L’absence d’écoute et d’encadrement au sein du milieu familial et scolaire, le manque de liens solides, l’absence de valeurs sociales et morales, un pays presque ingouvernable et à forte stagnation économique, ainsi que la marginalisation favorisent l’addiction à toutes sortes de produits toxiques, tels que le cirage, les diluants, la téquila et l’eau de Cologne qui sont accessibles sur le marché et qui ne sont pas chers, mais qui peuvent engendrer des séquelles à vie et conduire au décès.
La plupart des gouvernorats du Nord-Ouest et du Centre-Ouest, qui souffrent de nombreuses difficultés sur le plan socioéconomique, enregistrent une régression de leur processus de développement. Tous les indicateurs sont au rouge. On y enregistre des taux élevés de suicide, de délinquance, d’abandon scolaire, d’analphabétisme et, surtout, de chômage qui touche de plus en plus de jeunes, qu’ils soient diplômés ou non. En outre, les jeunes de ces gouvernorats sont confrontés à la misère et au manque de moyens et d’espaces de loisirs à même de contribuer à leur divertissement, notamment pendant les week-ends et les vacances scolaires devenus symboles d’oisiveté et d’errance. C’est pourquoi, ils se sentent le plus souvent inférieurs à ceux des régions côtières où les opportunités d’emploi sont plus importantes dix ans après… la révolution. Les populations de ces gouvernorats ont, maintes fois, exprimé leur colère face au chômage endémique, et aux ego des responsables politiques dont les comportements inadmissibles font craindre le pire. L’absence d’écoute et d’encadrement au sein du milieu familial et scolaire, le manque de liens solides, l’absence de valeurs sociales et morales, un champ politique anxiogène, un pays presque ingouvernable et à forte stagnation économique, ainsi que la marginalisation favorisent l’addiction à toutes sortes de produits toxiques, tels que le cirage, les diluants, la tequila et l’eau de Cologne qui sont accessibles sur le marché et qui ne sont pas chers, mais qui peuvent engendrer des séquelles à vie et conduire au décès. Cela nous rappelle ce qui s’est passé le week-end des 6 et 7 février 2021 dans le gouvernorat de Kasserine où 59 individus ont été intoxiqués suite à l’absorption d’une eau de Cologne frelatée. Neuf ont trouvé la mort, alors que les autres ont été hospitalisés. Il va sans dire que ce fâcheux incident à Kasserine où l’émoi et la douleur étaient insupportables, a interpellé tous les Tunisiens d’une région agricole orientée vers la production d’alfa, et célèbre par sa plus haute montagne en Tunisie (1.544 km), le Djebel Chaâmbi, par ses petits villages paradisiaques et par ses beaux monuments, notamment à Sbeïtla avec son arc de la Tetrarchie au joli cadrage de pierre et ses trois temples dressés à l’arrière-plan.
Alors quand des jeunes s’autodétruisent de la sorte, ce n’est pas un fâcheux fait divers. C’est un drame national qui nous rappelle sans aucun doute ce qui s’est passé à la fin du mois de mai 2020 à Hajeb El Ayoun (gouvernorat de Kairouan) où 71 jeunes ont été intoxiqués au méthanol dont 9 sont décédés. Trois ont perdu la vue et les autres hospitalisés pendant plusieurs semaines et qui vont en garder des séquelles morales et physiques pour la vie.
Les boissons alcooliques écoulées à des prix exorbitants par les contrebandiers
Dans la plupart des délégations du gouvernorat de Kairouan, on constate le désœuvrement d’une jeunesse brisée par les difficultés de leur existence et sans emploi. D’où le recours soit à l’exode, soit à l’immigration clandestine, soit aux différentes drogues pour échapper au réel triste et morose.Et comme il n’existe dans ce gouvernorat aucun point de vente légal de boissons alcoolisées, comme il en existe dans les villes côtières, on remarque le nombre important de trafiquants et de contrebandiers qui vendent ces boissons à des prix exorbitants. Au total, il y aurait plus de 200 points de vente illicite de bière et de vin, malgré les descentes policières et les fréquentes arrestations. Mais pour de jeunes nécessiteux, ils préfèrent recourir à d’autres cocktails beaucoup moins chers, mais beaucoup plus dangereux. En nous rendant récemment au village de Dhibet (délégation d’El Alaâ), nous avons rencontré des jeunes qui souffrent de l’absence de perspectives et de l’incertitude. D’où leur volonté de quitter le pays clandestinement, quitte à mourir, en pleine mer.
