Par Leila Rokbani *
Je choisis d’introduire ce présent rapport qui tente de disséquer la notion d’art contemporain pour explorer ses fondements et analyser les problèmes qui la partagent entre une crise de discours et une crise de pratique ; par la citation de l’auteur Gaëtan Faucer : « l’art contemporain, c’est l’archéologie du présent » ; pour évoquer en premier lieu la dimension temporelle du concept en soi.
La notion de « contemporanéité » qui compose l’appellation d’art contemporain est d’abord une notion historique. Etymologiquement parlant, « contemporanéité » signifie aussi « simultanéité » et est contemporain ce qui est dans la même période. Le « contemporain » serait donc tout ce qui se rapporte à la manière d’aujourd’hui et de ce qui se fait au jour d’aujourd’hui.
Appliquée à l’art, cette notion acquiert une spécificité esthétique qui peut devenir polémique, puisque les acteurs n’ont pas la distance nécessaire pour effectivement apprécier les œuvres (facteur temps).
L’art contemporain englobe d’une manière générale toutes les œuvres d’art produites depuis la moitié du XXe siècle à nos jours (avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au jour d’aujourd’hui).
Mais la désignation « art contemporain » ne doit surtout pas être uniquement prise de façon chronologique, car toutes les productions contemporaines n’appartiennent forcément pas à la démarche contemporaine, ni ne se revendiquent comme telles.
L’expression « art contemporain » est en fait utilisée avec un sens plus restreint pour désigner les réalisations d’artistes revendiquant une transgression des frontières entre les domaines artistiques (c’est-à-dire que les arts plastiques s’ouvrent pour expérimenter le théâtre, le cinéma, la vidéo, la littérature…), ou une transgression des « frontières de l’art en soi telles que les conçoivent par exemple les protagonistes de l’art moderne (le mouvement qui précède tout juste ce dernier) » ; vers une forme d’émancipation abandonnant l’attitude classique pour de nouvelles expérimentations sans limites brisant par ailleurs le système de catégorisation de l’art et installant de nouveaux rapports avec l’œuvre.
Mais rappelons aussi que l’expression « manière contemporaine » a déjà été utilisée auparavant pour parler des artistes encore vivants et actifs ou pouvant encore l’être, ce qui dans ce cas placerait l’origine de la « méthode contemporaine » dès les années 1960, précisément avec l’apparition du «pop art, de l’art conceptuel, des «Happening ou de l’art vidéo».
C’est avec ces courants artistiques que prendrait fin la période de l’art moderne et la théorie de Clement Greenberg qui la définissait comme «la recherche de la spécificité de la technique», annonçant par ailleurs l’avènement du phénomène qui le succède appelé l’art contemporain !
Dans cette recherche permanente d’une définition de la contemporanéité, la critique d’art et les institutions jouent un rôle important. Ainsi sont généralement exclues de la démarche contemporaine les formes d’art dont les problématiques ne reflètent pas les tendances promues par la critique « contemporaine ». Et ce qui confirme davantage l’importante dépendance de ce dernier de ses médiateurs, c’est que d’un point de vue géographique, la planète de l’art contemporain ne s’est mondialisée qu’à partir des grandes places artistiques particulièrement médiatisées, qui sont essentiellement occidentales !
Voyons vaguement l’évolution chronologique de l’analyse du phénomène de l’art contemporain d’après quelques réflexions de penseurs et de sociologues qui se sont approprié cette rupture historique :
Pour Anne Cauquelin, en 1992, les critères qui caractérisent l’art contemporain ne sont ni uniquement liés à l’époque de production, ni au contenu des œuvres (formes, références, matériaux), mais devraient être plutôt recherchés au-delà du pan artistique, dans la «sociopolitique, les thématiques philosophiques et dans tout le système de mondialisation socioéconomique.
Nathalie Heinich pense quant à elle en 1998, dans son ouvrage « Le Triple jeu de l’art contemporain », que c’est aux médiateurs spécialisés (critiques d’art, collectionneurs, responsables institutionnels) d’intégrer ces transgressions pour élargir les frontières de l’art vers plus de permissivité et d’ouverture pour les artistes ainsi que le public.
