
Par Kaouther KHLIFI
«L’Anomalie», le moins qu’on puisse dire, c’est qu’aucun autre titre ne pouvait mieux correspondre à l’année que l’on vient de boucler. On croise vigoureusement les doigts pour un manifeste, pour un retour à la normale.
Je m’appelle Kaouther F. Khlifi.
F, c’est pour February et j’ajouterais 2021, au cas où…
«36° 48’ 1.757» N «10° 7’ 45.822» E
Anomaliste en devenir ? Je n’irais pas jusque-là !
Mais à peine sortie du vortex de la dernière page, ma pensée est de suite allée au vol MH370 de la Malaysia Airlines. Quelque chose comme un troisième ‘’exemplaire’’ du AF 006 ? Le rapprochement est séduisant à faire. Ouais…mais non !
Avant, sur la 4e de couverture, j’avais lu, à propos de Le Tellier : membre de l’Oulipo. Oulipo ? J’ai déjà lu, vu ou entendu cela quelque part, sans y prêter attention. Alors, d’une curiosité l’autre, j’ai gratté. Internet répond : ‘’C’est un groupe international de littéraires et de mathématiciens se définissant comme des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir’’, ou alors qui ‘’déjouent les habitudes pour atteindre la nouveauté’’.
Hervé Le Tellier est donc un auteur oulipien. Son texte aussi. Il est vrai que le roman apparaît comme une anthologie de genres — le noir, le psychologique, le philosophique, l’épistolaire… — pour le moins déroutante. Et appréhender la lecture avec cela en tête, c’est quand même beaucoup plus pratique.
«L’Anomalie» (Gallimard 2020) est un roman qui s’ouvre sur des entrées successives de personnages, a priori sans lien apparent les uns avec les autres. En en faisant un peu plus connaissance, on apprend qu’à un moment, ils ont tous pris un avion, le même. Celui qui, au mois de mars, le 10, va faire Paris-New York, non sans rencontrer quelques turbulences en cours de route, mais rien de grave.
Cent six jours plus tard, au mois de juin, le 24, la tour de contrôle du même aéroport reçoit un mayday d’un vol en tous points identique à celui de mars, sorti de nulle part, parce qu’aucun avion n’avait décollé de Paris. Par ‘’en tous points identiques’’, comprenez : même équipage, mêmes passagers, mêmes difficultés. Une duplication. La NSA appelle cela : un protocole 42, ‘’un cas n’obéissant à aucune situation étudiée’’.
Pour prendre toute la mesure de l’anomalie qui s’annonce, Hervé Le Tellier nous propose de suivre le destin de quelques-uns des deux cent quarante-trois passagers de l’AF 006, en original et en copie, non sans se demander : ‘’Combien de récits simultanés un lecteur consentirait-il à suivre ?’’ (Beaucoup de critiques ayant pointé du doigt la multitude des personnages proposés). Blake, Joanna, David, Lucie…, après avoir tranquillement atterri à JFK en mars et vaqué à leurs occupations, vont être invités, trois mois plus tard, à se confronter à des doubles d’eux-mêmes, chacun devant consentir à ce qu’un autre partage son territoire de soi, avec la même légitimité. Avant cela, politiques, scientifiques, philosophes et religieux vont se pencher, chacun à partir de ses représentations (et de ses desseins), sur nombre d’hypothèses potentiellement explicatives du phénomène : la photocopieuse, le trou de ver, la simulation…On retiendra cette dernière.
Dans «L’Anomalie», on parle aussi de «l’Anomalie». Celle de Victor Miesel : dans l’ombre in March, mort in April, ressuscité et largement applaudi in June. Le Tellier se défendra de faire allusion à son propre parcours. Seulement voilà : s’il n’avait pas précipité Miesel du balcon, un certain 22 avril, aurait-il pu prétendre au Goncourt ? Des relents d’Ajar-Gary ? Une variante ? Ce ne sont pas les clins d’œil qui manquent à ce sujet. Et à nombre d’autres, d’ailleurs.
«L’Anomalie», le moins qu’on puisse dire, c’est qu’aucun autre titre ne pouvait mieux correspondre à l’année que l’on vient de boucler. On croise vigoureusement les doigts pour un manifeste, pour un retour à la normale.