«Martyr» ou «Chahid» ?
Il est primordial de rappeler la différenciation pertinente qu’a fait le philosophe Fethi Meskini dans son livre «L’immigration vers l’humanité» entre le martyrisme chrétien et martyrisme islamique : «Si le christianisme a inauguré la liaison entre le martyrisme et la mort, l’Islam a transformé cette liaison chrétienne d’une réaction missionnaire à une volonté d’autorité violente» (5).
Le martyr selon l’Islam est plus violent que le martyr chrétien, ses actions sont plus radicales, c’est pour cette raison que c’est impossible de les comparer, Meskini ajoute «c’est pour cela que quand l’Islam est apparu comme “dernière” étape de la religion monothéiste, il a enraciné la notion de martyrisme… et l’a poussée à son extrême possibilité métaphysique : production de la mort et son échange avec l’ennemi païen. Et soudain il fut bâtie la plus grande machine de mort éthique qu’a jamais connue l’ancien Moyen-Orient… le martyr islamique ne complète pas le martyr chrétien, le martyr réagissant devant sa mort, dans rien, il paraît qu’il ose même s’approprier la manière des païens dans leur honneur porté au sacrifié pour une grande cause, et la référer à la bravoure connue chez les arabes»(6).
A ce stade, il faut souligner la notion de «Martyr» telle qu’elle se présente dans la pièce de Mayenberg, sa signification dans le christianisme est différente de celle dans la culture arabo-musulmane. «Martyr» est une notion spéciale dans la culture chrétienne qui n’est pas le martyr de la culture islamique (dans ses deux enseignements sunnite et chiite).
La notion chrétienne de martyr dans l’ère moderne et que Mayenberg présente est en vérité une notion humaine dans le sens pathologique et non dans le sens dogmatique, tel que nous le connaissons dans la réalité arabo-musulmane actuelle avec le retour de l’Islam politique et djihadiste.
La différence entre un état psychologique, présenté comme crise de valeur telle que vit le protagoniste de la pièce Banjamin Südel dans «Martyr», et la vision du martyrisme dans les récits dogmatiques de l’Islam politique djihadiste lié à une vision cosmogonique, liée, et c’est le plus dangereux, à un projet politique.
C’est vrai qu’il y a des ressemblances formelles dans la notion d’extrémisme ou de fanatisme religieux dans l’un ou l’autre comportement (l’isolement, la dépendance aux livres saints, la répétition des citations et des lois d’une manière automatique, l’exagération dans le refus de tout le monde surtout la femme…) mais elles sont différentes de par la nature et le pari.
D’autant plus que le «martyr» ou le projet de martyr dans le cadre de l’Islam politique et djihadiste n’entre pas en discussion avec les autres, et n’utilise pas les arguments dogmatiques ou idéologiques, il se dirige directement à la négation de l’autre et son annulation à travers le mécanisme terroriste. Le martyr ou le projet de martyr islamiste se considère comme prolongation des martyrs de l’Islam originel dans sa pureté primaire qu’il faut continuer la transcription.
On ne pense pas que le «martyr» chrétien actuel, comme le présente Mayenberg, se considère émanant du martyrisme de la chrétienté originelle dans l’ère romaine, mais il est en vérité une expression d’une crise d’adolescence ou une expression d’une aliénation psychologique d’une tranche d’individus qui trouve dans la notion du Salut et dans les récits de purification chrétienne un terrain d’expression de leur rejet de l’entourage et du style de vie sociale, ainsi que leur refus des institutions répressives, telle l’institution éducative.
Dans ce cadre le chercheur dans le domaine de la science psychologique pathologique, Bernard Chouvier, clarifie dans son fameux ouvrage «Les fanatiques» la notion de martyr chrétien et démontre son mécanisme. Il considère que «le martyr ne passe pas habituellement pour un fanatique, bien au contraire. Le martyr est celui qui use de la violence de l’autre contre lui, le martyr est celui qui instrumentalise l’autre pour programmer son autodestruction. En érigeant l’autre en figure tangible du mal, il s’autoproclame automatiquement comme absolument bon et engendre du même coup un flux émotionnel groupal, ainsi que la compassion à son égard et envers les idées pour lesquelles il n’a pas hésité à perdre la vie»(7).
