Accueil Culture «Sakhr el-marayâ», nouvelles de Emna El-Oueslati Rmili: Quand écrire, c’est penser des phrases

«Sakhr el-marayâ», nouvelles de Emna El-Oueslati Rmili: Quand écrire, c’est penser des phrases

Les nouvelles de Emna El-Oueslati Rmili, placées sous le titre quelque peu oxymorique «Sakhr-el-maraya» (Le Rocher des glaces), s’imposent dès les toutes premières pages comme une œuvre littéraire de bonne qualité qu’on apprécie à sa juste valeur et dont on constate les propriétés sensibles des mots et phrases.


Même quand on saute ces para-textes (préface et note de la 4e de couverture) et qu’on va tout droit à ces joyeux textes plutôt courts et clos de l’autrice qui, en bonne nouvelliste, sait que son rôle de créatrice n’est pas seulement de raconter la société, la misère, la déception et les faiblesses humaines telles la jalousie aveuglante, massacrante, la maladie fatale qui ruine le corps et la communication avec l’autre ou encore l’indiscrétion qui abuse, etc., mais d’écrire. C’est-à-dire de faire, en les pensant et les repensant, des phrases. Car c’est bien cela, un écrivain. C’est un «Pense-Phrase», comme le définissait Roland Barthes dans «Le Plaisir du texte» : «Est dit écrivain, non pas celui qui exprime sa pensée, sa passion ou son imagination par des phrases, mais celui qui pense des phrases : un Pense-Phrase (c’est-à-dire : pas tout à fait un penseur, et pas tout à fait un phraseur )» (p. 81).

Et les phrases de Emna El-Oueslati Rmili, ni trop longues, ni trop courtes, sont souvent bien faites, ordonnées avec plasticité et saveur et se suivant avec aisance dans le flux narratif soutenu par la dominante nature verbale des énoncés et émaillé de description. Une description en parallèle construite avec beaucoup d’adjectifs, avec des images multiples, avec de nombreux éléments perçus visuellement qui donnent à voir, qui créent le spectacle (le corps jeune et tendre qui évolue dans le regard de la narratrice (p. 15), le miroir qui brûle par sa lumière (p. 16), la puanteur qui suinte des murs (p. 18), les enfants qui courent dans la mémoire (p. 20), les portes et les murs qui rayonnent (p. 94), la terre qui se propulse vers le ciel (p. 95), etc.) et qui se fondent subtilement dans la construction narrative jalonnée de questions rhétoriques informant par leur modalité interrogative sur l’inquiétude des personnages mis en scène et héritent, peut-être, de l’inquiétude de l’autrice qui charge ici l’interrogation (p. 13, 15, 19, 20, 22, 24, 26, 27, 58, 114, etc.) d’une fonction architectonique, c’est-à-dire de construction. Avec les différentes séquences dialogales qui apparaissent régulièrement dans ces nouvelles, l’interrogation contribue à la mise en place du système narratif dont elle casse la monotonie et qu’elle dynamise et humanise.

Ce sont des voix d’hommes et de femmes qui nous parviennent par intermittence et qui nous attirent davantage vers les personnages et vers le texte. Emna El-Oueslati Rmili réussit à établir des dialogues vifs et énergiques qui animent la narration sans l’alourdir et qui, en même temps, laissent percer quelque chose de l’âme des personnages. A ce propos, le dialogue serti dans la narration que nous donne à lire la nouvelle intitulée «Nachez» (fausse note) est particulièrement bien travaillé. Ce qui s’en dégage, c’est l’émotion pure (pp. 85-91). Une émotion, que la dernière réplique clôturant la nouvelle et se réduisant à un seul mot et une interjection, pousse jusqu’aux larmes. Et c’est aussi là qu’on voit le talent de Emna El-Oueslati Rmili qui sait mettre à profit ses mots simples et ses lignes d’encre vive pour créer l’émotion. Laquelle est indispensable pour toute bonne littérature de quelque tonalité et de quelque type formel qu’elle soit. Revenons maintenant au préfacier de ce livre, Kamel Omrane, qui a remarqué avant nous que les clausules de ces nouvelles sont souvent porteuses de surprises et que, quelquefois, elles permettent de les relire en prenant le chemin inverse. Ce ne sont donc pas des fermetures, mais des clefs pour décoder d’autres sens. Touchantes jusqu’au bout, ces nouvelles de Emna El-Oueslati Rmili ne risquent pas de vous laisser indifférents.


Emna El-Oueslati Rmili, «Sakhr el-maraya», Tunis, éd. «Ethaf», 2003. Préface de Kamel Omrane.

Emna El-Oueslati Rmili est maître de conférences de langue, littérature et civilisation arabes à la Faculté des Lettres de Sousse. Elle est aussi romancière, nouvelliste et conteuse pour enfants. Elle a, à son actif, plusieurs livres de genres divers dont son nouveau roman «Chatt el-arwah» (La plage des âmes) sorti en 2021. Elle a obtenu différents prix littéraires dont le Comar.

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