Les scandales ne cessent de frapper le secteur public en Tunisie. Selon l’ingénieur Chokri Ben Sassi, chef de district de Sousse à la Steg, l’entreprise publique agonise. Chose que Me Skander Ben Alaya, chercheur de l’école doctorale « Droit et Sciences Politiques » de Sousse et président de la fondation Savigny pour la science et la culture, confirme.
En effet, il est urgent—d’après leurs dires—, d’aborder la problématique de l’Ordre des ingénieurs tunisiens (OIT), car l’ingénieur reste le creuset des sciences et technologies, le nécessaire agrégat sociotechnique pour la construction de la deuxième république. Il a vocation à construire une patrie et à bâtir un peuple «éclairé» comme le soutenait feu Béji Caïd Essebsi, premier président de la deuxième république et du conseil de sécurité nationale, dans le cadre duquel, il ordonna la mise en place d’un système de mise en valeur des compétences. Dans cet esprit, l’OIT n’est pas une organisation syndicale qui préserve les intérêts des ingénieurs au travail mais œuvre pour l’acquisition, par ces derniers, d’une culture qui à, la fois, les unit et leur permet de maîtriser leurs savoirs et savoir-faire comme, fondateurs de la patrie et acteurs principaux de son développement.
Par excellence, nous ont-ils affirmé, l’OIT, en tant qu’ instance professionnelle, est le lieu où l’ingénieur forge son recul critique de son univers de travail, apprivoise le rapport à l’autre et intègre des valeurs qui lui serviront de repères tout au long de sa vie professionnelle. Or, lorsque cet organisme s’effrite, ce sont les bases mêmes de notre édifice démocratique et social consacrés par la révolution du 14 janvier qui se trouvent sapées.
Multiples tensions
Les problèmes ne datent évidemment pas d’aujourd’hui. La crise de l’ingénieur est existentialiste : son essence précède son existence. Le constat est validé : les élections, toutes les élections, n’enfantent que des monstres et des malformés. L’OIT est devenue le réceptacle des multiples tensions et tiraillements dont l’origine est l’ingénieur et qui affectent l’ingénieur. Pendant trop longtemps, nous avons sans doute fermé les yeux sur des réalités embarrassantes.
Que des professeurs ne puissent véhiculer une culture d’entreprise ou un montage d’une société destinée au succès, qu’un ingénieur ignore la voie de droit dans une société n’est pas admissible.
En minimisant ses problèmes, ont-ils poursuivi, l’OIT s’est précipitée dans une impasse: une «grève ouverte», qualifiée de grève politique, envahie par une raison révolutionnaire, elle a toléré l’intolérable. Quant à la valse du gouvernement, son président finit par s’y accoutumer, comme s’il s’agissait d’une fatalité. Au fond, réformer ce secteur serait presque impossible. Les ingénieurs se comportaient comme de simples travailleurs et, par conséquent, sont traités de la sorte, selon l’adage Sarko : «travailler plus, gagner plus». D’ailleurs, les salaires des ingénieurs grévistes des plus grandes entreprises ont été bloqués.
Disons-le tout court, ont-ils affirmé, les événements tragiques qui ont frappé l’ingénieur moralement et matériellement ont redoublé le malaise ressenti. Ils ont agi comme un révélateur. Certaines réactions de nos jeunes ingénieurs ont souligné à quel point l’adhésion aux valeurs sur lesquels l’OIT fut fondée était en train de reculer pour céder la place à la culture des revendications pures et simples des organisations syndicales.
Prises irréfléchies des décisions
Les œillères ont commencé à tomber. Quand les cadres dirigeants de l’OIT deviennent suiveurs et n’arrivent plus à montrer le bon chemin pour imprégner les ingénieurs de la raison d’être de leur Ordre, quand ils ne parviennent même pas à faire respecter une minute de méditation sur la condition de l’ingénieur, il faut s’arrêter sur la condition du pays. Il faut revoir le système pour pouvoir transmettre les principes fondamentaux du secteur dont la notion s’effrite. Cela dit, l’ingénierie devient diaphane. Elle s’est réduite à des prises irréfléchies des décisions, à des interprétations personnelles ou circonstancielles de la loi, à un «onanisme juridique» tardif qui est loin d’exprimer tout le sens de ce que signifie appartenir à la sphère des génies.
