La note souveraine actuelle de la Tunisie reflète, d’un côté, une économie diversifiée qui a traditionnellement bénéficié d’un soutien financier important de la part des bailleurs de fonds, et, de l’autre, des déséquilibres budgétaires et extérieurs persistants, sur fond de climat social difficile, caractérisé par un taux de chômage élevé, une disparité régionale prononcée et un affaiblissement du cadre institutionnel. La stabilisation de la note passe, forcément, par la conclusion d’un accord avec le FMI.
L’Association tunisienne des grandes écoles, Atuge Uk Finance Club, a organisé, mardi 25 janvier, un webinaire sur le thème «Le risque de défaut des pays est-il réel ?», en présence de Mickaël Gondrand, analyste à l’agence de notation financière Moody’s, Jamil Hallak, expert senior de la dette mondiale, et Radhi Meddeb, fondateur du groupe «Comete» et président du Conseil d’administration du Centre financier aux entrepreneurs. Le débat a porté, essentiellement, sur le risque souverain de la Tunisie, mais aussi sur les raisons qui ont mené à l’abaissement, au mois d’octobre 2021, de la note souveraine tunisienne.
Incertitude accrue
Rappelant que la note souveraine de la Tunisie est actuellement à «Caa1» avec des perspectives négatives, Mickaël Gondrand, a souligné qu’il s’agit d’une notation qui indique un risque de crédit très élevé. Il a précisé qu’elle reflète un affaiblissement de la gouvernance, mais, aussi, une incertitude accrue quant à la capacité du gouvernement à assurer des mesures pour garantir un accès renouvelé aux sources de financement et répondre à des besoins de financement qui sont élevés pour les prochaines années. «Le déficit budgétaire reste élevé. En ajoutant cela au calendrier de l’amortissement de la dette des prochaines années, cela crée des besoins de financement assez élevés», a affirmé l’analyste. Il a ajouté, que dans ce contexte, la Tunisie ne peut pas accéder facilement aux marchés internationaux, étant donné que la capacité de financement domestique est relativement limitée et que l’accès au financement de type concessionnel s’appuie, en grande mesure, sur un nouveau programme de financement avec le FMI, tributaire de l’aboutissement des négociations avec le FMI sur un programme de réformes. «Les négociations ont connu un progrès plutôt limité depuis la fin du dernier programme au début de l’année 2020», a-t-il noté. Gondrand a fait savoir que le profil de crédit est limité par l’affaiblissement de la capacité institutionnelle, notamment pour redresser les déséquilibres budgétaires et extérieurs qui sont des déséquilibres persistants dans un contexte où l’endettement est élevé et où le rythme de croissance est assez faible.
L’évaluation du risque souverain en détails
Entrant dans les détails de l’évaluation des risques de crédit, l’analyste a expliqué que la notation de la dette souveraine est basée sur une analyse à la fois quantitative et qualitative. Sa méthodologie, telle qu’elle est adoptée par l’agence Moody’s, repose sur quatre facteurs analytiques, à savoir la solidité économique (dynamisme de la croissance, taille de l’économie et revenu national), la solidité des Finances publiques (endettement et viabilité de la dette), la solidité de la gouvernance et des institutions et la susceptibilité au risque événementiel. A chaque facteur méthodologique, les analystes attribuent un score. La combinaison de ces quatre scores donne ensuite une fourchette de notation. Un score de «B1» a été accordé au premier facteur, en l’occurrence la solidité économique. «Cela reflète une économie diversifiée avec une classe moyenne importante, mais caractérisée par un faible taux de croissance qui reste insuffisant pour la création de l’emploi. On note aussi des disparités importantes entre les secteurs “on-shore” et “off-shore” qui nourrissent les inégalités sociales et économiques, notamment, entre les régions intérieures et côtières. Le ralentissement de la croissance et le faible dynamisme du secteur privé contribuent à la persistance d’un niveau assez élevé du chômage», a commenté l’analyste. Une note «B1» a été accordée à la solidité de la gouvernance et des institutions. Gondrand a expliqué à cet égard, que cette note prend en compte les difficultés qu’ont eu les gouvernements successifs pour mettre en œuvre un programme cohérent de réformes et limiter l’augmentation de la dette. Elle tient compte, également, de l’impact d’un contexte de tension politique et sociale sur les capacités de prise de décision du gouvernement et sur la capacité à entamer les réformes. La solidité des finances publiques est le maillon faible de tous les facteurs méthodologiques, étant donné son score très faible «Caa2». «Cela reflète la détérioration du déficit budgétaire et de la dette au cours des dix dernières années. Cela tient également compte de la part élevée de devises dans la dette publique qui expose la trajectoire de la dette à des mouvements de change défavorables. Il y a également un secteur d’entreprises publiques très important qui bénéficie de la garantie de la part de l’Etat qui équivaut environ à 15% du PIB […] La masse salariale très élevée réduit la flexibilité du budget et donc il est difficile de réduire le déficit», a expliqué l’analyste.
