Pour la clarté de la vision et l’urgence de l’action

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Par Radhi MEDDEB*

Il y a dix ans, Zine el-Abidine Ben Ali fuyait le pays sous la pression de la rue. L’espoir était alors immense d’une concrétisation rapide de toutes les exigences portées par les slogans scandés inlassablement, à travers les villes et les campagnes, un mois durant. La Tunisie entière s’était levée comme un seul homme pour une reconstruction collective et un avenir meilleur.

Au fil des ans, la réalité, faite de difficultés économiques et sociales grandissantes, ramenait les jeunes, les femmes, les régions à leur triste sort. Le désenchantement prenait le relais de l’espoir. Les apprentis politiques avaient beau nous susurrer que la révolution n’avait pas de prix, mais qu’elle avait un coût, qu’il fallait une décade pour que les choses aillent mieux et que les citoyens perçoivent dans leur quotidien les effets du changement. Rien n’y faisait. La gestion était brouillonne. Les résultats étaient en rupture avec les attentes et la réalité se dégradait de jour en jour, tant sur le plan économique, que politique, sécuritaire ou diplomatique.

L’incompétence était légion. Les égoïsmes de tous bords prenaient le pas sur l’intérêt général. La solidarité n’était plus qu’un vain mot.

La révolution a été le point d’orgue de deux mouvements indépendants: l’exigence de dignité émanant des jeunes des régions intérieures, en quête de meilleures conditions de vie, d’emploi et plus généralement d’opportunités économiques et celle de liberté, venue des villes, des intellectuels et de la petite bourgeoisie, en quête de liberté d’expression, d’association et de réunion.

Cette exigence de liberté ne se serait probablement pas exprimée si elle n’avait pas trouvé une couverture et une protection dans le soulèvement de la dignité. La conjonction des deux vagues avait abouti à ce qui avait été qualifié de la Révolution de la liberté et de la dignité.

Très vite, les professionnels de la politique avaient repris la main sur les jeunes, les révoltés, les indignés. La révolution, sans encadrement ni leader, avait été récupérée par des «élites», un moment, déboussolées.

Ces nouvelles élites politiques n’avaient, pour l’essentiel d’entre elles, aucune expérience de l’exercice du pouvoir ni de la gestion des affaires courantes. Elles se sont donc investies dans ce qu’elles pensaient savoir faire de mieux : les assemblées générales des amphithéâtres universitaires, des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt du siècle dernier, ont ressuscité avec leurs joutes homériques et leurs échanges enflammés.

Entre-temps, l’inclusion, la demande de «capacitation», l’affirmation des jeunes, des femmes, des diplômés, des représentants des régions en autant de parties prenantes, bref tous les sujets qui avaient été regroupés sous le vocable fourre-tout de la dignité ont, tout simplement, été occultés, non traités.

La révolution des gueux aura été instrumentalisée par les professionnels de la politique, des tribuns au verbe haut et au contenu, souvent, populiste et démagogique. Elle leur aura été dérobée. Aux revendications de la liberté d’entreprendre, nos constituants ont opposé la liberté de grève, comme si l’une était exclusive de l’autre. La liberté d’entreprendre a été rejetée car relevant, pour des constituants fougueux, d’une manifestation de «libéralisme sauvage».

L’incapacité de comprendre les questions économiques, l’incapacité de les adresser a été une récurrence dommageable de l’élite politique tunisienne, toutes tendances confondues. Lors d’une entrevue qu’il m’accordait en février 2012, le défunt Chef de l’État, Béji Caïd Essebsi me disait : «L’économie relève de la technique. Son temps viendra plus tard. Le temps, aujourd’hui, est éminemment politique. Seule, l’action politique compte.»

Dans la même veine, un leader politique de premier plan d’Ennahdha qui se reconnaîtra, me disait en 2013 : «Nous avons été dans l’opposition et la clandestinité pendant vingt ans. Nous luttions alors pour le droit d’exister et la liberté d’expression. Pendant tout ce temps-là, l’économie a été, pour nous, un continent impensé.»

La nouvelle élite politique partage cette vision éculée qui découpe le temps en tranches, politique, sociale, géopolitique, sécuritaire et peut-être, économique, un jour… pourtant, la vie n’est pas un spectre monochromatique, mais une fresque multicolore.

Nos dirigeants sont, culturellement, d’un autre temps que le temps, ailleurs, a balayé. Combien d’entre eux peuvent-ils être sensibles à ce cri du cœur de ce conseiller d’un jeune gouverneur de l’Arkansas, jadis, candidat à l’élection présidentielle américaine: «Et l’économie, imbécile… !»

