Ils ont afflué de Sfax, Kairouan, Kasserine, Médenine, Bizerte et ont occupé, jeudi matin, avec leurs banderoles, slogans et drapeaux, une grande partie de la plateforme face à la municipalité de Tunis, sur la place de la Kasbah. Parce que leur voix peine à être entendue par le gouvernement et le Parlement notamment, les victimes de la répression se sont mobilisées avant-hier, 10 décembre, Journée mondiale des droits de l’homme, pour réclamer la poursuite du processus de justice transitionnelle. Un processus qui connaît un blocage depuis l’installation du nouveau gouvernement. Reportage

« Appliquez la loi. Activez le Fonds de la dignité », « La justice transitionnelle est un droit et pas une offrande », « Les excuses officielles sont une garantie de non-retour aux pratiques du passé », « Les excuses sont une obligation pour réhabiliter les victimes »…Les pancartes que brandissent d’anciens militants et prisonniers politiques se recrutant en majorité dans le mouvement Ennahdha, qui ont organisé le rassemblement du 10 décembre sous l’égide de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh), résument les frustrations des manifestants. Coup d’arrêt des chambres spécialisées depuis l’été dernier par manque de magistrats formés dans le domaine de la justice transitionnelle, refus d’activation du Fonds de réparation et de réhabilitation des victimes, non-publication de la liste finale des martyrs et blessés de la révolution, retard dans la présentation des excuses officielles du président de la République aux victimes de la répression, multiplication des projets de réconciliation et de révision de la loi relative à la justice transitionnelle de décembre 2013…

Arrivée subite d’Abderrazak Kilani

Toutes ces raisons ont poussé les associations et coalitions de victimes à organiser le sit in d’avant-hier même si le Chef du gouvernement a désigné, le 23 octobre, l’avocat Abderrazak Kilani,  à la tête de l’Instance générale des résistants, des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes, puis l’a chargé en plus, tout dernièrement, du portefeuille de la justice transitionnelle. Toutefois, la volonté politique semblant absente, à cause de calculs et d’alliances entre les partis au pouvoir, le processus de réparation et de reddition des comptes continue à pâtir de grandes lenteurs.

« Des rassemblements comme ceux-ci se tiennent actuellement dans les divers coins de la République. Les victimes ont vieilli et vivent dans une grande précarité aujourd’hui, elles ne peuvent pas toutes se déplacer à Tunis. Alors nous leur avons demandé d’exprimer leur colère pacifiquement devant les sièges de leurs gouvernorats », explique Elmy Khadri, président de l’Association Karama et cheville ouvrière du sit-in du 10 décembre.

Vers 11h00, Abderrazak Kilani arrive sur la place de La Kasbah et déclare : « Nous allons bientôt publier le numéro de compte du Fonds de réparation. Hier soir, le ministre des Finances m’a confirmé que l’État, comme le préconise la loi, compte allouer 10 millions de dinars au Fonds en  attendant des ressources plus importantes  provenant des dons, donations et une partie des produits de l’arbitrage recueillis par l’IVD, qui s’élèvent à 745 millions de dinars. 30.000 personnes ont reçu des décisions de réparation. Je compte sur vous et sur vos idées pour alimenter le Fonds. Ma solidarité est entière avec vous tous ! ».

« Nous voulons des actes ! »

Les manifestants écoutent avec beaucoup de scepticisme le représentant du gouvernement : « Que des promesses, que des paroles. C’est depuis dix ans que nous attendons !Nous voulons des actes ! », s’exclame un jeune étudiant de l’Union générale tunisienne des étudiants (Ugte), le syndicat estudiantin proche de la mouvance islamiste, très présent sur la Place.

Pour Ahmed Falah, qui a été arrêté à trois reprises entre les années 80 et les années 90 et subi pendant dix ans éloignement de sa ville natale et contrôle administratif, « le contrat de confiance a été rompu entre les victimes et les autorités sur la question de ce processus. Même si le ministre est sincère et de bonne foi, les forces se recrutant dans l’ancien régime vont se dépasser pour l’empêcher de faire avancer notre cause ».

A la périphérie de la marée humaine concentrée au centre de la Place, de petits îlots de militants de gauche soutiennent le sit-in.

D’anciens perspectivistes sont là, ainsi que des militants des droits humains et des représentants d’associations actives dans le domaine de la justice transitionnelle. Ridha Barakati, homme de gauche et frère de Nabil Barakati, mort sous la torture en 1987, a fait partie de la cellule d’organisation du rassemblement : « Nous allons œuvrer pour continuer la mobilisation de rue les jours à venir et choisir des dates phare comme le 14 janvier pour poursuivre la pression sur les autorités. Nous tenons tous à l’application de la loi N° 53 sur la justice transitionnelle. Et manifestons notre rejet total des manœuvres de réconciliation ».

Tout d’un coup, une altercation jaillit dans la foule. Des responsables du service d’ordre interviennent pour tenter d’apaiser deux adversaires. Ils réprimandent notamment une jeune femme aux cheveux blonds de l’Association des victimes de la chevrotine de Siliana, qui a scandé avec son groupe des slogans hostiles au président du mouvement Ennahdha. « Ghannouchi assassin ! », ont crié les jeunes de Siliana.

La paix revient avec peine dans le rassemblement. A l’image de la scène politique tunisienne, les victimes, elles aussi, n’ont pas su rompre avec l’extrême morcellement des forces et des énergies.

Un commentaire

  1. ALAIN CORBIZ

    12/12/2020 à 20:22

    Cela va mal finir.

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