La susceptibilité au risque événementiel, qui indique le risque que des événements soudains et extrêmes peuvent mettre à mal les finances publiques et augmentent la probabilité de défaut, a été évaluée à «B».
Pour le cas de la Tunisie, la combinaison de ces quatre scores a donné lieu à une fourchette de notation allant de «B3» à «Caa2». La notation actuelle «Caa1» se situe au milieu de cette fourchette, a fait savoir Gondrand. Selon l’analyste, elle reflète, d’une manière générale, et d’un côté, une économie diversifiée qui a traditionnellement bénéficié d’un soutien financier important de la part des bailleurs de fonds, et de l’autre, des déséquilibres budgétaires et extérieurs persistants, sur fond de climat social difficile, avec un taux de chômage élevé, une disparité régionale prononcée et un affaiblissement du cadre institutionnel.
Un accord avec le FMI pour stabiliser la note
Il a souligné qu’avec les 7 milliards de dollars, les réserves de change constituent un filet de sécurité à court terme, toutefois c’est un filet temporaire impliquant un risque important d’érosion en l’absence de nouveaux financements et surtout compte tenu des déséquilibres extérieurs. Quant aux perspectives négatives, l’analyste a expliqué qu’elles reflètent les risques liés à un éventuel retard dans les réformes et dans les financements qui sont associés aux réformes.
Ces retards éroderaient les réserves de change par le biais de prélèvement pour le paiement de service de la dette et cela aurait des répercussions sur les risques de la balance de paiement. Par ailleurs, Gondrand a souligné que la pandémie constituait un choc qui a affaibli le profil de crédit, étant donné son impact économique et fiscal.
Pour stabiliser la notation, l’analyste a affirmé qu’il faut avoir plus de visibilité et de clarté sur les sources de financement. «La Tunisie se trouve dans une situation où les ressources de financement ne sont pas totalement claires parce que le secteur domestique ne peut pas assurer ces financements et parce qu’elle ne peut pas accéder au marché international de la dette. Le financement doit passer par les bailleurs de fonds.
Le FMI permettrait l’accès aux autres sources concessionnelles, mais pour cela, il faut un plan de réformes avec un suivi continu», a fait remarquer l’analyste. Evoquant la nécessité d’accélérer la signature d’un accord avec le FMI, Radhi Meddeb a souligné que c’est la clé qui va permettre de déverrouiller l’accès aux autres sources de financement. «Le FMI ne veut pas cette fois-ci d’un accord formel avec le gouvernement dont il ne serait pas sûr de la fiabilité, la crédibilité et de la possibilité de le mettre en œuvre et donc de son appropriation par les partenaires sociaux. Toute la difficulté est politique et la solution n’est que politique», a-t-il noté.
A la croisée des chemins
De son côté, Jamil Hallak, expert senior de la dette mondiale, a, en somme, expliqué qu’avec la dégradation de la note souveraine de la Tunisie, qui était avant 2011, «Investment Grade», plusieurs fonds ont été obligés de «sortir». Le pool des investisseurs commençait à devenir beaucoup plus petit, mais beaucoup plus spécialisé. Interrogé sur les ressemblances entre les cas tunisien et libanais, Hallak a affirmé qu’il y a une différence structurelle entre les situations du Liban et de la Tunisie. Cette dernière ressemblait plus au cas égyptien. Cependant, étant donné que le stock de la dette rapporté au PIB a atteint des niveaux très limites et que les besoins de financement croissent chaque année, la situation de la Tunisie est à prendre au sérieux, a-t-il affirmé. «J’encourage la diaspora tunisienne et les technocrates à pousser le gouvernement à faire en sorte qu’il travaille sur la crédibilité de la dette externe parce qu’elle sert de baromètre du coût de la dette en général», a-t-il précisé. Il a ajouté qu’historiquement, lorsque le taux du coupon dépasse les 10%, la situation devient insoutenable en monnaie interne. Deux voies se présentent alors, soit une convergence vers la normalisation des taux d’intérêt vers les 5%, soit c’est le cheminement vers le défaut.