Dans « En pays assoiffé », Emna Belhaj Yahia continue à s’interroger sur les évolutions que connaît la Tunisie depuis la période coloniale jusqu’à nos jours. Un récit fort et émouvant, qui porte la plume dans la plaie.
Dans son avant-dernier livre, « Tunisie. Questions à mon pays » (Démeter, 2014), Emna Belhaj Yahia a tenté de redonner du sens à des matériaux et des thématiques traités dans l’urgence : l’islam politique, le conservatisme, le passé idéalisé, le religieux, l’école de la République, la question identitaire, la société civile, la liberté, la parole publique, l’intellectuel, la révolution… De cet essai court et dense, elle ne semble pas sortie avec des réponses tranchantes. Bien au contraire. Puisqu’elle continue à s’interroger sur les transformations et évolutions de son pays dans son nouveau roman : « En pays assoiffé » (Déméter, Tunis, Juillet 2021). Comme dans « Tunisie. Questions à mon pays », l’écrivaine essaye de comprendre le présent à l’aune du passé, de croiser les évènements et les personnages d’aujourd’hui et d’antan. Emna Belhaj Yahia joue des temporalités comme des touches d’un piano. Le temps est ici une matière élastique. Probablement parce que l’autrice est un témoin sensible et attentionné des époques allant de la préindépendance à la transition post-14 janvier 2011. Son personnage principal s’appelle Nojoum, une femme née au milieu des années 40, dont l’enfance au sein de la petite bourgeoisie est bercée par la présence rassurante des femmes de sa famille : sa mère, sa grandmère, Beya, sa tante, Têja et sa grande amie, Zeynou, fille de la servante de Têja. Images d’un lointain mariage, de grandes noces au stade de Salammbô, les doux mots de la grandmère, les odeurs de sa cuisine et les parfums de son corsage embaumant l’ambre et l’eau de rose…
« C’est donc grâce à elle (Beya), mais aussi par sa faute que l’enfant évolue dans un film où la vie est habillée en rose », écrit l’autrice.
Nojoum finit par apprivoiser la langue française, qui lui résiste au début, la plongeant dans un océan d’inquiétudes et de confusions, réussit avec brio son Certificat d’études et le Concours d’entrée en Sixième. Son amie Zeynou est fière d’elle au point d’appeler sa fille Nejma en hommage à son savoir et à son intelligence. Enfin, elle s’envole en France pour poursuivre ses études. Elle fait partie des pionnières dans ce domaine, elle, dont la mère n’est même pas passée par l’école publique.
« Partir comme une page blanche, délivrée des regards sévères, des jugements hâtifs, et de ce que la loterie de l’histoire a légué. Partir sans souci du détail. S’envoler vers l’endroit où il y a de bonnes études, les jeunes qui ont les idées plein la tête pour inventer le monde. Ces derniers, elle les voit avant même le décollage de l’avion, hautes silhouettes qui se dressent, là-bas, près de la piste d’atterrissage. Elles l’attendent ».
Traumatisme et déception
De retour au pays, elle commence à travailler tout de suite en ces frais lendemains d’indépendance où les chantiers et les espoirs s’ouvrent de partout. Nojoum retrouve la fille de son amie Zeynou. Nejma devenue mère du petit Sandi, un enfant qu’elle accompagne au cours de ses premières années d’existence lui offrant des livres et des soins pour combattre un mal qui lui ronge les yeux. Quelle ne fut sa déception lorsqu’elle découvre la voie sur laquelle s’embarqua Sandi après son expulsion de l’école. De petits boulots précaires à la délinquance, son ex-protégé va être le centre d’un évènement qui va bouleverser sa vie et celle de toute sa famille. Lors d’une déambulation au musée du Bardo avec ses deux petitsenfants, Nojoum est victime de la fameuse attaque du commando salafiste, parmi lequel elle reconnaît Sandi armé jusqu’aux dents. Presque avec regret, il la laisse sauve avec ses petits-enfants.
« Le carnage que Sandi’mech est en train d’accomplir relève de la jouissance ressentie à la vue du sang. Il s’enivre d’un torrent qui pousse à massacrer les vivants et à pécher contre les morts. A pourchasser les ancêtres et leurs fantômes qui hantent les corridors… ».
Devant l’interrogation de sa petite-fille, Yasmine : « Comment devient-on un monstre ? », Nojoum tente des pistes de réponse : « Entre les pathologies du cœur et celles du cerveau, les dysfonctionnements économiques, l’incurie, l’effondrement de l’école, l’ignorance galopante et le djihadisme conquérant, la personne de Sandi’mech se dissout, se désagrège. Où estil, d’où vient-il, pourquoi a-t-il existé ? Il eut fallu pour comprendre, s’interroger dans un autre temps, inventer une autre histoire, un autre début, une autre fin, tous introuvables ». Avec « En pays assoiffé », Emna Belhaj Yahia nous donne à lire un roman poignant, qui dit beaucoup de vérités sur un pays, qui garde en lui une soif de possible et d’espérance.