Loin des slogans creux brandis et scandés par ceux qui aiment s’égosiller devant les caméras, La Presse est allée à la rencontre d’un Tunisien d’exception pour faire le bilan des dix dernières années. Cette « période de vaches maigres », qui n’a fait qu’enfoncer le dernier clou dans le cercueil de la révolution, comme aiment à dire les populations écumantes de colère.
Du haut de ses 88 ans, le penseur tunisien Hichem Djaït livre dans cet entretien sa propre lecture de l’actualité tunisienne et des maux qui gangrènent le pays. Son analyse s’inscrit dans un autre registre, celui de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie.
« Fermer les parenthèses de la révolution, stabiliser le pays, changement de la révolution en gouvernement, mieux éduquer les citoyens et s’armer d’une part d’imagination », devraient être, de l’avis du penseur, les maîtres mots de la phase actuelle et à venir.
Tout récemment, il y a eu des querelles tribales dans le Sud tunisien. Il y a eu mort d’homme. Et le pays semble s’être enfoncé dans une crise profonde qui n’est pas sans répercussions calamiteuses sur le vivre-ensemble, la paix sociale et les générations présentes et futures. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est que la partie visible de l’iceberg. C’est-à-dire qu’il y a un désordre dans le pays. Il y a des manifestations régulières, le système sécuritaire se plaint de ne pas être entendu. Tout le monde parle et tout le monde s’agite, d’ailleurs. Mais moi, je ne suis pas pour envenimer les choses et les grossir. A mon sens, nous imitons beaucoup trop ce qui se passe en France, où toutes les semaines ou presque, il y a des manifestations et des violences.
Par-delà, il faut admettre que le système démocratique, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe ou encore chez nous, ce n’est pas la tranquillité de la société. Il s’agit plutôt d’un régime qui se base sur des valeurs importantes et fondamentales : la liberté, la responsabilité des dirigeants, l’expression de l’opinion publique, la non-répression des idées. Mais, en même temps, il ne faut pas perdre de vue que dans un système démocratique, il y a toujours, du fait même de l’existence de la liberté, des revendications et des tensions. Il y a toute une dialectique et les dirigeants politiques, économiques ou autres sont toujours mis en question par la population.
Cela dit, dans les démocraties, il y a des périodes de calme relatif et des périodes où les choses s’embrasent davantage. Mais nous devons admettre le côté négatif du système démocratique. Du temps de Bourguiba et de Ben Ali, nous nous plaignions, nous Tunisiens, des répressions, du musellement de la parole et de tant de choses qui sont l’apanage des dictatures. Mais, d’un autre côté, il y avait un calme relatif, c’était un fait parce que les forces sociales qu’elles soient syndicales, intellectuelles ou autres étaient mises en sourdine par la force.
J’ajouterais que nous n’avons pas des traditions démocratiques dans notre pays. A l’époque moderne en particulier, depuis 1956 jusqu’à 2011, nous n’avons pas connu de démocraties, même si on n’a pas non plus connu un totalitarisme pur et dur, à la manière fasciste, stalinienne. On a plutôt vécu l’expérience d’un autoritarisme modéré.
Cela dit, nous avons fait une révolution et il faut du temps pour qu’il y ait intériorisation des règles démocratiques et constitution d’un équilibre. Un équilibre que nous n’avons pas atteint. Par conséquent, le Parlement fonctionne mal, nos institutions sont en deçà des attentes et notre Constitution a été mal faite.
Si l’on part dans tous les sens aujourd’hui, c’est que les conditions actuelles du monde font que chacun exprime son point de vue à travers les réseaux sociaux. Autrement dit, chacun peut s’ériger en penseur politique.
L’on chemine à reculons, cela est perceptible. Mais pour qu’il y ait une démocratie qui fonctionne, il faut un niveau économique stable et relativement élevé.
On lit et on entend souvent dire qu’en cette Tunisie nouvelle, règnent le chacun-pour-soi, la négation de l’autre et parfois, et là ce n’est qu’un euphémisme, la loi du plus fort. Serait-ce l’aboutissement logique d’une dictature camouflée cette fois-ci, un autre type de dictature, d’ailleurs ?
Après avoir vécu des périodes qui ne sont pas très mauvaises par rapport à des pays semblables au nôtre, c’est normal qu’il y ait du désordre, que chacun dise ce qu’il veut. Je n’accuse uniquement pas les dirigeants politiques d’incompétence, mais la population a, elle aussi, tort de croire que la liberté est de faire tout ce qu’on veut et de revendiquer parfois l’impossible. Les gens devraient comprendre qu’un changement de cap aussi important nécessite des moyens. Or, nous sommes en période de dépression économique extrêmement importante. Il faut donc du temps, pour jeter les fondements d’un réel progrès économique, à commencer par la mise en place d’une industrie suffisamment performante.
