Comment rendre à nouveau présentes et visibles, pour un lecteur, ici et maintenant, des images et des tranches de vies qui viennent du passé ?
La question saute à l’esprit et résonne à la lecture des premières lignes de l’ouvrage « Quelqu’un meurt au sud » de notre collègue, l’écrivain-journaliste au journal Assahafa, Kamel Hlali.
« Sheikh Hamida regarda l’embouchure du puits. Au fond, l’eau scintillait comme le verre. Seuls les couacs d’un corbeau transgressaient le silence d’une après-midi automnale ». Ainsi, s’ouvre la première nouvelle intitulée « Un corbeau en pleine après-midi d’automne ».
Le premier contact avec ce recueil de neuf nouvelles laisse présager un univers fade, une ambiance et une construction beckettiennes (en référence au dramaturge irlandais d’expression française, Samuel Beckett). Quant aux personnages, notamment Douja dont « le crâne » est comparé à celui d’une tortue, ses sœurs Aicha et Meherzia, ils semblent, au premier contact, souffrir de vide et de crises intérieures. Sauf qu’au fil de la narration, l’on se rend compte de l’habileté de l’auteur à s’emparer de tout ce qui s’anime dans un monde rural qui lui est très familier pour en jouer librement. Il use, pour ce faire, de registres variés : populaire, familier, neutre et parfois du registre soutenu. L’insupportable devient supportable, l’insoutenable soutenable et le narrateur réussit, non sans brio, à décrire, à visualiser et à faire sentir la beauté qui se cache derrière la dureté. Litotes, oxymores, satires et chants populaires revenant en leitmotiv au fil des textes servent à magnifier la misère et à composer une symphonie pastorale peu ordinaire.
De la narration romanesque à la narration filmique
A la lecture de nouvelles comme « le fossoyeur de dynasties », « Vendeurs de cadavres » ou encore « Les cinq poules d’Om Elkhir », le lecteur saisit rapidement la perfection de la trame narrative. Le cadre spatial étant majoritairement la campagne de Haffouz, délégation rattachée au gouvernorat de Kairouan et autrefois appelée « Pichon », l’auteur, originaire de la même ville mais depuis des décennies établi à Tunis, sait reconstruire la réalité à partir d’un grand travail de mémoire. Fin observateur du comportement des hommes et de leur condition, il signe des textes suivant une trajectoire narrative ascendante en usant de procédés narratifs privilégiant dualités et style imagé. Projections-déjections, désirs et peines, accumulations, dramatisations, dédramatisations, l’auteur joue sur les gestes, les mots, les situations et multiplie les quiproquos tout au long de son œuvre. Il donne ainsi à lire et à voir une théâtralité fragmentée, tout comme l’est son texte.
Avec des personnages dupes et naïfs mais qui, de temps à autre, émettent des prophéties, des phrases résumant à elles seules la complexité de l’existence humaine, le temps est au jeu. Un jeu à la fois simple et complexe, fait de métamorphoses, d’égarements et d’ambiguïtés.
Sous la plume de l’auteur, les esprits, les corps et les cadres spatiaux dans lesquels évoluent les personnages sont exposés à nu. La vibration de leurs mondes respectifs, leurs tremblements et leurs ébranlements se font sentir, se font voir. Grâce à une description minutieuse et souvent poétique, l’auteur écrit, narre et capte le mouvement d’un milieu rural fait de paradoxes : dureté – beauté, pudeur-impudeur, candeur – coquetterie. D’une nouvelle à l’autre, il agence les mots finement et habilement, offrant à son lecteur une symphonie pastorale peu commune, des toiles dignes de grands peintres réalistes, naturalistes. La narration devient ainsi tantôt photographique tantôt filmique. En témoignent, entre autres, des fragments de textes relevant de nouvelles comme « Le fossoyeur de dynasties » et « Vendeurs de cadavres », où le nouvelliste transporte son lecteur du local vers l’international pour revenir sur les dégâts occasionnés par l’invasion de l’Irak. Les ruines, les cadavres parsemés ici et là, les chars, les orphelins, les damnés de la terre deviennent touchables et visibles grâce à une description télescopique, mais aussi grâce à une pulsation scopique branchée sur la pulsation d’un paysage apocalyptique.
Intertextualité et questionnement
Quand Douja apostrophe le créateur du monde lui demandant pourquoi l’avoir autant malmenée, ou encore en comparant Dieu au commun des mortels, notamment l’ancien président tunisien Habib Bourguiba « nageant, entouré d’anges gardiens », l’auteur remet plutôt en question bien des convictions et certitudes. La justice divine, la sagesse des hommes, le silence des pierres, le mutisme des cadavres et de ceux qui ont quitté ce bas monde, somme toute, la tranquillité du monde.
Accusant les forces de sécurité d’inertie, et par ricochet l’Etat de laxisme s’agissant du viol de Douja, l’auteur fait allusion au vrai rôle de l’Etat, à la relation gouvernants-gouvernés, à l’asservissement des hommes au nom de la loi et du maintien d’un équilibre non atteint.
Le désir des hommes, la libido des femmes, d’enfants et de filles pubères, les grands espaces vides, l’attente, les croyances populaires, l’époux anglais de la sœur de Douja et les morts réunis dans un paradis, fort semblable à leur milieu rural d’origine, sont des juxtapositions et des superpositions qui rappellent les textes de Hanna Mina et son écriture réaliste, Abou Al Alaa Al Maârri et son chef-d’œuvre « l’épître du pardon », Samuel Beckett, Bertolt Brecht et bien d’autres.
« Quelqu’un meurt au sud » serait ainsi une synthèse parfaite du déjà vécu et du déjà lu. Les personnages accomplissent parfaitement leur volatilité, leur transitivité et leur légèreté. Cet ensemble d’histoires superposées et de temporalités parallèles où les séquences s’enchaînent au rythme du battement d’ailes d’un colibri s’élève au rang d’un kaléidoscope d’images. Lequel kaléidoscope est fait de mots et de musique. Cette symphonie narrative qui pousse le lecteur à questionner son double serait, à bien des égards, digne d’une adaptation cinématographique».