La Constitution, dans sa version adoptée, aura été, par sa recherche systématique du consensus, un supermarché de la logorrhée politique. Tout y est et son contraire. Les ambiguïtés y sont légion. Le consensus, érigé en mode de gestion des différends, a remis, en permanence, aux calendes grecques les arbitrages et les synthèses.

La gouvernance est complexe sinon compliquée. Au prétexte de partager le pouvoir pour éviter son accaparation par une seule partie, elle le disperse et le dilue, rendant son exercice impossible. Elle multiplie les instances dites indépendantes. Or, celles-ci sont congénitalement phagocytées, leurs membres devant être élus par l’ARP. Dès lors, la composition de ces instances est le reflet de la géographie de l’assemblée, de ses coalitions et de ses alliances. Leur indépendance est un leurre. La plus importante de ces instances, la Cour constitutionnelle, élément essentiel de l’écheveau institutionnel, devait constitutionnellement se mettre en place au plus tard un an après l’adoption de la Constitution. Sept ans plus tard, elle n’est toujours pas là… !

La seule instance à connotation économique, «l’Instance du développement durable et des droits des générations futures» est tout simplement passée à la trappe. Personne ne s’en soucie. Plus de cinq ans après l’adoption de la Constitution, la Commission de Venise, saisie par les autorités tunisiennes en 2019, avait publié un avis sur le projet de loi organique relative à cette instance. Elle s’y interrogeait sur les pouvoirs et les fonctions propres de cette instance. Elle attirait l’attention sur le flou entourant son champ de compétence. Elle appelait à revoir la procédure et les conditions d’éligibilité de ses membres, posait le problème de sa représentativité et de son efficacité. Il n’en fallait pas tant pour enterrer le projet.

L’organisation d’un nouveau dialogue national pour sortir le pays de sa crise multiforme est, dans le meilleur des cas, vaine et dans le pire, contre-productive. Le temps des palabres est révolu. L’état de l’économie nationale, celui des finances publiques ne permettent plus aucune perte de temps. Nous jouons depuis un moment le temps additionnel. L’arbitre s’apprête à siffler la fin de la partie.

Que faire ?

Sur le plan politique, la messe est dite. La construction institutionnelle imaginée par nos constituants a largement montré ses limites. La recherche louable de garde-fous aux pouvoirs d’un seul pôle a abouti à un système difforme et ingérable.

Nous n’avons pas d’autre choix que la révision constitutionnelle pour l’introduction d’une dose accrue de présidentialisation du régime et une clarification de la répartition des rôles entre les deux têtes de l’exécutif. Il est anormal que le Président de la République soit le seul personnage politique élu directement au suffrage universel, qu’il incarne toute la légitimité populaire et qu’il soit, en même temps, cantonné à «inaugurer les chrysanthèmes».

Nous devons changer de mode de scrutin afin de favoriser la constitution de majorités claires. L’efficacité doit commander à la nouvelle construction institutionnelle. Le nombre de députés doit être revu à la baisse. L’inflation des instances dites indépendantes doit être maîtrisée. Le mode de désignation et la durée de mandats de leurs membres doivent être redéfinis pour assurer leur véritable indépendance.

Le Conseil économique et social doit être réhabilité, institué en deuxième Chambre constitutionnelle consultative. Ses prérogatives doivent être étendues à la dimension environnementale. Ses membres doivent représenter les organisations nationales et la société civile, à l’écart des appartenances partisanes, avec un quota réservé aux compétences sectorielles.

Il est urgent que cessent les polémiques et les diversions qui n’ont de but que de diviser le pays sur des sujets souvent dogmatiques. Cela mine le moral des Tunisiens, leur fait perdre confiance en leurs moyens et limite leur ambition à quitter le pays avec les drames, au quotidien, des boat-people en Méditerranée.

La Tunisie a besoin d’un minimum de stabilité pour restaurer la confiance et prendre les bonnes décisions au bon moment. L’ambiance délétère, actuelle, paralyse les responsables de l’administration et les condamne à ne prendre aucun risque. L’opportunité manquée de s’assurer, en mars dernier, contre la hausse du prix du pétrole en est une parfaite illustration. Elle a fait perdre au pays des centaines de millions de dollars, sinon plus.

Sur les plans économique et social, et à l’instar du goût amer de ce Xème anniversaire, la médication sera dure à avaler.  En pleine Seconde Guerre mondiale, face à la chambre des communes, Churchill n’avait rien d’autre à promettre au peuple anglais «que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur».