Cette congruence entre la forme chrétienne allemande et la forme islamiste actuelle que présente Jaïbi comme paravent à son adoption du texte de Mayenberg ne tient pas debout. Et il paraît que l’auteur allemand, en écrivant son texte, était sous l’influence horrifiée de l’apparition de Daech qui a menacé les portes des sociétés européennes, dont la société allemande, quand elle a attiré quelques-uns de ses jeunes à adopter ses idées djihadistes. Mais le phénomène ne s’est pas généralisé, d’autant plus que l’institution éducative allemande est considérée comme l’une des plus solides de l’Europe comparée à d’autres.
On ne pense pas que l’institution éducative allemande est dans cet état de détérioration et de chaos, comme c’est le cas dans les pays de l’Islam, pour qu’elle participe à l’alimentation de ce genre de glissements qui mène au fanatisme et à l’extrémisme. Comme on ne pense pas aussi que l’auteur Mayenberg s’est basé dans l’écriture de son texte sur le contexte sociologique dans lequel s’est propagé le phénomène de l’extrémisme, comme c’est le cas de son protagoniste, parce que sinon on devrait nier toute tendance d’extrémisme chez une tranche des jeunes allemands qui portent les slogans du nazisme ou de la compatibilité ethnique en dehors des formes de «martyrisme» dans le sens chrétien.
Comme il ne faut pas qu’on oublie aussi que l’auteur Mayenberg est fan de ces modèles archétypes dans ces écrits théâtraux, c’est-à-dire des individus isolés sombres, comme c’est le cas dans sa pièce «Feuergesicht» qui présente un personnage adepte de jeu avec le feu, adorant mettre le feu sur tout ce qui l’entoure, dont sa famille et sa maison familiale, ou dans la pièce «Der Häßliche» avec le personnage qui embellit son visage laid avec une chirurgie esthétique, vit le succès et la gloire, pour regretter après son visage original qu’il ne peut plus retrouver, et d’autres œuvres. On pense que Benjamin Südel fait partie de cette série de personnages archétypes sombres qui intéressent l’auteur Mayenberg.
A la suite de l’introspection de ces pièges des emprunts fallacieux et concernant la conformité que veut Jaïbi mettre en place entre deux visions culturelles différentes et contradictoires, au niveau de l’idéologie et de l’historicité, cela a été évident dès son texte de présentation de la pièce dans le prospectus quand il dit : «quand la famille démissionne, s’effondre l’institution éducative, se perd la religion entre le charlatanisme et l’opportunisme, quand la société devient imprudente et brutale et ne reste que peu d’individus qui croient en la raison, ne reste pour le jeune perdu qu’à s’agripper aux valeurs du «Salut» religieux extrémiste par le tranchant de l’épée».
Étudiant ce discours, qu’on ne peut comprendre qu’en le considérant comme discours dirigé vers une réalité culturelle spécifique, celle de la réalité tunisienne et des sociétés arabo-musulmanes qui vivent vraiment un effondrement de la famille et de l’institution éducative, la religiosité piratée par le charlatanisme et l’opportunisme n’est qu’une religiosité islamique, comme celle qu’on voit en Tunisie aujourd’hui et dans les sociétés exténuées par la présence de l’Islam politique.
Je ne pense pas que cet écrit concernerait des sociétés qui ont connu la réforme religieuse, la luminescence, les crises fascistes, le populisme, le rationalisme, la démocratie, l’état social parrain, les droits de l’homme ; desquelles ont émané la modernité et la postmodernité, ni concernerait une société dans laquelle les savants se nomment Luther, Kant, Hegel, Nietzsche, Feuerbach, Karl Marx, Adorno et Hannah Arendt.
