On nous écrit | Chut on tourne !

Par Ines Zargayouna (Chercheuse en Théâtre et Arts de spectacle)

Théâtre sans public, retour sur l’expérience de la semaine pour le théâtre tunisien diffusé en live streaming. «Sûkûn» de Noomen Hamda comme exemple

Un événement a eu lieu à Tunis s’intitulant «Semaine du théâtre tunisien» en mai dernier, qui a donné lieu à des représentations théâtrales tunisiennes diffusées en streaming sur la plateforme de Facebook. Cet événement a eu l’hashtag «#Où vous serez le théâtre sera», et puisqu’on était en confinement, cette initiative a eu comme but, entre autres, de rapprocher le théâtre de son public, et à la place du déplacement du spectateur vers la salle de représentation c’est le théâtre qui s’est déplacé de la scène vers les écrans des spectateurs. Une expérience inédite qui a suscité l’intérêt et la réflexion autour de la relation déjà fragilisée entre le théâtre tunisien et son public.
J’ai choisi de témoigner de la réception d’une des pièces représentées lors de cet événement, la pièce «Sûkûn» de Noomen Hamda. Un choix qui a été dicté par la possibilité qui m’a été offerte d’assister simultanément à la double réception, organique scène-salle, et virtuelle écran-spectateur, afin de pouvoir mieux appréhender la comparaison entre les deux réceptions et affiner ainsi ma réflexion autour de ce sujet.

Réception salle

La représentation est destinée au spectateur derrière son écran, smartphone, tablette ou ordinateur. Le metteur en scène de la pièce «Sûkûn», conscient du challenge devant lequel il s’est retrouvé, a réfléchi cette réception nouvelle et inédite de manière à offrir au spectateur la meilleure visualisation possible selon les moyens mis à sa disposition. Exigeant deux caméras à la place d’une, avec une portée par un cameraman, sur scène, avec les acteurs, et l’autre fixe dans la salle, il a mis en place une mise en scène spéciale et spécifique à sa pièce et à la réception virtuelle du théâtre.
Dans la salle j’étais la seule spectatrice. Entourée de fauteuils vides, au Théâtre municipal de Tunis, la grandeur de la salle s’est accentuée, ma solitude s’en est trouvée accrue.
est trouvée accrue. L’ambiance de réception a été teintée non seulement de solitude, mais aussi d’impression de voyeurisme et d’intrusion. Une intrusion dans une salle traversée de long en large par des fils et des câbles, avec une prolongation de la salle de régie tout au long du fond de l’orchestre.
Pas de trois coups d’annonce du début du spectacle comme de coutume, ce fut remplacé par «On commence !». Ce n’est pas non plus le «Silence on tourne !» du cinéma, pourtant le lieu ressemble plus à un plateau de tournage qu’à une salle de représentation théâtrale.
Et ils ont commencé…
J’ai dû attendre, avant de prendre place, le début de la pièce que le metteur en scène a voulu en caméra portée, faisant un tour dans la salle complètement vide pour faire rendre compte au spectateur derrière son écran de l’effet du vide qu’il a laissé. Rapidement après avoir pris ma place d’intruse, je me suis rendu compte que non seulement j’étais seule, mais en plus on n’allait pas tenir compte de ma présence : évidemment, la représentation ne m’était pas destinée, mais plutôt à ceux et celles qui allaient suivre le live. La caméra portée n’a cessé d’entraver ma réception, se plaçant devant les acteurs, se rapprochant pour offrir aux autres de gros plans du jeu, que n’offrait pas la réception à la salle. Les deux acteurs ont joué normalement, dans des conditions normales de représentation, faisant abstraction de ce troisième personnage qui choisissait à chaque fois sa position devant l’un ou l’autre, comme un acteur, ou plutôt comme un spectateur voyeur, intrus et indiscret avec la bénédiction du metteur en scène
Une grande frustration de ma part. Seule spectatrice, vivante organiquement, venue partager comme de coutume au théâtre, cette expérience vivante commune, avec les acteurs sur scène et moi dans la salle. Chacun à sa place, si ce n’était cet intrus sur scène qui ne respectait pas, à la vue de tous, le contrat scène-salle et la limite de convention du quatrième mur. Les spectateurs, au lieu de se mettre comme moi sagement dans leurs sièges savourant en silence le jeu des acteurs, sont montés tous sur scène, me gâchant l’expérience, entravant ma réception. J’ai continué à résister en cherchant dans ma réception vivante les privilèges dont j’étais dotée en comparaison avec la réception virtuelle. J’ai remarqué que lorsque le cameraman choisissait de suivre un des acteurs, l’autre continuait à jouer, pour moi. J’ai eu en plus le privilège de choisir l’orientation de mon regard, je pouvais voir en toute liberté toute la scène, une partie ou même le plafond technique. J’ai ainsi savouré ma liberté, plus que de coutume lors d’une représentation théâtrale, en comparaison avec celui qui s’en est trouvé dépourvu derrière son écran, dépendant du choix d’orientation du cameraman.
J’aurais pu continuer ainsi jusqu’à la fin de la pièce si la caméra portée n’était pas tombée en panne, et que l’acteur-metteur en scène sur scène, se rendant compte de l’absence du regard du spectateur pour lequel il jouait ce soir-là ne décida d’interrompre la représentation pour la reprendre, là où elle s’était arrêtée, quand la caméra serait réparée. Cet arrêt, interrompant la magie que crée la réception vivante du théâtre, m’a réveillée sur mon premier constat : cette représentation ne m’était pas destinée, le spectateur derrière son écran est le roi. Je suis sortie au hall du Théâtre, allumer mon smartphone, et devenir reine moi-même.

