Les objectifs du développement durable « ODD » créent de nouveaux marchés pour les entreprises en disposant de solutions innovantes. Plus de détails avec Chokri Faouzi, ingénieur en chef agroéconomiste, et depuis 20 ans en poste de directeur régional de l’Agence foncière agricole relevant du ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche.
Pourquoi le changement climatique est-il un phénomène complexe ?
Le changement climatique est l’un des défis les plus complexes. Aucun pays n’est à l’abri de ses effets et aucun pays ne peut, seul, faire face aux décisions politiques controversées, aux profondes transformations technologiques et autres enjeux indissociables et lourds de conséquences à l’échelle de la planète.
Il y a 40 ans, la moitié de la population mondiale vivait en situation d’extrême pauvreté. Aujourd’hui, cette proportion est passée à un quart. Un facteur déterminant est à l’origine de ces avancées ; il s’agit de la croissance économique rapide engendrée par l’innovation technique et les réformes institutionnelles, en particulier dans les pays à revenu intermédiaire où le revenu par habitant a doublé. Pourtant, les besoins restent énormes : le nombre de personnes souffrant de la faim a, pour la première fois, dépassé le milliard en 2020. Face à la misère et à la faim qui font encore tant de victimes, la croissance et la lutte contre la pauvreté demeurent au cœur des priorités des pays en développement. Le changement climatique ne fait qu’ajouter à la complexité du problème. Les impacts de la variation du climat se font déjà sentir, avec l’augmentation de la sécheresse, des inondations, des tempêtes violentes et des périodes de canicule, qui grèvent les budgets des individus ainsi que des entreprises et des Etats, et absorbent une part importante des ressources qui pourraient être consacrées au développement. En outre, s’il se poursuit au même rythme, le changement climatique va ériger des obstacles grandissants au développement.
En quoi la croissance agricole est-elle essentielle pour toucher les objectifs de développement durable (ODD) ?
L’un parmi les principaux employeurs au monde et gagne-pain de 40 % de la population mondiale actuelle, le secteur agricole, est reconnu depuis l’adoption des objectifs de développement durable (ODD) par les Nations unies. En 2015, il est un élément central de progrès social et économique. L’agriculture est évidemment concernée sur un but qui vise la « Faim zéro ». En effet, le secteur agricole est lié aussi à la consommation et la production durables. De même, ce secteur est lié à la promotion du droit à la propriété foncière des femmes. D’après le réseau « Farming First », le secteur agricole est le facteur commun qui lie les ODD. Pourtant, l’agriculture est en échec : d’après un rapport de l’organisation internationale « The Sustainable Development Goals Center for Africa », près de 70 % des pays d’Afrique régressent dans les domaines de la sécurité alimentaire, l’agriculture durable, l’accès à l’énergie et les écosystèmes marins.
Quelle est la contribution du développement durable ?
Le concept de développement durable a été formalisé en 1987, à l’occasion des travaux de la Commission mondiale sur l’Environnement et le Développement, dans le rapport « Brundtland », du nom de la présidente de la commission. Le développement durable se définit comme étant un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures. Les enjeux appliqués à l’économie en matière de développement durable intègrent trois dimensions. Tout d’abord, la dimension économique, c’est-à-dire le fait de trouver un juste équilibre entre profit et gestion durable de l’environnement (efficacité, rentabilité). Deuxièmement, une dimension sociale (responsabilité sociale), qui demande la satisfaction des besoins essentiels des populations en réduisant les inégalités sociales dans le respect des différentes cultures. Et troisièmement un aspect environnemental (responsabilité environnementale), qui consiste à maintenir l’équilibre écologique sur le long terme en limitant l’impact humain sur l’environnement. Il s’agit de réussir à concilier le progrès social et économique avec la sauvegarde de l’équilibre naturel de la planète, c’est l’enjeu majeur de ce XXIe siècle.
