Slaheddine Ferchiou, président de la Chambre nationale de commerce à l’Utica, à La Presse : «Seule l’union économique entre la Tunisie et la Libye peut nous sauver»

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La tentative d’union entre la Tunisie et la Libye ne date pas d’aujourd’hui. Elle remonte aux années 1970… En effet, à la suite d’une rencontre se déroulant dans l’île de Djerba le 12 janvier 1974, le président Habib Bourguiba et son homologue libyen, Mouammar Kadhafi, ont annoncé la conclusion d’un accord qui prévoit l’union des deux pays au sein d’une ‘’République arabe islamique’’. Restant un rêve inaccessible et impossible à concrétiser pendant des décennies, cette initiative mort-née soulève de nouveau le débat, après avoir entamé une nouvelle phase de transition en Libye suite à l’élection d’un exécutif uni qui devra mettre en place un gouvernement. Le président de la Chambre nationale de commerce à l’Utica, Slaheddine Ferchiou, nous en dit plus dans cet entretien.

Commençons par le commencement, pouvons-nous faire un retour sur l’accord de 1974 ?

Tout d’abord, nous félicitons l’élection d’un Conseil présidentiel libyen, un événement historique qui va permettre d’ouvrir un avenir nettement meilleur pour ce pays frère et ami, mais aussi pour nous — les Tunisiens — et tous les pays arabes et africains. Il faut le dire, après une décennie de conflits, la désignation d’une autorité exécutive unifiée pour mener la transition a ravivé l’espoir — non seulement de nos frères libyens — d’une relance de l’économie du pays, d’une meilleure stabilité politique et sociale capables de jeter cette crise dans l’oubli. Donc, la Tunisie ne peut que saluer cette avancée importante pour une résolution politique du conflit dans ce pays voisin.

Revenant maintenant sur l’accord de Djerba du 12 janvier 1974, qui était, en fait, ‘’un traité d’union’’ pour avoir un seul pays, je me rappelle bien que l’annonce de la signature de l’accord d’union entre la Tunisie et la Libye, qui a été faite par Mohamed Masmoudi, ministre des Affaires étrangères à l’époque, a eu un effet positif — et non négatif — sur le peuple des deux pays, qui était satisfait et content. Les gens ont vu un avenir plus prospère et plus sain pour tous et toutes. C’était vraiment une forme de soulagement parce qu’il n’y avait pas de raison qu’on soit deux pays différents, alors qu’à l’origine, nous étions un seul pays.

Le président Bourguiba, que le rapprochement avec la Libye a toujours hanté, a appelé le lendemain le président algérien à l’époque Houari Boumédiène, pour lui annoncer cette nouvelle et le convaincre de rejoindre cet accord. Mais Boumédiène, qui s’est toujours opposé à l’idée de l’union, lui a répondu que ‘’l’Algérie ne prend jamais le train en marche’’.

De l’autre côté, quand l’annonce de l’union a été proclamée dans les journaux et les radios, elle a fait beaucoup de bruit à cette époque là : Bourguiba était seul à Tunis, alors que son Premier ministre durant les années 70, Hédi Nouira, était en Iran, et son épouse, Madame Bourguiba, qui avait beaucoup d’influence sur la politique, était à Beyrouth. Quand ils sont revenus, tous les deux étaient contre l’union entre la Tunisie et la Libye. Pour Hédi Nouira, cette union ne pourrait jamais fonctionner : les deux chefs d’Etat rêvent d’assumer le leadership de la région, voire de la “nation arabe” (ce qui va créer un climat de tension et de malaise général pour les deux pays) et économiquement, chaque pays persistait à se concentrer sur ses propres potentialités.

Malheureusement, les politiciens à l’époque n’ont pas compris que le problème était beaucoup plus important qu’une affaire d’homme ; c’est un problème d’avenir, de stratégie, d’environnement… Et donc, l’initiative a été bloquée du côté tunisien par des personnalités influentes.

Il est important ici de rappeler que l’accord a stimulé l’organisation d’un référendum pour accepter la fusion des deux pays. Du côté libyen, il n’y avait pas de problème, alors que pour la Tunisie, il fallait une durée de trois mois pour convoquer un référendum. Et finalement, Bourguiba s’est excusé après le bras de fer qui a abouti à l’avortement de cette initiative.

Après avoir enterré cette initiative, il y a 47 ans, elle refait surface ces derniers jours, mais sous une autre forme.

Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

A l’époque, les hauts responsables tunisiens n’ont pas compris que l’avenir de ces deux pays est commun et l’égoïsme des anciens dirigeants nous conduit, aujourd’hui, à cette situation déplorable. Toutefois, nous — la Tunisie et la Libye — pouvons devenir un ‘’grand pays’’ et revenir à ce que nous étions dans l’histoire ancienne (un seul pays). Et donc, le retour à l’origine est une vertu dans ce cas-là !

