Compte tenu de la hausse des prix des produits et services de première nécessité dont ceux de l’électricité, plusieurs voix s’élèvent pour profiter de l’ensoleillement et activer le développement du secteur des énergies renouvelables. Contacté à ce sujet, l’ingénieur Chokri Ben Sassi, chef du district de Sousse à la Steg, a accepté de nous éclairer à ce sujet et nous livrer ses remarques et recommandations personnelles.
Tout d’abord, pourquoi cette hausse des prix de l’électricité ?
Rappelons que dès l’aube de l’Indépendance de la Tunisie, l’Etat a entrepris le développement des services d’utilité publique, dont l’électricité. Cette électricité étant produite à partir de plusieurs sources primaires naturelles, dont certaines sont ou bien épuisables ou bien fortement polluantes. Le choc pétrolier de 1974 ainsi que les premiers signes du réchauffement climatique accélèrent la tendance. Pis, d’après les chiffres publiés par le ministère chargé de l’énergie, la situation énergétique actuelle est marquée par un déclin des ressources primaire fossiles d’environ 7% par an durant la période 2010-2019, pour passer de 7,8 Mtep en 2010 à 3,9 Mtep en 2019. Cependant, la même période est marquée par une croissance des besoins de plus de 2% par an, pour passer de 8,4 Mtep en 2010 à 9,6 Mtep en 2019. Ceci a engendré une multiplication du déficit énergétique de près de 10 fois au bout de 8 ans et par conséquent près de la moitié de nos besoins en énergie primaire doivent être sécurisés par l’importation. Ainsi, les sources d’énergie renouvelable sont perçues comme solution à cette problématique.
Donc c’est la rareté des ressources primaires fossiles qui fait monter le coût de l’électricité ?
Effectivement, et pour diversifier les sources d’énergie primaire, d’une part, et concilier entre un développement socioéconomique durable et une maîtrise des besoins en énergie, d’autre part, de gros investissements dans les énergies renouvelables sont envisagés. Cependant, l’Etat ne peut plus suivre le rythme soutenu de l’évolution du besoin en investissement pour le développement du pays sans faire participer le secteur privé et attirer les investissements directs étrangers. Ainsi, on passe de l’Etat providence au partenariat public-privé.
En effet, dans un élan de libéralisation progressive à partir des années 1970 et pour relever les défis énergétiques et de développement durable, la Tunisie a mis en place un cadre réglementaire et institutionnel, d’une part, pour la maîtrise de l’énergie et la promotion des énergies renouvelables et, d’autre part, pour la promotion et l’encouragement à l’investissement.
Depuis, plusieurs réformes sont entreprises à partir de 1996, avec la loi n° 96-27 qui ouvre la voie à la libération partielle de la production par le biais de concessions à des personnes privées. Ensuite, en 2009, la loi 2009-7 permet aux auto-producteurs de l’électricité à partir des énergies renouvelables de vendre les excédents exclusivement à la Steg. Enfin, la loi portant sur la production de l’électricité à partir des énergies renouvelables, dite la «Loi EnR», a été promulguée en 2015 (n°2015-12 du 11 mai 2015) autorisant le secteur privé à participer à la concrétisation des objectifs fixés par l’Etat selon le régime des concessions pour les projets dont la puissance dépasse le seuil fixé pour chaque type de technologie (solaire, éolien, biomasse, etc.), le régime des autorisations pour les projets dont la puissance ne dépasse pas ledit seuil et le régime de l’autoproduction pour tout type de client Steg.
Vous dites qu’un cadre réglementaire a été mis en place pour accompagner le développement du secteur des énergies renouvelables et, pourtant, nous sommes toujours loin des objectifs fixés par l’Etat. Quelles sont les raisons de ce retard ?
Déjà la loi EnR n’a pu voir le jour qu’après trois ans de tiraillements politiques pendant lesquelles une équipe conduite par Mehdi Jomaa, d’abord en tant que ministre chargé de l’énergie, élabore le projet de loi et le présente à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) le 20 novembre 2013, et ensuite en tant que chef de gouvernement, le projet de loi 74/2014 est adoptée en septembre 2014, mais n’est pas entré en vigueur car certains articles avaient été contestés par 35 députés de l’ANC, issus de plusieurs tendances politiques, sous l’impulsion des cadres et syndicats de la Steg.
Avec l’élection de la première Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), la législation reprend son activité avec plus d’assurance, profitant d’une légitimité élective sous le régime de la deuxième République. Et dès le 11 mai 2015 est promulguée la Loi n°2015-12, et qui demeure le texte le plus important régissant le secteur des énergies renouvelables en Tunisie.
Une année plus tard, est promulgué un décret (n°2016-1123 du 24 août 2016) fixant les conditions et les modalités de réalisation des projets de production et de vente d’électricité à partir des énergies renouvelables, suivi par la publication au JORT n°13 du 14 février 2017 de cinq arrêtés de la ministre de l’Energie, des Mines et des Energies renouvelables portant sur l’approbation des cahiers des charges, relatifs aux exigences techniques de raccordement et d’évacuation de l’énergie produite à partir des installations d’énergies renouvelables raccordées sur le réseau public et aussi les contrats-type de cession à la Steg de cette énergie électrique ou de son transport sur le réseau public.
