C’était une froide journée d’octobre 1899, une civière branlante le long d’une route cahoteuse et boueuse qui menait du petit village de Gragnana à la ville de Carrare en Toscane. Un jeune couple, lui, Almo Pucciarelli, 27 ans, porte une cape sombre sur le «beau costume» du dimanche; elle, Gelsomina Cricca, 19 ans, enceinte, la tête et les épaules couvertes d’un châle lourd, tient un garçon d’un an, Filiberto, serré contre sa poitrine, s’agrippant au bras de son mari, les yeux voilés de larmes. Un coffre en bois avec un couvercle incurvé, une valise en fibre brune fixée avec une ficelle assez robuste, un couffin avec du pain, du salami et du fromage constituent leurs maigres bagages. Au port de Carrare, un voilier chargé de marbre les attend. Avec la montée de la brise terrestre, ce voilier prendra le large pour un long voyage.
Difficile de survivre, à cette époque-là, à Carrare. Il fallait se lever le matin à quatre heures et marcher vers les carrières de marbre. Même trajet, cette fois-ci à l’envers, au coucher du soleil. La chance de revenir à la maison à la fin du dur labeur n’était pas donnée à tout le monde. Les accidents mortels étaient à l’ordre du jour dans les carrières insalubres et Almo, déjà orphelin de père, n’avait pas l’intention de faire cette triste fin. Il apprit, donc, le travail de maçon. Dans ces années-là, les jeunes de la région, habitués aux durs travaux, émigrèrent principalement aux Etats-Unis pour travailler dans les carrières de marbre du Vermont où, plus tard en 1909, Charles, le frère d’Almo, déménagea.
Mais les Etats-Unis n’étaient pas la seule destination des migrants italiens. Avec l’instauration du Protectorat français en Tunisie, beaucoup d’activités économiques se développèrent dans le pays. La construction publique et privée en a bénéficié et le gouvernement français, pour différentes raisons militaires et économiques, a beaucoup investi dans les infrastructures. Par conséquent, certains entrepreneurs de Carrare, déjà actifs dans le commerce du marbre, se sont installés à Tunis et à Sfax, et ont également créé des entreprises de construction pour accéder aux contrats gouvernementaux.
Le travail dans la maçonnerie ne donnait pas beaucoup de satisfaction à Almo qui, après avoir mis de côté une certaine somme d’argent et grâce aux aides des banques, il créa sa propre entreprise, commençant par de petits emplois pour des particuliers. Ensuite, gagnant progressivement en force et en confiance, il participa aux premiers appels d’offres du gouvernement.
En 1909, il sera chargé de la construction de la gare de Tozeur, une belle bâtisse en brique aux motifs géométriques orientaux. Mais il ne s’arrêta pas là, et une fois la gare terminée, il commença la construction du «Monopole», un bâtiment gouvernemental, utilisé à l’époque pour les impôts et la finance en général. Ces deux bâtiments restent toujours visibles dans cette merveilleuse ville de Tozeur.
Almo dirigeait souvent des projets dans des zones désertiques ou presque de la Tunisie, parfois difficiles à atteindre, comme Tozeur, Nefta, Gabès, et, souvent, il dormait sous une tente. Almo avait deux amis de confiance, un jeune homme tunisien et un fusil, pour faire face aux raids de nomades pas toujours pacifiques… Mais les dangers venaient aussi de l’environnement, Almo devait apprendre à s’habiller d’une certaine manière, à faire attention à ce qu’il buvait et à ce qu’il a mangé. Il se déplaçait à cheval ou à dos de dromadaire, faisait face à des tempêtes de sable, le fameux vent chaud de la région, le «Guibli», et à se prémunir la nuit contre les vipères et les scorpions blancs, les plus dangereux…
Almo commence à construire des édifices dans la Ville de Sfax, réalisant de nombreux travaux : la construction d’écoles primaires, notamment de l’école italienne, de la poste et d’une banque; ce ne sont là que quelques-unes des œuvres qui ont survécu aux bombardements de 1943…
La stabilité économique a changé la vie de la famille qui comptait désormais six enfants : deux garçons et quatre filles. Almo faisait maintenant partie des personnalités les plus en vue de la ville et, comme de coutume, il avait également contribué à financer les diverses œuvres de charité et le patrimoine culturel de Sfax. A la naissance de sa plus jeune fille, Lisetta, en 1916, il posa la première pierre de sa propre maison dans le quartier de l’Ancienne Gendarmerie. Les filles étudiaient, l’une jouait du piano, l’autre brodait et créait de très belles dentelles, l’autre peignait et écrivait des poèmes. La plus jeune Lisetta, d’autre part… Trouva mari.
Le «Maktoub» voulut qu’après la mort de Almo Pucciarelli, en 1943, à Sfax, tout le restant de la famille quitta la Tunisie en 1963 pour l’Italie.
J’inviterais la municipalité de la Ville de Tozeur à placer une plaque sur un mur de la gare, en souvenir de Monsieur Almo Pucciarelli et au nom de l’amitié tuniso-italienne. Un jumelage entre Tozeur et la Ville de Carrare serait aussi souhaitable.