Par ailleurs, il faut dire que majoritairement dans les grandes villes surtout, il y a comme une sorte de résignation. De là, on doit éviter de s’affoler, criant à la catastrophe, à la moindre agitation. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, il n’y a ni guerre civile ni milices chez-nous. Bref, il faut accepter le réel tel qu’il est et essayer de l’améliorer en répandant des idées pour cela.
Pour l’historien que vous êtes, par quelles dérives successives serait passé notre pays pour être à ce stade de dérèglement, de dysfonctionnement et de discrédit de tous et de chacun ?
Les gens considèrent que nous sommes dans un très mauvais état, qu’il y a de la violence partout. Moi, j’ai vécu et j’ai observé de près les premières années de la révolution : 2011-2012-2013. Les choses ont été plus détraquées et plus désorganisées que maintenant. Il n’y a pas eu uniquement quelques assassinats. Aucun gouvernant, quel que soit son niveau, ne pouvait, de surcroît, aller dans telle ville sans être hué par la foule. A partir de 2014, il y a eu une stabilisation par consensus, les gens se sont assagis : les laïcistes ont trouvé un chef, les islamistes se sont calmés en s’organisant dans un parti. Cela a duré de 2014 jusqu’à 2018. Sauf qu’il y a eu par la suite de petits problèmes, du fait de l’âge de Béji Caïd Essebsi qui a mal géré en voulant faire un régime présidentiel sans avoir les moyens de le faire constitutionnellement. S’y ajoute le « familialisme » catastrophique dont il a fait montre. A partir de 2019, il s’est avéré que la Constitution fonctionne mal, il y a eu aussi une fragmentation des partis. D’ailleurs, je n’ai jamais compris comment un État puisse admettre qu’il y ait plus de 200 partis.
Par ailleurs, nous sommes toujours dans cette fausse querelle entre Laïcistes et Islamistes. En tant qu’homme âgé, je trouve que le rythme d’existence des Tunisiens n’a pas changé. Il y a toujours des femmes voilées et des femmes qui ne le sont pas. Je ne vois pas que la Tunisie est un vrai pays laïque, depuis l’époque de Bourguiba, d’ailleurs. Car dans un pays laïque, on ne met pas le coran au début d’une diffusion radiophonique. On n’observe pas non plus le ramadan.
Il faut, au demeurant, réaliser que les Tunisiens sont attachés à des habitudes, mais que tout le monde est entré en politique avec des idées fausses. Pourquoi tant de violences, dirais-je ?
Je trouve qu’il y a un ensauvagement de certains groupes dans le Parlement et ailleurs. Tout cela est irrationnel.
Si je peux en tirer une conséquence, je dirais qu’il y avait au début de la révolution un désordre maîtrisé pendant quelques années, mais qu’à la fin, on assiste aujourd’hui à un désordre d’un autre type.
Il faut, du reste, retenir que la démocratie a une justice, des institutions, une armée et une police. Car un État, par définition, éduque et réprime. Que ce soit en Allemagne, en Angleterre ou en Tunisie, l’État a besoin d’un bouclier pour se protéger et protéger la société. On ne peut pas laisser les gens mettre la main sur les richesses du pays. On peut faire des concessions au profit de certaines régions mais à travers des projets et sous le contrôle de l’État.
Malheureusement, aujourd’hui il n’y a ni pédagogie ni pensée s’agissant de la vision politique du pays. Pire, il n’y a pas un seul qui puisse s’élever à un niveau de vision globale des maux du pays. Le peuple n’a pas su choisir, mais il n’avait pas beaucoup de choix aussi.
Pour que le pays puisse trouver son chemin, je pense qu’il faut changer la Constitution, opter pour un régime mi-présidentiel mi-parlementaire. Il faut également qu’il y ait un débat véritable et intellectualisé et non pas des mots en l’air. Tout au plus, il faut que les médias s’améliorent et il faut, surtout, savoir patienter.
D’après certains géopoliticiens et anthropologues occidentaux, sociétés endogames dont la nôtre et démocratie seraient peu compatibles. Trouvez-vous ce jugement assez fondé ?
Avant tout, l’endogamie et la consanguinité relèvent du champ de l’anthropologie. Puis, je ne vois pas qu’un pays entier de 12 millions d’habitants serait endogame. Cela existait avant dans les villes et les campagnes. Aujourd’hui, ça a beaucoup changé, je vois un mélange de populations tel qu’il n’en a jamais existé, ni à l’époque coloniale ni au début de l’époque de l’indépendance.
