En dépit d’une grande dépression, la vie politique semble vitrifiée. Les lignes ne bougent pas, à Carthage, au Bardo ou à La Kasbah, chacun campe sur ses positions. Un statu quo aussi fragile que dangereux, alors que les prochaines élections législatives et présidentielle sont prévues pour 2024. D’ici là, le pays pourra-t-il tenir ?
«Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune «bonne idée», la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres — il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. Les temps ont changé. II n’y a eu aucune prise de la Bastille, rien de comparable à l’incendie du Reichstag, et l’Aurore n’a encore tiré aucun coup de feu. Pourtant, l’assaut a bel et bien été lancé et couronné de succès : les médiocres ont pris le pouvoir », c’est ainsi qu’Alain Denault entame son ouvrage sur la médiocratie qui semble avoir le pouvoir sur tout. Lorsqu’on lit ces quelques lignes on pense mécaniquement à ce que nous vivons dans notre propre pays, dans l’ensemble des domaines, de la télé, à Carthage, en passant par le palais du Bardo en frôlant même le théâtre municipal et la culture.
La crise est partout
Mais restons un peu terre à terre et revenons à nos préoccupations du moment. Nous écrivons ces lignes le 7 juin 2021. Dans une Tunisie où, en politique, le dialogue est quasiment rompu entre le Président de la République et le Chef du gouvernement. Un pays où le gouvernement est amputé d’une bonne partie de ses ministres en raison du veto présidentiel, où le pays fonctionne avec des institutions démocratiques bancales et une absence de la plus importante d’entre elles : la Cour constitutionnelle.
Sur le plan économique, la situation de la Tunisie n’a jamais été aussi chaotique. La Tunisie est un Etat endetté jusqu’à la moelle, qui continue à vivre au-dessus de ses moyens. La croissance est en berne et son administration reste inefficace malgré une inflation démesurée du nombre des fonctionnaires. Nous vivons dans un pays où le chômage est endémique, où plus d’un jeune sur deux est au chômage.
Un marasme économique qui se traduit inexorablement par une crise sociale. Des diplômés chômeurs qui attendent un emploi de l’Etat, aux ingénieurs du service public qui observent une grève ouverte depuis plusieurs semaines, pour réclamer une prime promise mais dont ils n’ont jamais vu la couleur, en passant par un taux de pauvreté considérable qui érode même une partie de la classe moyenne, jamais la situation sociale dans le pays n’a été aussi explosive.
Si l’on ajoute à cela la crise sanitaire avec une 4e vague du Covid-19 qui pointe le bout de son nez, le pays va mal, il s’agit d’un constat qui met, pour une fois, la classe politique d’accord.
Mais malgré cette grande dépression, la vie politique semble vitrifiée. Les lignes ne bougent pas, à Carthage, au Bardo ou à La Kasbah, chacun campe sur ses positions. Un statu quo aussi fragile que dangereux, alors que les prochaines élections législatives et présidentielle sont prévues pour 2024. D’ici là, le pays pourra-t-il tenir ?
Sauver les finances d’abord
Lorsque nous en discutons avec des personnalités politiques de premier plan, la réponse est clairement non. Dans ces conditions, il est peu probable que nous puissions tenir, même au-delà de 2021.
Pour l’ex-ministre de la Santé et dirigeant au sein du parti Ennahdha, Abdellatif Mekki, l’urgence est d’abord financière. « C’est une question de comptabilité, il faut éviter la banqueroute », explique-t-il à La Presse.
Pour ce qui est de l’éventualité de tenir des élections législatives anticipée, Mekki considère qu’il s’agit là « d’un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre ».
« Consacrer 4 à 5 mois à l’organisation d’élections anticipées serait parfaitement irresponsable », note-t-il.
Pour lui, la solution serait d’oublier pour un temps l’ensemble des querelles politiques et se mettre d’accord sur la voie à suivre pour assainir la situation financière de l’Etat. « C’est l’unique solution pour pouvoir tenir jusqu’à 2024 », dit-il.
Selon lui, pour pouvoir éviter un embrasement social, semblable à celui qui a secoué le pays en janvier 2021, il est important que l’élite politique et les médias fassent un travail pédagogique pour expliquer, sans sensationnalisme, la situation du pays et les voies pour s’en sortir.
La grogne sociale rattrapera les politiques
De son côté, Thameur Saâd, député du Parti destourien libre, juge la situation complètement « imprévisible » dans « le bateau ivre » qu’est désormais la Tunisie.
« Il faut arrêter de nous prendre pour des imbéciles, confie-t-il à La Presse. Le gouvernement dispose d’un coussin politique qui n’est en fait qu’un ramassis de gens qui ne cherchent que leur propre intérêt.
Pour lui, les choses peuvent à n’importe quel moment changer. Soit parce qu’ils auront trouvé des demi-solutions pour pouvoir se maintenir jusqu’en 2024, soit ils seront rattrapés par la grogne sociale et un ras-le-bol général qui imposera le changement.
« Si la crise sociale perdure, il n’est pas exclu que les gens sortent dans les rues pour réclamer un changement radical », précise-t-il.
Tenir jusqu’en 2022
serait déjà miraculeux
« Votre question est très optimiste, nous dit quant à lui le député du mouvement Echaâb Haykel Mekki. La vraie question est : peut-on véritablement tenir jusqu’à 2022 avec une telle situation ?».
Pour lui, l’échec du gouvernement et de sa ceinture politique dans la gestion de la crise économique, financière et sanitaire, conjuguée à la hausse des prix et la levée brutale des subventions, va accélérer la colère sociale. Il rappelle notamment les mouvements des jeunes en janvier 2021. « Ces mouvements sont une répétition de ce qui pourrait se passer dans les mois qui viennent », affirme le député.
« Si l’exécutif continue son immobilisme et le Président de la République ne prend pas des décisions historiques capitales, c’est la rue qui tranchera. L’heure des courageux est arrivée, soit on est courageux soit on ne l’est pas », ajoute Haykel Mekki.
En janvier dernier, les jeunes des quartiers défavorisés dans plusieurs régions du pays, le plus souvent des mineurs, se sont révoltés pendant plusieurs jours. Alors que les économistes tirent la sonnette d’alarme et que le spectre d’une banqueroute menace l’Etat et les salariés, la crainte d’un mouvement populaire de masse qui viendrait réclamer la fin du « système » devient légitime.