Et même ceux qui désirent monter un petit projet, ils se trouvent confrontés à beaucoup d’obstacles d’ordre administratif et au refus de leurs dossiers pour des motifs inexpliqués. Ce qui pousse beaucoup de jeunes au désespoir et à toutes sortes d’addictions.
Le néant conduit les jeunes au suicide…
Slim, diplômé sans emploi, assis sous un arbre en train de surveiller les moutons de son père berger, nous confie : «Ici, à Dhibet, il n’y a ni activité sportive ou culturelle, ni divertissement, ni emplois stables. C’est le néant. La plupart des familles vivent dans le dénuement total, sans eau, sans électricité et sans soutien de la part des responsables. En outre, l’abandon scolaire est un fléau qui prend de plus en plus de l’ampleur à cause de l’absence de transport scolaire et de la pauvreté des parents. Et même ceux qui ont eu la chance de terminer leurs études, ils se trouvent confrontés au chômage et aux fausses promesses de nos décideurs politiques qui ne pensent qu’à leurs comptes en banque et à leurs privilèges. Personnellement, il m’arrive de fumer un joint ou de boire une boisson à base d’eau de Cologne. Si je pouvais me suicider, ça serait mieux. Retrouverais-je, un jour, le bonheur et la sérénité ? Je ne le pense pas car je ne peux rien, ni pour moi, ni pour personne»…
Son camarade Ali, ayant abandonné ses études en 3e année secondaire à cause de ses échecs scolaires successifs, renchérit : «Le mal-vivre dans notre village est aggravé par les mauvaises conditions socioéconomiques et par l’absence de soutien et de débouchés aux jeunes. Cette situation de misère pousse certains vers de mauvaises fréquentations facilitant leur métamorphose en des délinquants… C’est scandaleux… Il m’arrive de m’interroger sur le fléau des drogues qui menace beaucoup de jeune vulnérables et je me trouve impuissant. Quel goût aurait notre vie en voyant ceux qu’on aime succomber à cause d’une boisson toxique? Ça c’est dur à imaginer. Pour l’instant, je ne suis ni ici, ni là, ni moi-même, ni un autre… Rien qu’une machine à tuer le temps…».
Quand on ne voit pas le bout du tunnel
Beaucoup plus loin, à Hajeb El Ayoun, nous avons contacté l’un des rescapés de l’eau de Cologne au methanol et qui a frôlé la mort, Karim 22 ans. A la question de savoir s’il compte sombrer de nouveau dans l’alcoolisme, il nous répond : «Je ne vois pas franchement ce qui pourrait m’empêcher de succomber encore une fois à la tentation de vouloir m’échapper du réel. A moins que de nouveaux horizons m’aident à voir le bout du tunnel…».
M.Badreddine Ben Saïd, chercheur en sociologie, nous donne son point de vue à propos de ces pratiques dangereuses : «L’adolescence est une période de la vie extrêmement importante pour la construction de la personnalité. Malheureusement, parfois elle se fait dans la douleur et la souffrance. En outre, cette période peut durer beaucoup plus longtemps qu’on ne le croit en raison d’une scolarisation longue et difficile, d’un mariage tardif ou de difficultés à trouver du travail. Dans ce cas, il est important que les adolescents trouvent un soutien continu et un accompagnement de parents et de l’institution éducative». D’où l’importance de la cohésion familiale dans cet accompagnement. De nos jours, on est vraiment dépassé par le phénomène de la drogue qui touche surtout les gens vulnérables, les laissés-pour-compte écrasés par le fardeau des frustrations, de l’échec et du stress. En fait, nos jeunes réclament un peu plus d’égards et une meilleure communication avec les décideurs pour mieux cerner les problèmes du chômage et de la détresse psychologique…