En 1974, Bourguiba m’a dit une phrase qui est toujours d’actualité : ‘’Kadhafi ne va pas durer. Lui, moi et tout le monde sommes de passage sur cette terre…Personne ne dure…Ce qui va durer, c’est le peuple tunisien et libyen, qui vont dans l’avenir vivre ensemble’’. Aujourd’hui, plusieurs d’entre nous se sont rendu compte que si ce rêve de Bourguiba avait été réalisé, la Tunisie ne serait pas, aujourd’hui, dans cet état de crise. Mais ce que je dis est le suivant : il n’est jamais trop tard de reprendre les choses en main et de faire naître cette initiative.

Regardez ce qui s’est passé pendant la dernière décennie: depuis la révolution de 2011, l’internationalisation de la guerre en Libye n’a fait que menacer la stabilité économique, politique et sécuritaire de la Tunisie. Aujourd’hui que la donne commence à changer et que notre voisin s’approche de sa stabilité politique, économique et sociale, l’union entre les deux pays ne peut qu’être bénéfique pour les deux parties. Mais cette fois-ci, ce rêve doit être mis sur les rails pour éviter de répéter les erreurs qui ont entraîné l’échec de cette initiative. Loin des conflits politiques et des intérêts personnels, c’est l’avenir de toute une Nation qui est en jeu. Et donc, nous pouvons rendre possible, aujourd’hui, l’impossible d’hier. C’est une question de volonté et de détermination.

Mais il existe des obstacles lourds à l’échelle économique, un déficit de confiance, une frilosité politique…Qu’en pensez-vous ?

Comme on dit souvent, on ne peut pas tout faire en même temps, mais on ne peut pas tout laisser tomber d’un coup. La priorité devrait être accordée à l’économie, car un accord politique, dans ce moment historique pour les deux pays, paraît une affaire difficile.

En Tunisie, et grâce à cette démocratie chèrement acquise, nous avons, aujourd’hui, un pouvoir populaire qui peut refuser cet accord. Du côté libyen, notre voisin vient de sortir d’une crise terrible et il a besoin du temps pour pouvoir récupérer, travailler et s’habituer à ce nouveau contexte. Donc, en ce moment, l’union entre la Tunisie et la Libye sur le plan politique paraît une affaire difficile. Par contre, on peut parler, aujourd’hui, d’une coopération et d’une union économique.

Regardez la Communauté européenne, qui est formée de 27 Etats où chaque pays a son propre gouvernement, ses propres lois…Cette communauté progresse à pas de géant vers son intégration économique…Les ressortissants des pays membres de l’Union peuvent franchir les frontières intérieures sans être contrôlés ou montrer leur passeport, ce qui permet aux citoyens européens de circuler, s’établir, travailler, étudier…dans tout autre Etat de l’Union européenne. Ces pays ont la même monnaie, aujourd’hui, qui est l’euro et ce marché commun a fait des pas énormes depuis sa mise en place.

Pourquoi nous n’essayons pas de faire les premiers pas et de créer une communauté économique entre la Libye et la Tunisie — et plus tard l’Algérie. D’ailleurs, les gens du sud des deux pays considèrent les frontières tuniso-libyennes comme des frontières artificielles invisibles… On a le même langage, la même religion, les mêmes habitudes alimentaires, les mêmes habitudes traditionnelles dans les mariages, les fêtes…Tous les ingrédients qui peuvent faire de ce rêve une réalité sont réunis.

Est-ce facile à faire?

Tout le monde le sait, la Tunisie a connu pendant les dernières années une crise économique et politique très difficile qui se transforme en une crise sociale. Et la pandémie de Covid-19 ne fait qu’aggraver et compliquer cette situation, ce qui fait qu’on ne peut pas estimer la date de départ en croissance.

Facile à le faire ou non reste lié à la volonté de nos décideurs. Mais ce qui est certain, c’est que la création d’une communauté économique entre la Tunisie et la Libye sera la seule solution pour voir le bout du tunnel et faire sortir ces deux pays du marasme dans lequel ils sont plongés depuis des années. De l’autre côté, il est du devoir de nos décideurs d’amener les peuples des deux pays à accepter ce compromis pour bâtir un Etat unifié.

Est-ce un partenariat vraiment gagnant-gagnant ?

Il est vrai que la Tunisie ne dispose pas d’importantes richesses naturelles pour arriver à redresser l’économie et que le pays se trouve toujours bloqué face à cette crise à multiple facette. Du côté libyen, la guerre a détruit énormément de choses et de possibilités de travail ; la production de pétrole a été réduite, voire interrompue, et le commerce extérieur a été fortement perturbé…et tout est à reconstruire. Après cette période noire, les deux pays peuvent aujourd’hui travailler ensemble.

Aujourd’hui, la Libye a besoin des compétences et de la main-d’œuvre tunisiennes presque dans tous les secteurs, ce qui nécessite la facilitation de l’intégration des jeunes tunisiens sur le marché du travail libyen et le renforcement de la coopération économique tuniso-libyenne afin d’impulser le commerce bilatéral. Idem pour la Tunisie qui a besoin des Libyens pour des projets d’investissement et du marché d’emploi libyen qui peut absorber un grand taux de chômage parmi les jeunes diplômés tunisiens…

Donc, loin des conflits politiques, la Tunisie et la Libye sont deux communautés complémentaires et seule l’union économique entre les deux pays peut nous sauver et mettre un terme à cette situation chaotique.

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