Je vous raconte l’histoire de mon arrière-grand-père, le baron Crispino Campisi, parti le 24 juillet 1860 du port de Trapani pour se diriger vers les côtes tunisiennes.
Jeune, beau, riche et amoureux fou des jeux de cartes, vivant dans une Sicile féodale du XIXe siècle, là où quelques familles nobiliaires se partageaient toutes les ressources, les richesses agricoles, immobilières et l’industrie extractive de l’île. Très peu de familles géraient toute l’économie de la plus grande île de la Méditerranée. En effet, le «système féodal» définissait la relation de tous ceux qui contrôlaient ou travaillaient la terre, qui était la plus grande source et mesure de richesse de la Sicile jusqu’au XIXe siècle que ce soit pour sa valeur agricole ou pour les minéraux, le bois ou l’eau. Du plus grand monarque au serviteur le plus humble, le système féodal a gardé chaque homme «à sa place». Les principes féodaux définissaient les devoirs des propriétaires terriens aristocratiques. En Sicile, certaines familles appliquaient le «système franc» de transmission des terres à leurs fiefs, ce système français, préféré par les Normands à l’origine de l’occupation de la Sicile au XIe siècle, établissait l’héritage par la primogéniture masculine.
Crispino Campisi était le premier de sept enfants, quatre filles et trois garçons, et même s’il n’avait pas encore hérité le titre de baron par son père, tout le monde en ville l’appelait «Signor barone», Monsieur le baron. Il était le premier héritier d’une fortune inestimable, des milliers et des milliers d’hectares de terrain qui allaient d’une pointe à l’autre de la Sicile. Sa propriété était tellement vaste que Crispino Campisi ignorait où ses propriétés se trouvaient, même son père, le baron, n’y avait jamais mis les pieds !
Le «Palais des Barons Campisi» (XIXe siècle) se trouve sur l’avenue principale de Sambuca de Sicile, aujourd’hui l’un des «plus beaux bourgs d’Italie» près d’Agrigente (ancien nom Girgenti). A l’époque, c’était un village en pleine campagne, poussiéreux, à plusieurs heures de carrosse de la ville de Palerme, capitale économique et politique de l’île, là où tous les nobles siciliens aimaient se retrouver pour passer du beau temps avec de jolies filles et jouer aux cartes. Il était de coutume que les hommes aristocrates siciliens passaient deux ou trois jours par mois à Palerme, pour «des affaires», disaient-ils… mais en effet, c’était le seul moment où les aristocrates pouvaient rencontrer leurs dulcinées dans les bordels palermitains où le plaisir de la chair n’avait rien à voir avec leurs relations conjugales…
Don Fabrizio Gèrbera, Prince de Salina, dit le Guépard, dont s’est inspiré le célèbre roman de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, affirmait «qu’après 40 ans de mariage, il ne connaissait même pas le nombril de sa femme» qui lui avait donné malgré tout une progéniture assez nombreuse !!! Cela expliquait donc les innombrables allers-retours des nobles siciliens à Palerme…
Crispino Campisi, encore tout jeune, commence ainsi à connaître les plaisirs de la vie et à découvrir ses deux grandes passions: les femmes et les jeux de cartes. Lors de ses séjours à Palerme en cachette de son père, déjà vieillard, il perdra jouant aux cartes des fortunes colossales, des fiefs entiers, des palais, des biens immobiliers de tout genre… qui deviendront, en si peu de temps, propriétés d’autres nobles siciliens. La folie ruineuse des cartes s’empara du baron et une bonne partie de sa fortune sera dilapidée ! Rentré au Palais de Sambuca après six heures de trajet dans sa crosse traînée par six chevaux, esquivant les bandits qui, à cette époque, attaquaient dans les sentiers les plus dérobés les diligences des nobles, le père lui demanda de quitter immédiatement le palais, il lui dira «Fils ingrat, honte sur toi, tu as déshonoré notre nom. J’ai donné l’ordre à toutes les banques de Palerme de ne plus te faire de crédit» ! Poursuivi par ses créditeurs auxquels il devait beaucoup d’argent, il décida alors de quitter en barque la Sicile pour la Tunisie avec un très jeune couple, deux paysans du village qui, eux aussi, prenaient la fuite vers Tunis à cause d’un mariage qui leur avait été imposé et dont ils ne voulaient pas. A l’époque, en Sicile, «la fuitina», la fuite, était assez pratiquée dans l’île. Cette évasion pré-maritale, souvent utilisée en Sicile et dans toute l’Italie du sud, visait donc à éviter le mariage arrangé par les familles et parfois elle était réalisée en accord avec l’une ou les deux familles des jeunes, pour des raisons économiques ou «perte de virginité», si chère aux bigots religieux siciliens de l’époque !
Parfois, c’était la mère de la fille qui organisait et favorisait l’évasion pendant la nuit et préparait la «truscia» traditionnelle, le trousseau de la mariée, contenant des vêtements, draps, nappes, couettes, argent…
C’est grâce à ce couple, que le baron Crispino Campisi, arrivera en barque le 24 juillet 1860 au port de La Goulette. Il s’installera ensuite, et pour quelques années, au Bardo, fréquentant les loges maçonniques avant de faire retour lors la mort de son père, dans sa Sicile natale pour continuer cette fois-ci à administrer ses biens.
Il resta pour toujours reconnaissant à la Tunisie. A sa mort, son fils Vincenzo Campisi, pharmacien, arriva en Tunisie en 1904, il ouvrit sa pharmacie et s’installa à Bizerte. En 1907, il fonda «La Voce del lavoratore», journal socialiste indépendant, et collabora avec le journal «Il Risveglio», connu pour les attaques contre les autorités consulaires italiennes.
Fabio Ghia
29 mai 2021 à 09:26
Professeur Alfonso, félicitations pour le bel éditorial consacré à la culture sicilienne arrivé en Tunisie au milieu du XIXe siècle. J’ai beaucoup aimé la description de «la fuitina»! typique de la tradition sicilienne, dont moi aussi, bien que ces derniers temps: les années soixante-dix, je connaissais.
Alfonso Campisi
29 mai 2021 à 10:05
Je vous remercie.