Pour l’universitaire Wajdi Ben Rejeb, le rôle concret de la diplomatie économique est de sonder les milieux des affaires étrangers afin de cerner les attentes des investisseurs et de les présenter, par la suite, aux décideurs tunisiens. La deuxième étape serait, alors, d’activer le lobbying et jouer un peu le rôle du commercial pour décliner les arguments commerciaux et essayer d’attirer, ces investisseurs-là vers la destination Tunisie. “Mais malheureusement, les ingrédients ne sont pas réunis”, affirme-t-il. Dans cet entretien, l’expert détaille sa vision de l’action du réseau diplomatique et de la mission qui lui incombe. Il nous parle également des éléments nécessaires de réussite qui doivent être réunis pour que la diplomatie économique puisse jouer pleinement son rôle.
Pourquoi n’a-t-on pas assez misé sur la diplomatie économique tunisienne pour tirer profit du processus de relocalisation entrepris par les pays de l’Union Européenne ?
Avant de commencer, j’aimerais donner ma vision de ce que c’est la diplomatie économique. A mon sens, on doit changer notre vision de la diplomatie qui est, malheureusement, un peu désuète ou un peu surannée et se limite dans la majorité des cas à un rôle politique et administratif consulaire. Normalement, la diplomatie économique doit être appréhendée comme un commercial d’une entreprise en train de prospecter des marchés ou de développer des parts de marché de son entreprise. L’ambassadeur, le consul ou les responsables de la représentation à l’étranger doivent jouer le rôle de commerciaux, cela veut dire qu’ils doivent essayer de maximiser l’intérêt du pays en trouvant des débouchés pour les entreprises tunisiennes et en trouvant des investisseurs qui seraient intéressés par la destination d’investissement Tunisie. On se rappelle, par exemple, qu’avant 2011, il y avait beaucoup de lobbying qui a été fait pour créer ce qu’on appelle les “amis de la Tunisie”, dans l’objectif de défendre la Tunisie et ses intérêts aussi bien politiques qu’économiques dans le parlement européen et dans les grandes instances de décisions de l’ONU ou de l’Union européenne. Je cite l’exemple du blacklisting de la Tunisie. S’il y avait, par exemple, une diplomatie économique tunisienne qui était forte, on aurait dû éviter d’être listé dans les listes noires des paradis fiscaux et du blanchiment d’argent. Je ne sais pas si on a misé, justement, sur la diplomatie économique parce que j’ai déjà l’impression qu’on n’a pas une bonne compréhension du concept de la diplomatie économique. Et là c’est compréhensible parce qu’on ne peut pas faire de la diplomatie économique s’il n’y a pas une vision claire et s’il n’y a pas de stratégie claire de la part de la présidence de la République (étant donné que le ministère des Affaires étrangères relève de la présidence de la République selon la Constitution tunisienne). Je fais toujours de l’analogie par rapport à l’entreprise : donc la direction générale doit avoir une stratégie, une vision, des objectifs à long terme et demander aux commerciaux de fidéliser, développer les parts de marché ou prospecter de nouveaux clients. La même logique doit s’appliquer aux ambassadeurs et à tous les représentants de la diplomatie tunisienne à l’étranger. Là je pose la question, est-ce que les ambassadeurs et ceux qui représentent la Tunisie à l’étranger ont des objectifs smart ? Est-ce qu’on leur donne des valeurs de montants d’investissement à ramener, un total d’exportations à développer ou ça se fait sans pression c’est-à-dire, au gré des événements et c’est plutôt une mission d’accompagnement. Je sais bien que, dans chaque ambassade, il y a un attaché économique mais est-ce qu’ils font leur rôle moyennant des objectifs, parce que normalement si on a des objectifs on est redevable de l’atteinte de ces objectifs à la fin de l’année, du mandat, ou de la mission. Là j’ai de sérieux doutes par rapport à l’existence d’objectifs et s’il n’y a pas de vision claire, s’il n’y a pas de produit à proposer comme ferait un commercial, rien n’invite les entreprises de l’Union européenne à venir en Tunisie. Aujourd’hui, il faut se mettre un peu à la place d’un investisseur. Il y a beaucoup d’études qui ont été faites par de grands cabinets de conseil et des sociétés de conseil dans l’investissement qui portaient sur les attentes des investisseurs. Les résultats ont révélé que les investisseurs cherchent un environnement des affaires sain dans lequel il n’y a pas de corruption. Ils cherchent des pays où il y a une administration rapide qui joue plutôt le rôle de locomotive au lieu d’être une entrave — là je parle des investisseurs qui peuvent créer de la valeur et créer des emplois dans le pays où ils s’établissent. Les entreprises de l’Union européenne sont aussi à la recherche de transfert de technologies, elles sont en train de chercher des pays où il y a des compétences, un climat des affaires sain, une logistique développée mais aussi là où il y a une lutte contre la corruption et la bureaucratie. Si les investisseurs délocalisent pour s’installer ailleurs, la question de la logistique devient importante.