Notre classe politique a toujours refusé le langage de la raison et du devoir. Elle s’est complue dans la caresse du peuple dans le sens du poil.

Nos gouvernants, sous prétexte d’investir dans la paix sociale, ont constamment favorisé le traitement social au traitement économique. Ils ont embauché à tour  de bras, créé des centaines de milliers d’emplois fictifs, donnant l’illusion de la dignité à des jeunes sans espoir. Ils ont distribué les fonds de tiroir, cassé les tirelires, vidé les caisses et approfondi l’endettement.

Pendant les dix dernières années, les réformes ont été souvent perçues comme autant de contraintes imposées par les bailleurs de fonds étrangers, Fonds monétaire international en tête. Il est impérieux que cela cesse et que les bonnes réformes soient portées par les autorités, partagées et appropriées par un maximum de parties prenantes et perçues comme autant de voies pour une relance saine de la croissance et de l’inclusion.

Nous avons tellement tardé à ne rien faire que tout est devenu urgent. Les caisses sociales et de retraite sont à la rue. La compensation des prix à la consommation est, de l’avis de tous, une source de gaspillage inacceptable. L’éducation, la santé, le tourisme, le phosphate, les services publics sont autant de secteurs en mal de réformes majeures. Le transport en commun est en rupture totale avec les besoins de la population. Il a d’ailleurs été le maillon faible dans la lutte contre la pandémie. Les multiples exclus de l’emploi, de l’initiative économique, de la croissance, de la santé ne se contenteront plus de slogans ou de déclarations. Ils exigent déjà que les barrières diverses et multiples soient levées pour leur permettre d’être de véritables acteurs du développement et maîtres de leur destin.

Nous devons donner sa chance à chaque citoyen, homme ou femme, jeune ou moins jeune, de l’intérieur ou de la diaspora, indépendamment de sa condition sociale ou de son origine régionale. L’inclusion doit être le dénominateur commun de toutes les politiques publiques. Cela passera par une politique volontariste d’aménagement du territoire et du développement régional, mais aussi par la promotion de l’inclusion financière, d’un accompagnement et d’un soutien personnalisé à chaque porteur de projet.

L’inclusion financière est une obligation  ardente. Il est temps de cesser de porter un regard condescendant sur la micro-finance ou plus exactement sur sa seule expression autorisée en Tunisie, le micro-crédit. L’écrasante majorité de nos responsables financiers ne croient pas dans les vertus inclusives de ce mode de financement, surtout quand il est associé à l’usage du digital. Leur scepticisme, souvent idéologique, n’a de raison que leur méconnaissance du secteur et de ses bonnes pratiques à l’échelle internationale. Plus de 400.000 micro-entrepreneurs bénéficient aujourd’hui des interventions de ce secteur, faisant vivre au moins autant de familles, soit près de deux millions de Tunisiens. Sa croissance est à plus de 30% l’an quand l’économie nationale régresse de 10% sur la dernière année. Le potentiel de développement est immense. Il y a là une voie royale pour éviter que des pans entiers de l’économie et de la société tunisiennes déjà vulnérables ou fragilisés par la pandémie ne basculent dans la pauvreté ou l’informel.

Il est urgent de restaurer la valeur du travail et de l’effort, de mettre fin à tous les emplois fictifs, à tous les détachements de complaisance, d’auditer la fonction publique pour l’expurger des recrutements partisans, de lier la rémunération au résultat et à la contribution effective à la création de valeur.

La restauration de nos grands équilibres macroéconomiques et financiers est une obligation. Cela passera inéluctablement par une cure d’amaigrissement de l’administration, un redéploiement tant fonctionnel que régional de ses effectifs, une lutte sans merci contre les gaspillages, un choix plus avisé des investissements publics, mais également une politique d’inclusion fiscale réhabilitant le Tunisien avec son devoir et ses obligations, dans la transparence, la justice et l’équité.

Il est urgent de convenir avec les partenaires sociaux d’un plan de restructuration des entreprises publiques sans dogmatisme, ni a priori.