Mais en 2005, Marc Jimenez nous parle d’« indéfinition » de l’Art créée par l’art contemporain, due à la multiplication d’expériences artistiques contemporaines aussi variées et improbables les unes que les autres, et déclare laissant aux critiques d’art le soin de délimiter Art et Non-Art !
De son côté, Alain Badiou soutient en 2014 le critère insolite de l’art contemporain en précisant, « l’art non impérial doit être aussi solidement lié qu’une démonstration, aussi surprenant qu’une attaque de nuit, et aussi élevé qu’une étoile ». Contemplant quelques atypiques démarches contemporaines qui ne manquent pas d’authenticité malgré l’absence de l’implication matérielle de l’artiste dans son œuvre laissant plutôt la place à la poésie et au concept en toute singularité.
Tantôt provocante, tantôt tendre, Louise Bourgeois incarne une liberté sans concession. Explorant ses propres failles et ses fêlures, elle joue la femme-araignée, la vieille dame indigne. Elle a abordé tous les genres dans sa quête de rupture pour l’invention et l’innovation ; ce qu’elle cherche avec l’art ce n’est pas de créer une image ni même d’exprimer une idée, mais plutôt d’inviter, par ses univers immersifs, le spectateur à vivre une émotion de son passé qu’elle immortalise à travers ses installations. L’art est pour elle le lieu où elle peut explorer ses traumatismes d’enfance, à la fois un passage et un exutoire.
Par sa pratique, elle donne forme à son vécu et à ses souvenirs. Une fois exorcisées en objets, ses obsessions deviennent matières pour qu’elle les analyse, les banalise, les contrôle afin de les dépasser.
Christian Boltanski lui, par différent dispositifs, nous présente des absents, des disparus, des morts. Pas de cadavres certes, mais paradoxalement, face à tout ce vide évoqué, les souvenirs, la tragédie, la douleur, la souffrance, le drame et le deuil eux sont bien présents.
Par différentes installations caractérisées toutes par des scénographies assez élaborées techniquement, entre les dimensions visuelles, sonores, tactiles, etc., l’artiste exprime par tous les moyens la précarité de la vie, entraînant le spectateur avec chaque expérience dans un réel voyage multidimensionnel faisant de l’étrange et de l’inattendu des éléments essentiel dans ses expériences artistiques.
Bill Viola quant à lui traite en grande partie à travers ses vidéos richement travaillées les thèmes centraux de la conscience et de l’expérience humaines, et des idées qui tournent autours des sujets aussi fondamentaux que la naissance, la mort, l’amour, l’émotion, les aspects de la conscience jusqu’à une sorte de dimension de spiritualité humaniste. Son expression artistique dépend des technologies électroniques, du son et de l’image dans les nouveaux médias, installant par ailleurs des univers purs et extrêmement immersifs.
La considération de ce phénomène imprévisible qu’est l’art contemporain dépend donc essentiellement de la critique et de toute la machine médiatique qui le travaille dans son sens ou contre le sens de ce dernier.
L’important est de le mettre en avant pour alimenter le système de buzz qui agit sur la popularité de l’acte aussi banal soit-il. Sa mise glorifiante à la une des actualités nous fait comprendre que la crise de l’art contemporain n’a jamais été un problème de pratique mais plutôt un problème de discours. Je tiens à rappeler à ce niveau de développement le scandaleux titre qui a chamboulé la Toile un 8 décembre 2019 : « une banane vendue 120 000 dollars puis mangée ! », pour parler de la surprenante œuvre de l’artiste Maurizio Cattelan, intitulée «Comédien», qui se présume en une banane scotchée au rouleau adhésif sur un mur du stand de la galerie Perrotin pendant l’exposition de la foire d’art contemporain Art Basel qui s’est tenue du 5 au 8 décembre 2019 à Miami, États-Unis, acquise par un collectionneur français à 120 000 dollars. Mais ce qui choque dans tout ca, c’est qu’elle a été dévorée en plein public le 7 décembre 2019 par un autre artiste David Datuna, qui considère son geste comme une «performance artistique» et l’intitule Hungry Artist (l’artiste qui a faim). Ce qui a mis à la lumière l’artiste installateur, l’artiste performeur, le collectionneur et la foire en soi. La banane quant à elle a été simplement remplacée par une autre et vendue à plusieurs exemplaires dans d’autres cadres similaires…
De loin un public non initié à l’art ou simplement ingénu va penser que c’est de l’humour dérisoire ou l’une des plus insensées et crapuleuses parties d’ironie, mais si on dépasse la futilité de l’image médiatique et on s’approfondie dans l’analyse de tout ce phénomène insolite dans la tentative de déceler ce en quoi tout ça se rapporte à une œuvre d’art, on comprendra que tout cet acte s’attaque au marché de l’art, à la mondialisation, à la société de consommation qui utilise ce qui se présente comme il est (ready-made) sans se poser de questions, à la considération de l’artiste et à la limitation de l’œuvre d’art à sa matérialité. Or la valeur de l’œuvre s’estime dans la particularité de son idée et l’originalité de son essence et non celle de sa matière au même titre qu’un objet ! Ce qui nous rappelle en quelque sorte l’expérience phare de l’urinoir de Marcel Duchamp qui a secoué la scène artistique, annonçant un tournant considérable dans l’histoire de l’art !
