Une lecture première, spontanée ou passive, simplement jouissive de «Éclats» du poète italien francophone Giovanni Dotoli ferait peut-être penser que cette poésie, tout aussi aérienne que fluide et belle, est inspirée à notre poète par une Muse féerique ou qu’elle est le produit d’une mystérieuse « dictée divine » que le sujet subit passivement et sans efforts et ne fait ensuite que transmettre fidèlement au lecteur, tels les prophètes transmettent le message divin.
Toutefois, quand on examine en poéticien les vers et les strophes de Giovanni Dotoli, on se rend compte que celui-ci est, comme souvent les bons poètes de toutes les époques et tel le veut le poète latin Horace, un forgeron. Un forgeron ou un forgeur qui travaille, non pas le fer au marteau, mais le langage qui n’est pas pour lui un simple véhicule de la pensée, mais un objet, une substance, une matière solide et dure qu’il manie avec force et patience, qu’il modèle ou façonne en vue d’en extraire « la quintessence » « l’or » : « Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence/ Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (Baudelaire). Sa poésie ne saurait se réduire à une facile inspiration ou à une disposition innée de son esprit (ingénium), mais elle est proprement une « Poiêsis », c’est-à-dire, selon cette étymologie grecque du mot « Poésie », un « faire » (poïen), une « création », une fabrication, un artisanat ou, pour employer l’expression de Paul Valéry, une « étrange industrie » qui engage un important travail sur les mots de la langue, que Giovanni Dotoli sait constamment orienter vers la forme du message qui s’élève, en vertu de son patient labeur, à un degré ou, comme dirait Georges Molinié, à un régime supérieur de poéticité. Écoutons :
« Ainsi parle la voix de la lumière/ Mes larmes filent en filaments d’or/ J’écris enfin l’enfance de la terre/Je courtise le ciel et son cortège/L’herbe du vent avec ses paroles/ Je polie l’écorce des mots/ Je bois l’eau de la neige /J’avance sur le chemin de l’abeille/ La lampe de l’infini à la main » (p.107)
Dans Éclats, l’incontestable génie verbal de Giovanni Dotoli est reconnaissable, certes ; il y est manifeste, mais il n’aurait pas été si fructueux sans ce prodigieux travail, ce « studium » que le poète conduit sérieusement sur les différents matériaux du langage. Matériaux qu’il tourne et retourne, déconstruit et reconstruit à sa façon, qu’il revivifie, dynamise, singularise pour en tirer son idiolecte poétique, rythmer sa syntaxe et ses mots, leur apporter davantage d’intensité, de chaleur, de vivacité, de puissance et d’éclat et leur permettre ainsi de produire le choc agréable, le bel étonnement, l’émerveillement heureux, la surprise ou la méprise exquises, l’indicible troublant, bref ; l’émotion ou ce je-ne-sais-quoi qui plaît et ravit et qui découle de l’approfondissement de l’écart entre le mot et le référent, afin d’augmenter l’importance du signifiant en tant que vocable, que forme sonore qui, en poésie, décide de ce que Paul Valéry appelle « L’état poétique ». Lequel n’est pas celui qui est ressenti par le poète lui-même, mais celui que le poète, par sa façon particulière de sélectionner et de combiner les mots de la langue, parvient à créer chez les lecteurs. Car, en fait, Giovanni Dotoli le sait mieux que d’autres, « Ce n’est pas avec des idées qu’on écrit des poèmes, c’est avec des mots », précisait Stéphane Mallarmé au peintre Degas. Et ces mots magiques qu’emploie notre poète, ce sont les mêmes qu’employait Paul Claudel, « ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes ! », tel le disait ce dernier. Parce qu’ils sont ressentis, grâce à l’éprouvante gymnastique scripturale de ce technicien particulier du langage qu’est Dotoli, non plus comme de simples substituts des objets nommés, des référents, mais comme mots ayant « leur propre poids et leur propre valeur » (Jakobson).
Et le poids des mots dans ce recueil mis à l’étude, cette épaisseur qu’ils acquièrent, cette valeur ou cette plus-value que leur apporte l’art dotolien, constituent leur fonction poétique qui coïncide avec « la visée du message en tant que tel », c’est-à-dire, en termes de Roman Jakobson, avec « l’accent mis sur le message pour son propre compte ».
Lorsque nous entendons le bruit que font les mots dans les morceaux de Giovanni Dotoli, notre oreille (musicale) y capte notamment le retour plutôt régulier des voyelles ouvertes ou tendant à l’ouverture (mi-ouvertes) que celui-ci, en jouant sur « les touches du clavier verbal » (Mallarmé) de son poétique langage, produit avec une grande fréquence comme autant d’éléments musicaux de premiers plans. Ce subtil jeu vocalo-consonantique permettant de musicaliser les vers et les poèmes témoigne déjà, à lui seul, de la « poiêsis » dotolienne, c’est-à-dire de son « faire » verbal, de tout le travail délicat et pénible qu’il conduit dans son atelier de poète.