Les nombreux ingénieurs, ont-ils poursuivi, qui ont refusé d’adhérer à la grève initiée par l’OIT et ceux qui ont quitté le navire après coup pensent que les responsables de l’OIT ont mal agi en blasphémant l’Ugtt, d’une part, et d’autre part, en réduisant leurs revendications à de simples vœux matériels, apanage des organisations syndicales, et en écartant les vraies aspirations de l’ingénieur comme son statut dans l’entreprise, la valeur de son diplôme, la question des intrus «assimilés», la mise à niveau, le particularisme de la formation d’ingénieur, etc. Ainsi, au-delà de la question proprement politique, une question culturelle selon laquelle les ingénieurs peinent, au moins en partie, à admettre et à respecter comme s’imposant à leurs cultures cartésiennes de la suprématie du texte sur le contexte.
Ces cultures, qui, en réalité, ne doivent pas être celles d’un ingénieur leader, créateur, innovateur, ont submergé en surface lors des derniers mouvements. Entre le contexte révolutionnaire et le texte traditionnel, l’OIT demeure diminuée du choix pour ne pas dire qu’elle a choisi le double discours : la Kasbah et Bab Bnet, élévation de la voix et rigueur de la loi. Par conséquent, sa voix était relativement faible et la loi était sous, ses mains, faillible.
On ne doit pas nier que rares sont ceux, parmi les ingénieurs, qui ont la capacité de donner une signification concrète aux concepts de la citoyenneté, de la dignité professionnelle, de la liberté scientifique, de la liberté d’expression. C’est précisément à ce niveau de la vie de l’ingénieur que le gouvernement, et au premier plan, son président a une mission essentielle à remplir.
Quel que soit le domaine d’exercice, l’ingénieur doit invoquer les principes qui constituent le socle de sa formation et de sa culture et de ces pratiques. Privé de ce niveau de conscience, pas d’ingénieur, pas de développement.
Cependant, en milieu de travail, ont-ils constaté, on remarque une forte ingérence par les non ingénieurs en matière d’ingénierie. Le croisement du métier d’ingénieur avec les autres domaines est même jugé indispensable. Toutefois, l’immixtion des non ingénieurs s’avère une catastrophe. On dit souvent : si un ingénieur coûte cher, un incompétent coûte les yeux de la tête. Il est en effet assez naturel de recourir à la complémentarité, que ce soit en matière de conception, d’exécution ou de contrôle, d’élaborer de nouveaux outils de profiling, d’améliorer la législation ou d’harmoniser celle-ci pour qu’il n’y aura plus d’onanisme, tant juridique que scientifique. D’un point de vue pratique, la spécialisation oblige les entreprises à jongler dans divers domaines et l’ingénieur devrait occuper sa vraie place, sachant que «la nature a horreur du vide».
La contribution de la Fondation Savigny pour la Science et la Culture peut prendre une grande variété de visages. Son président affirme que la pérennité de l’ingénieur réside dans le fait que les révisions des attitudes et la bonne lecture du tableau politique rendent libre et responsable. Selon lui, «le droit fédère l’ordre collectif et attribue à chacun les prérogatives qui sont les siennes à l’égard de tous». La meilleure façon de lutter contre toutes les formes d’anarchie et d’obscurantisme, de préserver l’ingénieur des discriminations et d’opposer le bouclier de la loi aux atteintes à la dignité et aux libertés, c’est d’apporter le concours des fondations, organismes et écoles d’ingénieurs à l’OIT pour que nos ingénieurs comprennent et partagent l’attachement viscéral à ces valeurs fondamentales. Enfin, on se permet de dire aux responsables de l’OIT, à ceux de l’administration, au gouvernement et à nous-mêmes, population d’ingénieurs, ce que répète souvent le président de la fondation Savigny «il faut savoir quitter la table lorsque l’amour est desservi».