«Sabra» de Emna Louzir mérite largement d’être lu, déclamé et même chanté, comme l’a été son premier recueil de poèmes « Ranin » (2003), brillamment mis en musique, sous forme de concert, par l’artiste tunisien Chedly Khomsi. De bonne facture, ce troisième recueil de cette poétesse tunisienne pleine de promesses et de projets…
Il y a bien du plaisir à lire ou plutôt à goûter cette fine poésie de Emna Louzir, dont les mots légers, raréfiés et comme volatils vous effleurent tel le vent du matin : 28 poèmes divers d’inégale longueur composant, dans une belle fluidité poétique, ce troisième recueil de cette poète tunisienne intitulé « Sabra » et soigneusement édité par « Arabesques » dans un petit beau volume, au seuil duquel nous accueillent une nuée d’ oiseaux en vol et des réverbères illuminant partiellement la nuit et annonçant le jour que voici arrimé à l’espérance et au chant : «Nous ne nous quitterons point/ La nuit ne nous prendra pas/ Non/ Nous chanterons pour le matin/ Pour ne pas nous quitter/ Et quand le ciel s’assombrira/ Nous chanterons pour l’aube/ Pour ne pas nous quitter/ Nous chanterons pour la route/ Nous chanterons pour l’espoir/ Nous chanterons pour la paix/ Pour ne pas nous quitter/Nous chanterons pour les lendemains/ Nos voix nous embarqueront/ Sur le même bâteau/ Et jamais nous ne nous quitterons » (46-47). En fait, on n’attend pas longtemps, après la dédicace imprégnée de quelque tristesse (« A celui qui habite le trottoir…aux états de perte »), pour déguster ce morceau de bonheur qui, en interaction thématique et formelle avec plusieurs autres poèmes de ce livre comme « Ma langue chante par-dessus les frontières » (pp. 25-27), « Rêve » (pp. 28-29) , « Tu demeureras » (pp. 39-40), « En route vers toi » (pp. 48-51), « Rencontre » (pp. 52-54), « Ainsi je te vois » (pp. 74-75) ou encore «L’amoureux du mirage » (pp. 85-87), chante, en dépit du noir prépondérant de la première de couverture et de la mélancolie qui suinte des interstices des mots, l’espoir, le rêve, la rencontre amoureuse, passionnelle, de l’Autre; bref, la vie, « La vraie vie » ( Rimbaud) ou « La vie superlative » (J.P.Richard) enfouie dans les courbes et les plis des êtres et des choses que les vers si courts et si concis qui ne s’attardent pas et qui s’égrènent avec quelque recueillement sur le blanc des pages, tentent de pénétrer pour saisir cette vie-là dans sa profondeur insondable et son inexprimable beauté. Ecoutons le poème inaugural de ce recueil de Emna Louzir qui s’y met, en poète quelque peu « soufi », à l’écoute du silence et des vibrations et murmures venant de derrière la face voilée du monde afin d’appréhender l’essentiel, le plus pur et le plus beau, l’universel :
«La poésie m’a portée à toi et j’ai alors cherché le silence afin que/ Je jouisse avec toi et que à toi je pense /(…) Je t’aime plus fort quand tu ne me voies pas/ Je t’ai trouvé dans les rues de la ville bruyante/ Je t’ai trouvé dans le recueillement de la nuit/Je t’ai trouvé dans les cafés oubliés et sur une terre dont le parfum a étreint le ciel/ (…) J’ai porté tes secousses dans les méandres de mon corps/ Avec l’encre de ta voix j’ai écrit mes poèmes/ (…) O ma douleur, ô mon étoile… » (pp. 15-17)
Développant une écriture minimaliste où les vers raccourcis au maximum, réduits quelquefois à un seul signifiant, tombent dans une lente chute verticale, en petites unités segmentales ramassées et légères, pour faire des poèmes ou « êtres d’encre » filiformes, totalement affranchis de la ponctuation, effacée délibérément, et envahis de blanc de toutes parts, la poésie de Emna Louzir dans « Sabra » correspond, nous semble-t-il, à une parole dense, « litotique » (qui dit le moins pour le plus), fortement suggestive et où les signifiants sont en rapport de disproportion avec les signifiés, plus grands, auxquels ils renvoient. C’est, nous paraît-il, une parole quelque peu « mystique » marquée d’implicite et de non-dit. Organisée autour d’un « Je » fort peu exubérant et qui alterne constamment avec un « Tu » passionnément aimé et de nature équivoque qui est tantôt l’Autre, tantôt « l’Etre » caché de l’Univers, son âme vive, cette poésie délicate de Emna Louzir puise, en effet, sa force et son charme dans cette « esthétique du rare » ou « poétique de l’incomplet » ou encore « poétique du fragment » qui est le propre de la poésie de la modernité lyrique, mais rarement romantique et souvent sans inflation verbale : dans « Sabra », les mots sont « furtifs » (Ray), « brèves » sont les images (Ibid) et les adjectifs se font très rares. Nulle emphase ni effusion molle (Ibid). Tout est dans l’économie des mots, la retenue et la suggestion. Et voici comment la poésie de Emna Louzir signifie, sans jamais la dire, la tristesse de l’abandon et de la solitude, mâtinée de rêve de voyage et d’affranchissement :
«Le bâteau est resté/ Seul/ A converser avec le vent/ Et à pleurer avec la pluie/ Et chaque nuit/ Il rêve de voyage// Le bâteau est resté seul/ Qui ne répond pas au vent/ Qui pleure avec la pluie/ Et chaque matin/ Il pense au départ/ Ou à la noyade » (pp. 76-77). Pour terminer, « Sabra » de Emna Louzir mérite largement d’être lu, déclamé et même chanté comme l’a été son premier recueil de poèmes « Ranin » (2003), brillamment mis en musique, sous forme de concert, par l’artiste tunisien Chedly Khomsi. De bonne facture, ce troisième recueil de cette poète tunisienne pleine de promesses et de projets est déjà traduit en italien par le poète, écrivain et essayiste italien Giuseppe Goffredo qui l’a préfacé aussi.
Emna Louzir est titulaire d’une maîtrise ès lettres françaises de la Faculté des sciences humaines et des sciences sociales du Boulevard 9-Avril, à Tunis. Elle est animatrice et productrice francophone sur la chaîne internationale de la Radio nationale tunisienne (RTCI). Outre « Sabra » et « Ranin », elle a publié deux autres recueils de poèmes, « Samt El barakin » (Le silence des volcans, 2008) et « Khabaratni eryh » (Le vent m’a informé, 2017). Elle est lauréate du prix national de poésie Zoubeida-Bchir, en 2009, et elle a déclamé ses poèmes dans différents festivals, dont celui de Lodève, en Albanie. Son nouveau recueil sera bientôt dans les librairies.
Emna Louzir « Sabra », édition bilingue en arabe et en italien, Tunis, « Arabesques », 2010, préface et traduction en italien par Giuseppe Goffredo, illustration de la couverture de Kaîs Boussen, 157 pages.