Le service de la dette atteint des niveaux insupportables. Il résulte d’une gestion laxiste des finances publiques sur les dix dernières années, mais aussi du glissement permanent du dinar qui a considérablement appauvri le pays. Cette situation exige une gestion active de notre endettement extérieur, faute de quoi  le pays irait fatalement vers un défaut de paiement. Une relance forte de l’offre devra être initiée avec la définition et la mise en œuvre de stratégies sectorielles multiples tant dans les secteurs traditionnels : bâtiment et travaux publics, artisanat, industries textiles, mécaniques, agroalimentaires…, que nouvelles telles que les énergies renouvelables, l’éducation, la santé, les services aux entreprises, la gestion de services publics urbains, le digital…

Cette relance n’aura de chance de réussir qu’à la condition d’être accompagnée d’un choc de confiance à travers l’amélioration du climat des affaires, la levée des entraves administratives, la digitalisation de la relation entre l’administration et le citoyen et une libéralisation audacieuse du code des changes. Le secteur privé é été substantiellement résilient jusque-là.

La pandémie pourrait lui porter un coup fatal si le pays ne se remettait pas rapidement en ordre de marche. Un plan volontariste de soutien aux entreprises et notamment celles des secteurs sinistrés (tourisme, artisanat, transport, restauration,…) doit être mis en œuvre dans les mois à venir afin d’éviter toutes les conséquences sociales que la situation actuelle pourrait induire. Nous devons refonder l’éducation, la débarrasser des scories idéologiques et dogmatiques qui la minent, la propulser dans la modernité par les moyens, les contenus et les méthodes.

Nous devons nous souvenir que Khéreddine Pacha fonda le Collège Sadiki en 1876 avec un enseignement moderne des sciences, des mathématiques et de la littérature, dispensé à de jeunes Tunisiens, tous milieux sociaux confondus, et avoir l’ambition et le projet d’inventer de multiples nouveaux collèges Sadiki.

La culture et l’éducation sont notre seule planche de salut. Elles ne produiront, toutefois, leurs effets que sur le très long terme et sous réserve de clarté des objectifs et de la vision et de persévérance dans la mise en œuvre.

La pandémie a mis à nu notre système de santé et démasqué ses multiples défaillances. Il est temps d’arrêter les replâtrages et d’engager sa refondation globale. La santé n’est pas seulement un secteur social.

Elle est aussi un secteur économique qui doit être géré avec rationalité. Sa gouvernance doit être revue et réformée afin d’arrêter cette double hémorragie de ses meilleures compétences, du secteur public vers la libre pratique et du pays vers l’étranger.

L’offre d’un meilleur service de santé passe moins par la création de nouveaux établissements hospitaliers que par une optimisation des capacités existantes et leur maintenance. Cela est d’autant plus le cas aujourd’hui que les finances publiques sont exsangues, cela même si une telle démarche n’est en ligne ni avec les demandes des régions ni avec les promesses populistes mais sans lendemain des politiques.

Nous ne vivons pas à l’écart du reste du monde. Assumons nos responsabilités à l’égard des questions globales.

Sur un autre plan, la transition écologique, avec la nécessaire adaptation au changement climatique, est une urgence. Celle énergétique avec le développement des énergies alternatives, la recherche d’une plus grande efficacité énergétique, mais aussi le positionnement sur des filières nouvelles et prometteuses, est une ardente obligation. La digitalisation est une nécessité absolue. Nous avons trop tardé à prendre ces multiples virages.

Nous sommes concernés par le dérèglement climatique, par ses effets induits comme l’élévation du niveau de la mer, l’érosion du littoral, le recul de la biodiversité, l’avancée de la désertification, la stérilisation de nos terres agricoles, la raréfaction de nos ressources hydriques, l’extinction de nos espèces endémiques…

La Tunisie doit s’engager résolument dans la lutte contre le crime organisé: la drogue, l’extrémisme religieux, le terrorisme, la fraude fiscale, la contrebande… Ces problèmes sont globaux. Ils ignorent les frontières administratives. Leurs solutions ne peuvent être identifiées et mises en œuvre que dans une approche pluridisciplinaire, globale, concertée et coordonnée.

La dimension sécuritaire ou coercitive est souvent mise en avant. Elle est essentielle sous le feu de l’urgence. Elle est illusoire si l’action devait s’y limiter. Le traitement de ces questions globales relève du changement culturel. Il exige une approche multiple qui se déploie sur les axes de l’éducation, de l’information, de la démonstration, de l’incitation et enfin de la sanction, dans ses deux dimensions : positive et négative.

Tout cela ne sera possible que par un positionnement géopolitique rénové, fondé sur une analyse objective au service des seuls intérêts de la Tunisie, sans alignement dogmatique ni autre cap que celui d’être au service de la Nation.

(*)Expert économique, Président

«Action et développement solidaire

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