« Je voulais habiter en poésie/Envol de la poussière/Mes chagrins parlaient en symphonie/Sur le chemin des pierres/Je pêchais la profondeur/ Dans l’avenir en tilleul» (p. 14). « Je cherchais une issue/Au centre de l’univers/Routes de mystères/
Les grillons boitaient/Comme de vieilles charrues/Rouillées d’ancien temps/ Sur les sillons ensanglantés» (p. 29)
Mais la poésie dotolienne qui est d’abord, comme toute écriture poétique, une architecture langagière visant à créer la musique, le chant, le plaisir auditif, par-delà le sens, est aussi une construction rhétorique fondée sur le déplacement délibéré des bornes de la catégorisation sémantique et référentielle ordinaires pour créer des images insolites et frappantes, à l’étrangeté délicieuse, qui transcendent le réel, « inspectent l’invisible » (Rimbaud), éblouissent et émeuvent.
Il s’agit dans cette construction rhétorique d’une recatégorisation des êtres et des choses en personnifiant l’objet ou en concrétisant l’abstrait afin de mieux creuser le fossé entre le langage de la poésie et l’univers extralinguistique. La magie verbale jaillit de ce fossé, de cette « alchimie du verbe » (Baudelaire),de cet arbitraire qui marque le rapport des mots avec le référent.
Cette alchimie et la magie qui en jaillit exigent de Giovanni Dotoli de s’engager sur les chemins insolites de la métaphore et de toujours mettre en œuvre son « faire » verbal lui permettant de porter, quelquefois, à un point culminant le variable processus de poétisation de son idiolecte, en transgressant à dessein les catégories langagières, c’est-à-dire la logique sémantico-syntaxique qui gouverne normalement l’organisation phrastique ou le principe que Noam Chomsky appelle « le principe de la restriction sélective » commandant la combinaison logique des mots les uns avec les autres.
Apprécions ces vers où la grammaire créative consiste, en effet, en une insolite structuration morphosyntaxique :
« Je buvais l’eau de l’univers/ Elle sentait le sang d’innocence/Partout cris vivants/ Contre armes et déroutes/ Une voix derrière la haie/Viens mon ami je suis là» (p. 15)
Et voilà qui nous conduit tout droit vers une autre composante de la poésie de Giovanni Dotoli, tout aussi capitale que la musique : la métaphore.
Avec cette transgression volontaire des catégories langagières, nous sommes, en effet, de plain-pied dans le vaste domaine de la métaphore, ce trope omniprésent, qui est loin d’être simplement ornementale, qui n’émaille pas seulement Eclats, mais qui le structure et caractérise, marquant fortement, par son opacité sémantique savamment entretenue, par son étrangeté frappante, leur écriture aérienne et vivante.
Affranchie du logique modèle morphosyntaxique, quelque peu héritière de la poésie rimbaldienne, la métaphore dotolienne s’inscrit au fronton du poème et porte le régime de poéticité à une expressivité optimale, voire quelquefois à une surexpressivité. Qui « dit » l’indicible, c’est-à-dire l’émotion. Une émotion toujours fine qui fuse des interstices de cette poésie raffinée, dotée d’une singulière capacité imaginative et d’une fécondité novatrice qu’attestent ces innombrables trouvailles heureuses, ces images plus surprenantes les unes que les autres, faites d’une substance langagière riche, porteuse d’affect et procurant au récepteur une inexprimable jouissance :«J’accordais les marées/ J’enfilais les nuages/ Je dirigeais l’orchestre/ Des oiseaux rouges/ Tu venais de l’oasis/ Au fond de la rose/ Tu m’indiquais l’éclat/ De toutes les roses (p. 101). L’immensité de l’arbre/ S’ouvrait en coquille/ Tes pieds marchaient en papillon/ Ton sein m’accueillait/ Un saule était chœur/Sa musique portait lumière/ A mon âme reconquise» (p. 109)
Toutefois ce travail dur, patient et permanent de Giovani Dotoli sur les mots de la langue et qui consiste en cette fabrication ou création ou artisanat, appelés « poïêsis » et que notre poète italien francophone réalise grâce aussi à son remarquable génie et à sa capacité imaginative du langage humain, même s’il attache son art poétique fondamentalement à la forme qui demeure en effet substantielle, ne pourrait se réduire à une fade « machinerie textuelle » (Barbaron) qui risquerait de congédier la vie et l’humain. Car la poésie de Giovanni Dotoli engage beaucoup plus qu’à un jeu de sonorités et d’images et garde, au-delà de la beauté esthétique du « faire » artistique, un horizon humain, un sens, ne serait-ce que diffus ou dissimulé, quelque transparence donnant à rêver et à réfléchir au lecteur et lui permettant d’établir, par-dessus les mots, un dialogue affectif avec le poète.
Giovanni Dotoli, «Eclats», Alberobello et Paris, éd. Arti Grafiche Arberobello (AGA) et l’Harmattan, 2018, 142 pages, avec des collages de Patrick Navaï.