Pour la Tunisie, c’est mal engagé parce que le climat des affaires est marqué de bureaucratie. Il y a beaucoup de corruption comme en témoigne le classement de la Tunisie selon l’indice de la corruption mondial. Pour ce qui est de la logistique, on est au plus bas du classement mondial selon l’indice mondial de la logistique. Je pense qu’on est classé parmi les derniers sur un total de 160 pays. Pour moi ça va être dur pour des gens qui n’ont pas de vision et qui n’ont pas d’objectifs, et qui n’ont pas de produits à proposer à une clientèle exigeante, celle des pays de l’Union européenne, à les convaincre de venir en Tunisie. La réponse on peut la trouver au Maroc, là où les entreprises européennes sont en train de s’installer mais aussi dans des pays comme les Seychelles, où il y a un climat des affaires encourageant, où il y a une infrastructure qui est en train d’être modernisée où il n’y a pas de bureaucratie bien que c’est très loin du continent européen.
La perception de l’investisseur qui vient parce qu’il y a des avantages fiscaux a changé et le produit qui doit être proposé par la diplomatie économique doit aussi être à la hauteur des attentes de ces gens-là. C’est justement le rôle de la diplomatie économique, c’est de sonder les milieux des affaires et les investisseurs européens et de revenir (les représentants vont faire une sorte de veille économique), et présenter ce que veulent les investisseurs sérieux. Par la suite, on peut activer le lobbying et jouer un peu le rôle de commercial pour décliner un peu nos arguments commerciaux et essayer de les attirer vers la destination Tunisie. Mais malheureusement, les ingrédients ne sont pas réunis.
Comment évaluez-vous les actions de la diplomatie économique en Afrique subsaharienne?
Pour évaluer les actions de la diplomatie économique, je vais regarder nos chiffres à l’export vers la destination de l’Afrique subsaharienne. Les chiffres vont nous aider à comprendre un peu la situation de la Tunisie, peu importe la diplomatie économique. Regardons un peu les échanges avec l’Afrique. Bien que la Tunisie ait adhéré à la Comesa en 2019 et à la Zleca en 2020, les exportations vers tout le continent africain constituent 10% du total des exportations tunisiennes en 2020 et les importations du continent africain vers la Tunisie représentent 8% de nos importations. Si on ne tient pas compte des échanges avec les pays arabes africains, on va trouver que les exportations tunisiennes vers l’Afrique subsaharienne ne constituent que 2% de nos exportations alors que les importations des pays de l’Afrique subsaharienne constituent 0,5% du total de nos importations. Donc les chiffres sont sans appel et montrent qu’il n’y a pas de vrais échanges avec l’Afrique subsaharienne malgré le discours des politiciens et des officiels qui parlent de l’Afrique. Ils évoquent des pays du continent qui font de la croissance à deux chiffres comme le Ghana, l’Ethiopie, le Nigeria, le Gabon, … mais en réalité rien ne se passe.