Par contre, s’il y a une endogamie au niveau politique, elle serait représentée par de petits cercles de politiciens dans le Parlement, le gouvernement, etc. Elle serait aussi représentée par de petits groupes qui s’intéressent à la politique via les réseaux sociaux. Ce sont des politicards dont le seul intérêt tourne autour de la chose politicienne et non pas politique.
Ces classes politiques semblent encore un peu sauvages, en ce sens que chacun veut arracher une part de privilèges. Le sens de l’Etat leur fait défaut. D’autre part, pour ceux qui se lancent dans des idéologies islamistes, laïcistes ou gauchistes, je rétorque que ces choses sont dépassées et ne correspondent ni aux spécificités tunisiennes ni à l’état du monde actuel.
Mais, pourquoi il n’y a toujours pas un bon timonier capable de sauver la barque ?
Écoutez ! Quand on a appelé Napoléon Bonaparte au pouvoir, dix ans après le déclenchement de la Révolution française (1789-1799, ndlr), il a clamé : « La révolution est terminée ». Quand il y a eu la Révolution d’octobre soviétique (1917, ndlr), Staline et ceux qui ont suivi ont réussi à stabiliser le système. On l’aime ou on ne l’aime pas, cela importe peu, l’essentiel c’est que ce système fonctionnait.
Aujourd’hui et dans notre cas, je trouve ahurissant le fait d’appeler les gens à revenir à l’esprit de la révolution de 2011. A mon sens, comme le disait Merleau-Ponty « la révolution doit changer en gouvernement ». C’est-à-dire on doit capitaliser les acquis de la révolution pour en faire un système structuré et organisé qui fait marcher le pays normalement. Institutions, économie, mentalités, médias, etc, devraient s’inscrire dans une nouvelle orientation faite d’idées et de valeurs susceptibles de guider le pays vers des lendemains meilleurs.
Les médias quant à eux devraient accomplir pleinement leur rôle, celui d’éduquer le pays bien évidemment.
Il faut réconcilier la Tunisie avec elle-même, et là je m’adresse à toutes les institutions du pays : président, gouvernement, parlement, etc. Le Président de la République, même s’il n’a pas beaucoup de pouvoirs, doit réconcilier les esprits surtout dans la sphère politique et jouer le rôle de père de la nation. Car les idées populistes ne servent en aucun cas le pays.
En traversant votre salon, j’ai vu des tableaux dégageant une émotion étrange, comme celle survenant lors d’un naufrage. Est-ce un symbole ? Si oui, peut-on dire que notre petit naufrage fait partie de ce naufrage des civilisations qu’évoque l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf ?
Plutôt que naufrage des civilisations, je dirais de profonds changements datant de la fin du 20e siècle et se poursuivant au 21e siècle. C’est qu’il y a un nouvel équilibre à l’échelle mondiale. A un moment donné, le monde a beaucoup produit sur le plan intellectuel et artistique. Aujourd’hui, cela tourne au ralenti de ce côté-là. Mais l’on ne cesse de rebattre les cartes d’un monde bousculé.
Par-delà, en Tunisie nous n’avons pas de vision de la réalité mondiale. Il n’y a pas d’intérêt pour le monde extérieur et les Tunisiens sont peu disposés à faire l’effort nécessaire pour comprendre le monde autour d’eux.
Quel livre lisez-vous actuellement ?
Là, je lis beaucoup. Les livres meublent ma solitude. D’ailleurs, je viens d’achever les mémoires d’Obama. Mais je dois dire que j’ai toujours besoin de me focaliser sur quelque chose. De ce point de vue, je compte écrire un petit livre qui ne soit pas trop savant sur l’évolution de la pensée islamique. J’y aborderai le sunnisme, le chiisme et cette richesse extraordinaire de la pensée philosophique et soufie. J’étais très impressionné en relisant les poèmes d’Ibn Arabi dernièrement.
Hamon
24 décembre 2020 à 08:33
Admirable. Je partage sur ma page FaceBook, d’autant que cela concerna tout autant, au moins tout autant, la réalité poiliticomédiaticoculturofraçaise…
BELGHITH AYADI
25 décembre 2020 à 07:57
des interviews pareils font fleurir nos cœurs, nous donnent un peu de lumière dans un pays où le vacarme fait rage, tout le monde essaye de comprendre ce qui se passe en Tunisie, la Tunisie est pleine de penseurs et sages il faut les réveiller pour faire conduire notre pays aux bien-être de et la prospérité. Dieu protège la Tunisie.
Djaït
25 décembre 2020 à 14:46
Papa aurait dû faire de la politique..
El greco rached
9 mai 2021 à 19:09
Un grand monsieur
Un grand cerveau
Un grand Tunisien à consulter et écouter