Que serait l’art de demain ?
Quelle forme prendront les nouvelles expressions artistiques à l’ombre de cette révolution technologique qui bannit les limites du possible ?
Quelles perspectives pour un art qui ne se porte de plus en plus que sur le discours ?
Quel est l’avenir de la pratique ?
Dramaturge, aphoriste, poète et nouvelliste, Gaëtan Faucer est né en 1975 à Bruxelles. C’est surtout le théâtre qui l’inspire sous toutes ses formes. Plusieurs de ses pièces ont été jouées dans divers lieux théâtraux.
Constituée de plusieurs mouvements artistiques (cubisme, futurisme, surréalisme, impressionnisme, expressionnisme, art brut, etc.), l’art moderne est une période de l’histoire de l’art qui précède celle de l’art contemporain, annonçant la rupture avec les règles et les canons de l’art classique, et essentiellement la figuration.
Critique d’art et polémiste américain, né le 16 janvier 1909 et mort le 7 mai 1994 à New York, il est probablement le théoricien qui a le plus soulevé de polémiques à propos de l’art moderne et de la peinture américaine
Philosophe, «romancière et essayiste française ; née en 1925 a Valparaiso.
Sociologue française, spécialisée en art contemporain ; née le 3 août 1955 à Marseille.
« Le Triple jeu de l’art contemporain »-Sociologie des arts plastiques–Collection Paradoxe -1998, 384 pages – ISBN : 9782707316233
Philosophe français, spécialiste de la pensée esthétique, né le 1er octobre 1943 à Paris.
Philosophe, romancier et dramaturge français, né le 7 janvier 1937 au Maroc.
Recherche de performances- Un journal des arts de la scène- voluma 9, 2004- numéro4 : sur la civilité.
Née le 25 décembre 1911 à Paris et morte le 31 mai 2010 à New York, Louise Bourgeois est une sculptrice plasticienne franco-américaine.
« L’art plutôt que la vie »-Installation-de Louise Bourgeois
Né le 6 septembre 1944 et mort le 14 juillet 2021 à Paris, Christian Boltanski est un artiste plasticien français reconnu comme l’un des principaux artistes contemporains français. Photographe, sculpteur et cinéaste, il est avant tout célèbre pour ses installations.
Installation de Christian Boltanski, Crépuscule, 2015 (vue le 9/11/19)
Temporalité et transcendance- Bill Viola –vidéo- Musée Guggenheim Bilbao.
Vidéaste américain né à New York le 25 janvier 1951, Bill Viola s’est notamment illustré par la création d’installations vidéo monumentales comme celle au Grand Palais de Paris en 2014.
Né à Padoue le 21 septembre 1960, Maurizio Cattelan est un artiste italien qui vit et travaille à New York.
Né le 10 février 1974 à Tbilissi, en Géorgie, David Datuna est un artiste américain d’origine géorgienne vivant à New York.
Intitulée « Fontaine » est un ready-made de Marcel Duchamp consistant en un urinoir en porcelaine renversé signé « R. Mutt » et daté 1917.
Né le 8 juillet 1887 et décédé 2 octobre 1968 en France, Henri-Robert-Marcel Duchamp était un peintre, sculpteur, joueur d’échecs et écrivain français dont le travail est associé au cubisme, à Dada et à l’art conceptuel.
L.R.
(*) Artiste plasticienne et chercheuse