Toutefois, il a été signalé que le contrat-type PPA régime d’autorisation de 2017 contient plusieurs clauses pathologiques et, ainsi, sa révision a été imposée, d’une part, pour améliorer la bancabilité des projets y afférents et, d’autre part, pour y apporter d’autres aménagements rassurants aux investisseurs. Ainsi, ce contrat-type a été annulé et remplacé par arrêté du ministre chargé de l’énergie le 30 août 2018.
Alors, c’est le cadre réglementaire qui n’est toujours pas stabilisé ?
Effectivement, d’ailleurs si l’on considère, à titre d’exemple, le cas de la première centrale solaire PV «Société Soleil Enfidha», d’une capacité de près de 1 MWc, réalisée sous le régime des autorisations au premier appel à projet lancé en mai 2017 et mise en service en février 2020, on peut en déduire que le contrat devrait être établi conformément au contrat-type de 2017 puisqu’on peut lire sur le site du ministère dans la rubrique résultat du premier appel à projets que 10 accords de principe ont été octroyés à des projets PV, dont le projet de 1 MW à Enfidha, et que «les projets en éolien ont été reportés pour le second appel à projet après la révision du contrat d’achat type afin d’améliorer sa bancabilité».
En effet, ce contrat-type a fait l’objet d’une révision, approuvée par arrêté du 30 août 2018, en y introduisant des modifications substantielles, notamment pour remédier à une omission relative à la méthodologie de calcul de l’Energie Non Enlevée (Annexe 17) mais aussi pour apporter plus de précisions concernant d’éventuels litiges «si un changement dans la loi intervient pendant la durée du contrat affectant la viabilité du projet, et ce, de façon substantielle bouleversant l’économie du Contrat…». (Article 16), les cas de résiliation du contrat (Article 17), l’Accord Direct entre la Steg et le ou les prêteurs ou mandataires (Article 22 & Annexe 18) et la réduction du seuil du montant du litige financier si la réclamation porte seulement sur celui-ci.
Cependant, il est intéressant de noter une modification de taille au niveau de l’article 17 paragraphe 7. En effet, à la lecture de ce paragraphe du contrat-type de 2017, on comprend que le contrat qui est à l’origine selon le modèle BOO (Build, Own and Operate) peut reprendre, et à la convenance de la Steg, la forme du modèle BOT (Build, Operate and Transfer). Ceci a été repris dans le contrat-type de la révision de 2018, mais où il est aussi précisé qu’en cas de résiliation par défaut de la Steg, celle-ci rachètera l’unité de production. Cependant, il n’est pas précisé que ce rachat soit une obligation ou bien seulement une option, à la convenance de l’une ou l’autre partie. Le producteur qui peut chercher à se débarrasser de l’unité de production, mais dans des conditions qui lui sont plutôt favorables, ne laissera pas échapper cette occasion où la Steg ferait le moindre défaut.
Une autre introduction dans le nouveau texte est aussi remarquable : «Si l’une des parties refuse la valeur issue de l’expertise, la valeur de rachat sera considérée comme un cas de litige et sera soumise à l’arbitrage conformément [à] l’article 23», or l’article 23 ne permet l’arbitrage que si l’investissement est à majorité étranger ou s’il porte sur un litige financier d’au moins 1 million de dollars.
Enfin, les prêteurs sont aussi présents dans ce paragraphe puisque «la valeur de rachat ne pourra en aucun cas être inférieure à la totalité des sommes restant dues par le Producteur aux prêteurs pour le financement de la construction de la centrale». Ainsi, faudrait-il refuser l’autorisation aux projets dont l’estimation de l’investissement initial est manifestement exagérée pour éviter à la Steg de racheter des centrales initialement surévaluées ?
Là sont autant de questions qui suggèrent que ce contrat-type est fortement pathologique dans ses dispositions et il est notamment en défaveur de la Steg.
Par ailleurs, en consultant le site web du ministère, on peut remarquer une non-conformité de taille par rapport à la Loi EnR. En effet, les projets «Tozeur (A)», «Sidi Bouzid (B)» et «Tataouine (E)» ont tous été attribués à l’adjudicataire «Scatec Solar». Or, l’article 15 de la Loi EnR stipule : «Aucune demande ne peut être présentée pour l’obtention d’un nouvel accord de principe au titre de la même source d’énergie renouvelable, au cas où la réalisation de l’unité de production, objet de l’accord de principe précédant, n’a pas été achevée et mise en exploitation». On se demande alors ce qui c’est passé lors de l’attribution de l’accord de principe !?
Là c’est beaucoup trop, mais qu’est-ce qui a été fait pour y remédier ?
