Après la Révolution et suite à l’amnistie générale, on a enregistré un recrutement massif au niveau du ministère de l’Education et de la Formation professionnelle, sans aucune compétence pédagogique. Ces personnes, qui avaient des problèmes de souffrance, d’exclusion, d’arrêt de travail prolongé…, ont été réintégrées au sein du système scolaire avec une formation de 48 heures seulement !
Ainsi, la déliquescence du système, comme celle que nous vivons depuis nombre d’années, a commencé par le manque de professionnalisme puisque les éducateurs (toutes catégories confondues) ne bénéficient pas d’une formation spécifique adéquate en la matière, à l’heure où l’amélioration du rendement du système éducatif dépend de l’existence de ressources humaines hautement qualifiées.
Sur un autre plan, avec toutes les revendications sociales qui ont été satisfaites par les autorités (toujours après la Révolution), il y a des mesures qui ont été prises, mais qui continuent toujours à nuire au système éducatif ; entre autres, le système de promotion administratif systématique. Auparavant, il y avait une évaluation obligatoire qui était faite par les inspecteurs de l’éducation (les appréciations et les notes pédagogiques que recevaient les enseignants comptaient dans leur promotion), ce qui n’est plus le cas aujourd’hui où il existe un seul critère de promotion : celui de l’ancienneté. Puis on a pris une autre mesure qui ne fait qu’aggraver le problème : la promotion serait administrative et par ancienneté. Cela pose une vision du système éducatif tunisien où les enseignants sont des salariés comme les autres avec un manque flagrant au niveau de leur formation.
La situation risque-t-elle de s’aggraver davantage avec le contexte actuel ?
Bien évidemment, mais pas seulement ça ! Il est vrai que l’enseignant est responsable de la dégradation, de la régression et de la médiocrité de la qualité de l’enseignement. Mais d’autres raisons sont derrière ce sinistre.
En effet, au fil du temps, on constate une multiplication des sources d’apprentissage, qui pourrait être considérée comme une arme à double tranchant puisque cette diversification facilite le processus d’apprentissage. Mais de l’autre côté, à l’époque, l’école était la principale source d’apprentissage alors qu’aujourd’hui, c’est une source parmi d’autres. Et donc cette diversification a engendré un effet négatif considérable sur nos enfants pour des raisons bien connues.
Tout d’abord, nous connaissons tous que les petits enfants sont de grands consommateurs de moyens de nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’instar des smartphones, l’ordinateur, les tablettes… Mais avec une école qui est restée figée et archaïque, qui n’a pas évolué, qui n’a pas changé ses méthodes pédagogiques, qui n’a pas réussi à intégrer les principes de l’éducation aux médias, qui est basée sur une transmission verticale du savoir par un «sachant» vers un «enseigné»… et, de l’autre côté, des enfants qui sont intelligents et ouverts sur les nouveaux moyens de communication, l’équation n’est pas si évidente.
Et donc, l’école a perdu son rôle éducatif et est devenue un établissement d’enseignement à cause de l’appauvrissement du contenu éducatif pour passer à un simple apprentissage. Ainsi, toutes ses dimensions (culturelle, de connaissance générale, d’intégration sociale, d’ouverture sur l’environnement proche, national et international…) ont été perdues. Ce qui fait qu’aujourd’hui, l’école perd son attractivité et n’est plus d’actualité avec notamment un contenu éducatif qui n’a pas évolué.
L’autre problème qui suscite de plus en plus d’inquiétudes est la méthode d’évaluation dans l’école en Tunisie qui passe par un système éducatif sélectif. Mais ce dernier a montré ses limites au bout de quelques années puisque, selon les dernières statistiques, seuls 25% des élèves qui sont inscrits en première année primaire arrivent au bac (contre 75% qui n’arrivent pas à avoir une qualification). Et parmi ces derniers, 50% seulement auront leur bac.
Il est aussi important de souligner qu’avec la mise en place des écoles, collèges et lycées pilotes, la Tunisie a fabriqué des élites ce qui ne favorise pas l’instauration d’une véritable égalité des chances entre les élèves pour améliorer la qualité d’apprentissage. L’Etat consacre beaucoup plus de moyens à une minorité d’élèves alors qu’en fin de course, tout le monde va passer les mêmes examens. Des élèves, qui ne sont pas qualifiés et qui sont dans des environnements éducatifs difficiles notamment dans les régions défavorisées, vont se retrouver sur le même banc avec des enfants qui viennent de l’école pilote, avec tous les moyens qui ont été mis en place pour faire réussir et avoir un enseignement de qualité dans ces établissements pilotes. Ainsi, au lieu d’essayer de rattraper les enfants qui ont des difficultés, ce système sélectif ne s’occupe que des enfants qui réussissent. Et donc, le principe d’égalité des chances n’est pas du tout respecté et on fait face là à un système qui voit les choses à l’envers.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase est l’encouragement de l’enseignement privé. Pendant ces dernières années, les parents observent une dégradation de la qualité de l’éducation dans les écoles publiques avec les grèves répétitives des enseignants, les reports récurrents des examens, l’instabilité des enfants… Pour ce faire, dès le début, leur choix de l’école privée était définitif et justifié par leur forte volonté d’inscrire leurs enfants dans des établissements de qualité pour leur épanouissement personnel et professionnel et surtout pour garantir un enseignement de qualité qui permettra à leurs enfants d’intégrer les grandes écoles et les universités de haut niveau en Tunisie ou ailleurs. Le paradoxe ici consiste dans le fait que les enseignants sont les mêmes dans les deux établissements mais avec une administration plus vigilante, plus sévère, plus régulière… et avec un accompagnement plus sérieux dans le secteur de l’éducation privée.