Et quand il écrit dans le même prospectus en français «… ce sont là les motivations essentielles à la déconstruction brave des enjeux de la montée du fanatisme religieux dans l’œuvre de Mayenberg reportée à travers une vision de «l’ici et maintenant» dans un pays (Tunisie) au cœur des révolutions et dans une confrontation avec ses démons personnels», à mon avis, il est à côté de la vérité. Car réellement, tel que je le connais, il a la capacité de traiter un texte dramatique exprimant cette confrontation avec les démons personnels dont il parle et il a précédemment traité cela dans ses œuvres avec en tête «Khamsoun» bien avant cette grande montée du fanatisme religieux en Tunisie, et je pense qu’il n’avait pas besoin d’emprunter un discours autre pour exprimer «l’ici et maintenant» qui lui est cher et qu’il ne cesse de répéter à chacun de ses discours. Comme je ne pense pas que Jaïbi manque de connaissances des recherches tunisiennes d’introspection et de déconstruction de ce phénomène de montée de ce fanatisme religieux dans son pays, que ce soit dans le domaine de la recherche, des études ou des enquêtes, il nous suffit de citer, dans ce contexte à titre indicatif, ce qu’a effectué Hédi Yahmed, Ahmed Ndhif, Walid Elmejri, Monia Arfaoui et Hanen Zebis au niveau des travaux d’investigation, Amel Grami, Oubaied Khlifi et Jihed Ben Salem au niveau des études et recherches académiques, ainsi que leurs participations diverses dans l’effort de déconstruction du phénomène du fanatisme religieux, leurs écrits méritent de l’attention et de l’investissement dans un traitement artistique au théâtre, cinéma, drame et documentaire… est-ce qu’on a toujours besoin de «l’autre» pour écrire nos récits ?
Epilogue : Ou restauration d’un «paysage au-delà de la mort»
Mais malgré cette frustration, et puisque nous sommes dans le contexte allemand dramaturgiquement, l’interprétation de ce spectacle est une sorte de ramassage d’éparpillement d’une «explosion de mémoire dans une structure morte», comme l’a écrit le grand auteur théâtral allemand Heiner Muller qu’il nomme «Bildeschreibung» ou plus précisément comme décrit Hans-Thies Lehmann le théâtre postdramatique comme «paysage au-delà de la mort»(8), et c’est une notion qu’a lancée Muller sur ses écrits théâtraux et nouvelles postdramatiques.
Oui, cette lecture est une lecture nécrologique sur la mort d’une esthétique théâtrale liée à une action artistique théâtrale qui paraît finie et disparue avec son utopie esthétique trompeuse et sa tyrannie similaire à la rupture de la profanation d’une pièce, une profanation d’une pièce qui considère la création théâtrale avec tous ses composants comme image du destin, le destin tragique contradictoire avec le destin monothéiste porté sur l’espoir de l’entrée au paradis promis.
Et je pense qu’entre le tragique païen et monothéiste en liaison avec un dieu transcendant dans la réception esthétique théâtrale, et peut-être dans notre propre perception esthétique personnelle, elle a besoin d’être revue dans toutes nos œuvres à laquelle nous avons cru toutes ces années en suivant le parcours de Jaïbi et en la défendant avec toutes les armes possibles.
Il paraît que l’une des conditions du sens tragique est cette amertume qu’on sent devant la panne de la machine, la machine «Deus Ex Machina» qu’on fabrique avec nos mains, comme on fabrique les notions, des notions de besoin, comme le dit Gilles Deleuze pour rendre le salut possible à moindre prix.
Mais il paraît qu’à ce stade sommes-nous encore devant un «drame à stations» médiéval ?
J’ai dit qu’il paraît que l’acte de l’explosion nihiliste est annonceur de la fin d’une structure morte, que son auteur croit encore en la vie et que quelques fans croient encore possible de ressusciter.
Il est difficile de convaincre les adeptes d’élégies et des louanges que la multiplicité de celles-ci ne rendra pas vie au cadavre… je veux dire le cadavre d’une structure dramatique morte.
Texte traduit de l’arabe par
Ines ZARGAYOUNA
Notes :
(1) Jean Duvignaud, «Sociologie de théâtre», PUF, 1965.
(2) Markus Von Mayenberg, «Martyr», L’Arche Editeur,2012.
(3) Jean-Pierre Sarrazac, «Poétique du drame moderne», Seuil, 2012
(4) Walter Benjamin, «Que-ce que le théâtre épique?», (in) Ecrits III, Gallimard, 2002.
(5) Fethi Messkini, «L’immigration vers l’humanité» (en arabe), Manchouratte Dhifaf – Dar Al Aman- Kalima – Manchouratte Al Ikhtilaf,Beyrouth,2016.
(6) – op, cit.
(7) Bernard Chouvier, «Les Fanatiques, La Folie de croire», Odile Jacob, 2016
(8) Hans-Thies Lehmann, «Le théâtre Postdramatique», L’Arche Editeur 2002.