Autrefois chef-lieu de rayonnement spirituel et culturel, Kairouan, la cité des coupoles, est aujourd’hui fort semblable à une hécatombe. La ville, fondée en 670 et capitale de l’Ifriqiya pendant cinq siècles, est enfermée dans une cruelle impasse. D’ailleurs, l’un de ses valeureux enfants, le penseur universel Abdelwahab Bouhdiba, aurait ainsi brossé ses déboires s’il était encore parmi nous : «Quels sont les murs sur lesquels nous butons, les impasses réelles, trop réelles, dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés ? »
Que dire encore de la ville admirée par l’auteur d’ « une vie », le Français Guy De Maupassant ? Ce dernier a décrit non sans émerveillement deux de ses grands édifices, notamment la Grande Mosquée et la mosquée du barbier du Prophète. Au sujet du premier édifice, il a alors affirmé : « Le Dieu qui a inspiré cette œuvre d’art superbe est bien celui qui dicta le Coran, non point celui des Evangiles. Sa morale ingénieuse s’étend plus qu’elle ne s’élève, nous étonne par sa propagation plus qu’elle ne nous frappe par sa hauteur ». Alors qu’en abordant le second, il a asséné : « La plus colorée, la plus coquette des mosquées, et le plus parfait échantillon de l’art décoratif arabe que j’aie vu».
Que dire encore de la « ville blanche » et de la ville sanctuaire dont le peintre russe Wassily kandinsky admirait la lumière et où l’Autrichien Paul Klee trouvait le lieu d’une révélation ? Le lieu d’une révélation qu’il consignait ainsi dans son journal de voyages : « La couleur me tient. Je n’ai plus besoin de la poursuivre. Elle me tient pour toujours, je le sais. Voilà le sens de cette heure heureuse, moi et la couleur ne faisons qu’un. Je suis peintre ».
La ville sanctuaire aux nombreux minarets, dômes et coupoles, la cité des 36 monuments bénéficiant d’un classement spécifique au titre de monuments historiques de la part de l’Unesco s’apparente aujourd’hui à un véritable champ de ruines. Mosquées, mausolées, Medressas, Musées et autres sites culturels, le tout est réduit à un tas de pierres délabrées, ternes, abandonnées et sans âme aucune.
Pourtant, les responsables locaux, les principaux acteurs rattachés au ministère de la Culture et les gens de l’Association de sauvegarde de la Médina s’évertuent à garder le statu quo, privant les gens de la région de tout accès à un espace poétique pouvant inspirer une muse ou une autre et de tout exercice culturel profitable à tous.
En pâtissent par conséquent l’attachement des habitants à leur ville, le bien-être de communautés entières plongées dans la détresse et l’espoir de voir enfin émerger un espace urbain conforme aux standards requis.
Le triste silence de la Médina ne fait par-delà qu’accentuer le désespoir de pans entiers de la population de cette région qui souffre déjà le martyre, avec une pauvreté extrême (29,3%), un taux de chômage de près de 20%, un analphabétisme élevé (35%), un abandon scolaire qui intrigue et inquiète (33,89%), suicides et viols à répétition, l’absence de toute activité culturelle (mis à part le printemps des arts organisé une fois par an).
Pis encore. Dans cette ville réduite à une si mauvaise anarchie urbaine règnent, par les temps qui courent, le chacun pour soi et la loi du plus fort, étant soumise à son environnement économique et social qui l’infléchit quand il ne la bloque pas.
Sans théâtre et sans salles de cinéma, privée d’espaces verts et de parks, cédant à la violence et la loi du plus fort, à l’image d’un pays qui va mal, à Kairouan, la tradition est perdue et la modernité est inaccessible. Dans le paroxysme de la violence, la société se révèle à elle-même.
Aujourd’hui, et ici même, de Tunis à Kairouan, renversez Roma, vous obtenez Amor. Cela s’appelle un palindrome. Mais l’image est ici beaucoup moins poétique que tragique.