Bien évidemment, il était toujours question d’aller de l’avant, surtout que le premier souci des gouvernements successifs était l’impulsion des investissements pour relancer l’économie et améliorer le taux de croissance. Mais dans la précipitation, une loi transversale (n° 2019-47 du 29 mai 2019) a été promulguée, portant sur l’amélioration du climat de l’investissement et notamment l’article 7, objet d’une abrogation de l’Article 9 de la Loi EnR, ainsi que les dispositions des articles 8 et 9 du décret gouvernemental n° 2016-1123 du 24 août 2016. S’ensuit, et à la veille de son départ, le gouvernement Youssef Chahed a décrété une décision (Décret n° 2020-105 du 25 février 2020) qui, s’appuyant sur les dispositions de cette même loi transversale et notamment les articles 9-11, marque un pas de géant vers la libéralisation de la distribution de l’électricité. Cette décision est fortement décriée par les syndicats, notamment l’article 8 qui stipule qu’ «il est possible de constituer une société d’autoproduction (…) dont l’objet se limite à la production et à la vente de l’électricité à partir des énergies renouvelables». Lesquels syndicats ont eu pour réaction de bloquer la mise en service d’une Centrale Photovoltaïque de 10 MWc réalisée dans la région de Tataouine par le consortium Eni-Etap, et ce, depuis déjà plus d’une année. Quel gâchis ! Pourtant, les cadres et les syndicats de la Steg sont plutôt favorables au développement rationnel des énergies renouvelables mais, pas avec ce risque élevé de retombées malencontreuses.
Vous avez longuement évoqué les questions d’ordre réglementaire, mais qu’en est-il du volet technique ?
Les moyens de production électrique conventionnels, dont les centrales utilisant des combustibles fossiles, sont pour la plupart «programmables», c’est-à-dire commandés via un système de gestion de réseau, le «dispatching», pour réguler la production selon la demande. Par contre, les énergies renouvelables en général et plus particulièrement celles d’origine solaire et éolienne ont un caractère intermittent, dépendant des conditions climatiques et pouvant engendrer une offre d’électricité variable. Aujourd’hui, il n’est pas encore possible de stocker de grandes quantités d’énergie électrique pour satisfaire les besoins d’une ville, même petite, et encore moins tout un pays, ne serait-ce que pour quelques heures pendant la journée.
Pourtant, ces énergies conserveront une place qui sera nécessairement bornée par la nécessité de satisfaire une demande qui, aux heures de pointe, ne peut pas se satisfaire d’aléas au niveau de l’offre d’électricité. Certes, l’autoconsommation fait partie des solutions mais ne règle pas tout. Il faut donc opter pour le «mix énergétique » et mener des actions dont l’assainissement et le renforcement du réseau, la migration vers les réseaux intelligents (Smart-Grid) et le renforcement des interconnexions nationales et régionales.
C’est dans ce cadre que des projets de renforcement du réseau national sont menés par la Steg, depuis plusieurs années, afin d’étendre sa couverture, l’intégration des réseaux intelligents, l’amélioration de l’interconnexion avec l’Algérie, la Libye et l’Italie, via un câble sous-marin d’acheminement de l’électricité reliant les côtes tunisiennes aux côtes italiennes.
Et qu’en est-il des installations photovoltaïques dans le secteur résidentiel ?
Dès le début de l’année 2010, les premières installations photovoltaïques sur les toitures des bâtiments résidentiels dans le cadre du projet «Prosol Elec» sont réalisées et ainsi, totalisant près de 3 MWc de solaire photovoltaïque à fin 2012.
Aujourd’hui, on dépasse à peine le 70 MWc et on commence à observer une saturation, surtout dans les zones à forte concentration urbaine. Toutefois, il est toujours possible de trouver des solutions techniques, mais la marge de manœuvre se rétrécit avec la multiplication des installations individuelles adjacentes.
Je vous laisse le mot de la fin ?
J’estime que plusieurs questions sont restées en suspens et en l’absence de contrat-type relatif au régime des concessions, les investisseurs potentiels qui souhaitent s’engager sur des projets de grande taille (de quelques dizaines, voire des centaines de MW) chercheront, d’une part, à négocier les termes de la «Convention de Concession» avec le ministère chargé de l’énergie et, d’autre part, des contrats spécifiques de cession à la Steg pour les besoins de la consommation locale et des contrats de transport pour l’exportation. La Steg est plus que jamais appelée à défendre ses intérêts, notamment en ce qui concerne la détermination et la récupération des frais d’accès au réseau pour le transit ou le transport de l’énergie électrique par les particuliers et les opérateurs privés. Lesquels frais doivent, entre autres, comprendre les coûts d’assainissement et de renforcement du réseau.
D’autre part, et en plus du renforcement du partenariat public-privé (PPP), il est indispensable de mettre en valeur le rôle de la Steg dans le domaine de la recherche scientifique et l’encadrement des projets universitaires, mais aussi la nécessité de renforcer le partenariat Steg-Universités pour réduire la dépendance technologique.
Enfin, la Puissance de production totale installée s’élève à 5.182 MW, dont 442 MW en énergies renouvelables à fin mai 2021, soit 9% qui donnerait en productible un taux de pénétration de l’ordre de 3%, très en deçà des objectifs fixés par l’Etat.