Donc, le constat est clair : il y a une politique de deux poids, deux mesures avec un enseignement à deux vitesses qui s’est installé à travers toute la République et qui remet en question l’égalité en droit de tous les enfants et celle de chance.
Pensez-vous que l’Etat va changer cette politique pour les prochaines années ?
Il y a une forte pression pour faire changer tout le système éducatif et essayer de ne plus faire que la note reste le seul moyen de l’évaluation des élèves, étant donné que cette dernière est à l’origine de la corruption dans ce secteur (prise en otage des enfants, imposition des cours supplémentaires, non achèvement des cours en classe… ce qui remet en question la gratuité de l’enseignement). Il est, donc, du devoir de l’Etat de veiller à ce que personne ne soit empêché de recevoir une éducation adéquate et de prévoir les ressources nécessaires pour permettre au système éducatif d’assurer correctement ses fonctions, tout en mettant l’accent sur l’importance de promouvoir la qualité de l’enseignement public pour former des générations futures compétentes et hautement qualifiées…
Face à ce constat, à quoi la priorité devrait-elle être accordée ?
Il faut tout d’abord rétablir le principe de l’école de la République : une école gratuite qui garantit l’égalité des chances et qui doit rester comme elle a toujours été un “ascenseur social”. Ce chemin passe obligatoirement par la réconciliation de l’enfant avec une école citoyenne, la professionnalisation progressivement du corps enseignant au plan scientifique et au plan pédagogique, l’abandon des méthodes et des pratiques qui poussent à une accumulation des connaissances, lesquelles sont rapidement oubliées, l’élaboration d’un plan de lutte contre le décrochage… et faire de l’école un acteur qui doit fournir les outils de construction d’une société moderne.
Mais les chiffres annoncés, aujourd’hui, confirment que nous sommes loin d’atteindre cet objectif puisque chaque année, plus de 110.000 enfants quittent l’école volontairement car ils se sentent dans une situation d’échec prolongé. Ils finissent donc par décrocher et abandonner alors que, dans le règlement interne de l’école, il existe des mécanismes prévus pour venir en aide aux enfants en difficulté scolaire mais qui ne sont pas appliqués et cette situation va perdurer.
Par ailleurs, le dialogue sociétal sur l’éducation, censé réformer ce système, a été marqué par l’absence des parents du processus de la réforme de l’enseignement alors que leur présence est importante et obligatoire car c’est eux qui peuvent déterminer les lacunes de ce système. Les enfants ont aussi droit de participer et de donner leur avis pour comprendre pourquoi ils décrochent et qu’est-ce qu’il faut faire pour que cela aille mieux et que l’enfant retrouve le plaisir d’aller à l’école et d’apprendre comme cela a été le cas pour les générations précédentes. Mais, malheureusement, ils ont été exclus de ce dialogue qui s’est retrouvé en un face-à-face au sommet entre le ministère de l’Education et le syndicat du système éducatif, les deux responsables de l’échec de l’école tunisienne. Ces derniers n’ont pas pu réinventer une autre école, tant qu’on n’a pas élargi le dialogue pour que ce soit véritablement un dialogue participatif et inclusif en associant les enfants à la réflexion et en regardant de près quelles sont leurs attentes. Avec une telle politique, on ne peut pas évoluer et donner un nouveau souffle à l’école tunisienne.
Avec l’apparition de nouveaux métiers qui imposent des choix d’orientation et une formation adaptés, l’école d’aujourd’hui est-elle en train de préparer des citoyens pour les 20 prochaines années ?
Cette mission paraît impossible, mais si on change notre système éducatif, la donne changerait. Nous sommes dans le troisième millénaire et l’évolution des connaissances est extrêmement rapide à l’heure où notre école est toujours en hibernation. Il n’y a pas de décisions claires par rapport à l’école pour la mise en œuvre de la vision nationale du projet social que l’on veut donner à la Tunisie. Or, dans une période où il y a des tiraillements extrêmes entre des courants conservateurs, voire rétrogrades, et des mouvements qui prônent l’ouverture, le modernisme, la liberté, l’égalité entre les deux sexes, le principe de la citoyenneté… on fait face ici à deux courants complètement opposés avec l’absence d’un projet sociétal commun. Dans ces conditions, comment peut-on mettre en place une vision claire que l’école va appliquer et mettre en œuvre ?!
Face à cette situation, ce sont malheureusement nos enfants qui paient la facture de ces tiraillements politiques (décrochage scolaire, un taux d’analphabétisme en hausse progressive, un comportement de plus en plus violent, une exploitation économique des enfants —9,6% des enfants sont exploités dans le travail—, une explosion du nombre d’enfants qui prennent la voie de la mer pour quitter clandestinement le pays…).
Alors que, dans les pays développés, l’éducation est une ligne rouge. C’est une priorité et cette crise sanitaire du coronavirus ne doit pas interrompre l’apprentissage parce qu’il faut penser aux générations futures qui vont prendre la relève, sinon c’est l’avenir du pays qui sera compromis… Si on n’investit pas dans les générations futures, il va y avoir des conséquences sécuritaires, économiques et sociales et des pertes de points de développement…