C’est un livre coup de poing que vient de publier la juriste et féministe Monia Ben Jémia. Elle y dévoile l’histoire d’une emprise que son personnage principal, une femme née dans les années 50, finit par avouer : l’inceste subi dix ans durant alors qu’elle était enfant.
Hasard du calendrier ? Ou coïncidence attendue à la faveur de la libération de la parole suite au mouvement Me Too, dans le monde et Ana Zeda (Moi aussi) en Tunisie ? Les deux raisons à la fois probablement expliquent qu’au même moment sortent à Paris et à Tunis deux livres sur l’inceste. Le premier est signé par la juriste et fille de l’ancien ministre, Bernard Kouchner, Camille Kouchner : « La Familia Grande » (Seuil, 2021). L’autrice y accuse son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d’avoir violé son frère jumeau il y a trente ans. Le second est l’œuvre de Monia Ben Jémia : « Les Siestes du grand-père » (Cérès Editions, 2021). La juriste (encore une) et ancienne présidente de l’Association des femmes démocrates y relate, dans un petit livre coup de poing (102 pages en petit format), la banalité d’un mal nommé inceste dans un décor de famille heureuse de la classe moyenne tunisienne, où tout semble parfaitement aller, si ce n’était les pratiques incestueuses du grand-père maternel adulé par toutes et tous.
Des hommes érigés en Dieu : le patriarcat est toujours au cœur de l’inceste. Une raison de plus, qui rend encore plus difficile l’acte improbable de dénoncer l’innommable pour une victime. Une victime triplement sidérée : par la fragilité de son enfance, d’une part, par son traumatisme, de l’autre, et enfin par une violence exercée dans le milieu de l’intime, le cocon censé être protecteur.
« La maison des grands-parents résonnait des musiques des fêtes et du silence de l’inceste. Lumineuse, joyeuse, emplie de musique et des cris de joie des enfants et des youyous. Et sombre, effrayante, enfouie dans un épais silence ; on y entrait par une grande porte vitrée, protégée de fer forgé noir, les barreaux de sa prison », écrit Monia Ben Jémia.
Dans un univers familial d’apparence « normal »…
Chez Nedra, le nom du personnage « incestée », un mot que le dictionnaire n’a encore pas accepté, la famille est grande aussi. Elle vit tranquillement au rythme des saisons, des rituels de la « oula », réserves de nourritures confectionnées par les femmes, des mariages, des aïds et des circoncisions. L’ambiance est celle des années 50 et 60. L’Indépendance arrive et les femmes croient qu’elles aussi seront libérées des lois pesantes du patriarcat. Elles déchanteront très vite. Nedra, elle, voit son enfance assassinée à petit feu dans une vaste pièce à l’étage où trônait le lit du grand-père, l’incesteur (encore un vocabulaire que le dictionnaire de l’ordinateur trace en rouge, ne décode pas).
Ce décalage entre un univers familial d’apparence « normal » et le mal consommé au quotidien par le patriarche est recherché par l’autrice. S’il donne une respiration au récit, y instillant une touche anthropologique, il interroge la négligence du reste des parents, voire leur silence.
Adolescente, Nedra tentera des fugues et des suicides. Son mal de vivre ne la quittera point, y compris lorsqu’elle réussit à l’école ou quand elle poursuivait ses études en France.
Troublante est l’identification totale entre l’autrice et son personnage et ce passage constant entre le « je » et le « elle ». « Nedra, c’est aussi moi », confiera-t-elle à notre confrère Haithem Haouel dans une interview parue sur La Presse du 22 février. Mais qu’importe de distinguer la fiction du réel ? L’important c’est de dire, y compris en passant par l’outil de la littérature. Car comme le dit la journaliste Charlotte Pudlowski, dont la mère a subi l’inceste : « Chaque œuvre et chaque prise de parole en autorisent d’autres et permettent à d’autres d’émerger. C’est une espèce de chaîne collective qui doit toujours être entretenue ». A sa sortie, il y a près d’un mois, Monia Ben Jémia a reçu d’innombrables témoignages de victimes. Son objectif qu’elle écrit sur la dernière phrase de son récit semble atteint : « Un seul antidote au poison inceste et à toutes les autres agressions sexuelles : dire. Ne plus se taire ».