Ce qu’on voit, c’est qu’il y a des initiatives privées d’hommes d’affaires, qui vont chercher des marchés. Je peux vous assurer que dans ces pays d’Afrique subsaharienne, il y a beaucoup de sociétés tunisiennes de BTP qui sont en train de faire des projets d’infrastructures et des sociétés tunisiennes d’ingénierie qui sont en train aussi de faire des projets d’infrastructure pétrolière ..etc. Il y a aussi beaucoup d’anciens cadres de la Steg qui, dans le cadre d’initiatives privées, sont en mission d’assistance technique au Bénin, au Burkina Faso ..etc. Mais lorsqu’on parle de 2% d’exportations, cela veut dire que la diplomatie économique n’est pas efficace. Mais d’un autre côté, je ne vais pas les blâmer pour autant parce que ça serait un peu naïf et on va se voiler la face si on va mettre toute la responsabilité sur le dos de la diplomatie économique.
Pour faire du commerce avec l’Afrique subsaharienne, en plus de la diplomatie économique, il faut aussi avoir de la diplomatie économique au plus haut niveau de l’Etat. Dans les pays de l’Afrique subsaharienne, le poids de la relation interpersonnelle reste important. Ce sont des pays où les relations individuelles entre leaders restent importantes. On se rappelle du Président Bourguiba qui faisait des tours du continent africain en allant dans plusieurs pays en même temps. Depuis 2011, est-ce qu’il y a eu un chef de gouvernement qui a fait une tournée africaine. Il n’y en a pas eu. Ils ne font pas de tournées africaines. On attend que le Président de la République montre l’exemple et fasse une tournée africaine pour créer des liens et nouer des relations personnelles avec les dirigeants de ces pays parce que la relation personnelle est très importante.
D’autre part, on ne peut pas faire de la diplomatie économique s’il n’y a pas de correspondances aériennes, de lignes maritimes, de lignes de financement et de sociétés d’assurance pour couvrir les échanges. On est très loin de ce qui est requis. Si on regarde un pays comme le Maroc, entre 2011 et 2021, il a triplé le volume de ses exportations vers l’Afrique subsaharienne mais il s’est, en contrepartie, doté de moyens. Les Marocains ont des ports, notamment le port de Tanger et une société de transport aérien qui fait des correspondances journalières avec les capitales africaines. Il y a aussi des banques comme Attijariwafa qui est présent un peu partout dans l’Afrique subsaharienne. On ne peut pas faire de la diplomatie économique sans vision, sans qu’il y ait une stratégie bien claire et, bien sûr, sans avoir les moyens de sa politique. La vision c’est ce qui est de plus important. La vision doit se décliner en stratégie et il faut avoir les moyens de sa stratégie.
Quels sont selon vous les secteurs qui doivent être dans le collimateur de la diplomatie économique?
Le diplomate va être un commercial. Normalement, le commercial a une valise et dans la valise il y a les meilleurs produits qu’il a. Ici on peut se poser la question : qu’est-ce qu’on peut faire de mieux, qu’est-ce qu’on peut offrir ou qu’est-ce qu’on a à offrir. La réponse va être différente suivant les pays. Les secteurs qu’on va proposer aux pays de l’Union européenne vont être différents de ceux qu’on propose à l’Afrique subsaharienne parce que les besoins sont différents et les attentes sont différentes. Par exemple, les pays de l’Afrique subsaharienne demandent de tout. Il y a, surtout, encore un capital sympathie qui existe à l’égard de la Tunisie, parce qu’il y a beaucoup de dirigeants subsahariens qui ont fait leurs études en Tunisie. Donc, ils continuent d’avoir une bonne image du savoir-faire tunisien. Et c’est justement ce qu’on doit proposer.