Réception virtuelle

J’ai déjà, avant cette pièce, assisté à distance à une représentation en streaming d’une autre pièce lors du même événement. La différence qui était très vite constatée était que la caméra portée, que j’ai nommée intruse, offrait une réception meilleure, plus artistique. Une fidélité de la transmission du jeu des acteurs qui se place entre le cinéma et le théâtre : un jeu théâtral pour une image cinématographique. On perçoit la fragilité du jeu de théâtre, qui ne permet pas de reprise, de très près, de trop près même à la limite de l’indiscrétion. Une proximité, certes virtuelle, que la réception dans la salle n’offre que lorsque la réception est réfléchie par l’équipe en cassure du quatrième mur, lors des représentations où la limite scène-salle est abolie. Une qualité de l’image qui offre une netteté du jeu de l’expression du visage des acteurs, qui paraît amplifiée à l’écran et qu’on ne perçoit que vaguement assis dans un siège dans la salle.
Mon constat que cette représentation était destinée à être reçue derrière un écran s’est retrouvé confirmé, plus que l’autre pièce que j’ai visualisée dans laquelle le metteur en scène s’est limité à deux caméras fixes placées dans la salle qui ont offert une réception fixe, plus proche de la réception dans la salle et qui n’a pas offert de privilèges à la réception virtuelle.
Le metteur en scène de «Sûkûn» s’est investi artistiquement pour cette expérience inédite pour offrir à son spectateur derrière son écran la meilleure réception possible de sa pièce, valorisant au mieux l’hashtag de l’évènement « #Où vous serez le théâtre sera».

Réception vivante vs réception virtuelle

Le théâtre est un art de spectacle vivant, de l’ici et maintenant, de partage qui exige la présence physique. C’est ce qui le caractérise et le définit.
Le streaming a, certes, permis le partage de l’ici et maintenant, le spectateur sait que l’acteur est en train de jouer dans l’immédiateté de son visionnage et l’acteur est conscient du regard du spectateur de l’autre côté, derrière son écran, l’interruption de «Sûkûn» en était la preuve. Mais ces deux présences éloignées physiquement, dépendant dans leurs échanges d’une technicité qui peut tomber en panne ou d’une connexion qui peut se ralentir, ne peuvent être que dans un partage qui se veut «vivant», mais qui n’est que virtuel. Le salut de la fin de la pièce, qui a toujours été à mon sens partie intégrante de l’expérience théâtrale, marquant la fin de l’échange direct et le début de l’interprétation de chacun, lors de cet événement a été révélateur du danger dans lequel se trouve le théâtre.
Dans les deux expériences, visualisation en streaming du salut de la première pièce derrière mon écran et du salut de la deuxième dans la salle vide au Théâtre municipal, une même sensation de vide, de non-sens et de gâchis m’a prise. Le salut est presque le seul moment où les regards entre l’acteur et le spectateur peuvent se croiser, assister à ce regard perdu de l’acteur devant une salle vide a été déchirant pour moi, même derrière mon écran. L’investissement artistique dans une mise en scène, spécifique au format audiovisuel, reste néanmoins intéressant, mais dans le seul cas d’archive et du souci de garder une bonne trace d’une pièce. La réception du théâtre derrière un écran, même avec les privilèges ci-dessus cités, est nuisible à la pérennité de cet art vivant qui porte, en l’essence de son partage, un échange d’énergies qu’aucune technicité ne peut transmettre. Rien ne peut égaler la présence physique des spectateurs et des acteurs, dans une salle de représentation théâtrale, pour un partage énergétique et organique intransmissible par la distance. Dans le contexte dans lequel nous sommes depuis deux ans, la pandémie et ses confinements, est-ce qu’il faut continuer à chercher des alternatives similaires pour garder le fil, même virtuel, de la relation du théâtre avec son public? Ou bien faut-il patienter que cette pandémie se termine pour pouvoir savourer en bonne et due forme cet échange organique et vivant que nous offre le théâtre ?
Un témoignage d’une amie à Paris me fait opter pour le deuxième choix. Après un confinement de presqu’une année et lors du dé-confinement récent, elle en a profité pour assister à une pièce de théâtre. La simple apparition de l’actrice sur scène, en chair et en os, a suffi à la mettre en grande émotion.
Une émotion de délivrance et de soulagement de retour à la vie normale, je présume.
Le Théâtre est Vie, ça ne sert à rien de tricher.

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