On doit proposer nos savoir-faire en ingénierie, dans l’enseignement supérieur, en médecine ..etc. Si, par exemple, on a des correspondances aériennes avec les pays du continent africain, ils sont aussi, demandeurs de soins. On ne va pas se limiter à la Libye. Cela fait partie de la stratégie de diversification des risques. Pour l’Union européenne, chaque année nous avons des ingénieurs et des médecins qui partent. Il y a, donc, une demande aussi du savoir-faire tunisien. On peut inverser le raisonnement. Au lieu d’exporter gratuitement, sur un plateau en argent nos compétences pour lesquelles on a utilisé l’argent du contribuable tunisien pour les former pendant plusieurs années, et qui partent et ne reviennent pas (et c’est compréhensible), il faut chercher à inverser la donne comme ont fait les Seychelles. Les pays, comme les Seychelles et les Iles Maurice, ont créé des hubs de développement et de programmation. Il y a beaucoup de sous-traitance de services de haute valeur ajoutée qui se font là-bas. On peut proposer des sous-traitances comme celle-là. Il est vrai qu’on est en train de le faire, mais ce n’est pas grâce à la diplomatie économique, mais plutôt grâce à des initiatives individuelles. Si la diplomatie économique travaille sur ces dossiers-là, bien sûr, les retombées seront beaucoup plus importantes que ce qu’apportent les initiatives individuelles.
Quelles sont les actions que le réseau diplomatique peut entreprendre pour améliorer les exportations ?
Tout d’abord, il faut avoir des personnes qualifiées. Le poste d’ambassadeur ou d’attaché économique doit être pourvu de gens qui ont des expériences dans le secteur privé parce que, dans le secteur privé et dans la définition même de l’entreprise, l’existence de l’entreprise dépend de la vente de son produit sur le marché, donc normalement on doit mettre de bonnes compétences, des gens qui sont déjà vendeurs, des commerciaux par expérience, qui ont l’habitude de faire du networking et qui ont l’habitude de promouvoir leurs produits. Ensuite il y a trois choses: la représentation, l’accompagnement des exportateurs tunisiens, la veille et le lobbying. Le lobbying est très important. Il faut commencer, à ce titre, par réactiver, par exemple — si jamais ils sont en veille —, les associations et les groupes des amis de la Tunisie parce que ce sont des réseaux qui peuvent ouvrir beaucoup de portes pour connecter des gens et mettre en relation des entreprises tunisiennes avec des clients européens.
Il faut un service de veille. Dans les ambassades des pays comme l’Italie et l’Espagne en Tunisie il y a des gens qui sont là et qui aident les entreprises qui cherchent à prospecter en Tunisie ou qui comptent assister à des foires ou à des salons en Tunisie. Ils essayent de contacter des prospects et prendre des rendez-vous. Bien que ça se fait dans quelques ambassades tunisiennes à l’étranger, il faut, cependant, généraliser cette pratique. Il faut, également, fixer des objectifs que les ambassades et les représentations diplomatiques de Tunisie doivent atteindre en fin de mandat ou en fin d’année. Et enfin, miser sur le lobbying qui sert à promouvoir la Tunisie comme destination d’investissement mais aussi comme destination touristique. C’est pour promouvoir la Tunisie à travers les success stories tunisiennes. Lorsqu’on parle de lobbying, on ne parle pas seulement de réseau de personnes mais aussi de campagnes de communication. Donc, on peut jouer sur les success stories tunisiennes, on peut jouer sur les entrepreneurs tunisiens et les startup tunisiennes qui sont en train d’innover, à travers des exemples qui existent.
Je me rappelle lors du premier confinement que la police tunisienne a utilisé des robots et des drones fabriqués par des entreprises tunisiennes. L’information a été reprise par des médias britanniques et européens. Ce sont des choses qu’on doit utiliser pour vendre la destination Tunisie. Cela doit faire partie d’une stratégie bien ficelée et bien articulée. Il faut arrêter avec la logique ancienne de la diplomatie qui consiste à se limiter à l’aspect représentation politique ou l’aspect uniquement administratif et passer un cap. Regardons un peu ce que le «concurrent» — le Maroc — est en train de faire. Il est arrivé à obtenir, récemment, le statut de partenaire privilégié de l’Union européenne et c’était grâce à la diplomatie économique.