Comment appliquer le développement durable dans les entreprises ?
Les entreprises sont un partenaire indispensable au succès des objectifs de développement durable. Elles peuvent y contribuer à travers leurs activités, à savoir l’évaluation de leurs impacts, la fixation d’objectifs ambitieux et la communication sur leurs résultats de manière transparente. En couvrant un large éventail de thèmes liés au développement durable et pertinents pour les entreprises, les ODD peuvent contribuer à rapprocher les stratégies des entreprises des priorités mondiales. Les entreprises peuvent utiliser les ODD comme un cadre global au moment d’élaborer, de conduire, de communiquer et de rendre compte de leurs stratégies. Plusieurs avantages peuvent en être tirés et les ODD peuvent servir à rediriger l’ensemble des investissements publics et privés. Ainsi, ils créent de nouveaux marchés pour les entreprises qui disposent de solutions innovantes et transformatrices. Par ailleurs, les ODD peuvent, par exemple, renforcer les incitations économiques pour que les sociétés utilisent les ressources de manière plus efficace, ou qu’elles optent pour des alternatives plus durables, à mesure de l’internalisation croissante des externalités. Les ODD reflètent les attentes des parties prenantes ainsi que les orientations politiques à venir à l’échelle régionale, nationale et internationale. Les entreprises qui harmonisent leurs priorités avec les ODD peuvent renforcer l’engagement de leurs clients, de leurs collaborateurs et des autres parties prenantes. Celles qui s’en affranchissent courent de plus en plus de risques réglementaires et de réputation. Investir dans la réalisation des ODD vient conforter les bases de la réussite des entreprises : l’existence de marchés régulés, la transparence des systèmes financiers, la bonne gouvernance des institutions et l’absence de corruption, dont les ODD constituent un langage et un cadre d’action communs qui aideront les entreprises à communiquer de manière plus cohérente et efficace avec les parties prenantes sur leurs impacts et leurs performances. Ces objectifs leur permettent de fédérer des partenaires pour relever ensemble les principaux défis sociétaux de la planète.
Quel est le rôle de la réglementation de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ?
Lors d’une étude précédente par la GIZ, la quarantaine d’entreprises tunisiennes qui ont adhéré au pacte mondial ont exprimé en majorité trois principales motivations : l’image de marque, la motivation des employés et la satisfaction des exigences des clients et donneurs d’ordre étrangers. En outre, la publication, au milieu de l’année 2010, de la norme ISO 26 000, constitue un élément positif de clarification du concept et renforce le dispositif de standardisation de la RSE. Cette norme définit la RSE comme expression de la volonté d’intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans les décisions de l’entreprise, d’en mesurer les progrès, de s’impliquer de façon transparente et de contribuer au Développement durable.
Cela fait maintenant trois ans que la loi n°2018-35, du 11 juin 2018, portant sur la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) a été promulguée. Toutes les sociétés, qu’elles soient publiques ou privées, petites ou moyennes entreprises (PME) ou très petites entreprises (TPE), doivent appliquer ce texte de loi.
En revanche, la situation semble marquée par les insuffisances suivantes : l’expertise nationale en la matière reste limitée et fractionnée en trois secteurs en manque d’intégration (environnement ; audit social; gouvernance).
Les actions de sensibilisation des entreprises dans le domaine de la RSE ne sont ni suffisantes ni structurées. Les besoins majeurs, exprimés par les entreprises enquêtées depuis 2009, sont, dans l’ordre : l’échange d’expériences et de bonnes pratiques, l’assistance technique pour la mise en œuvre des actions RSE et la formation du personnel.
Actuellement, les entreprises sont soumises à trois contraintes majeures (économique, sociale et environnementale) qui leur imposent de définir une stratégie RSE: les tensions économiques engendrées par le souci de la compétitivité, les pressions sociales et les besoins de sécurité à long terme.
En Tunisie, la focalisation des efforts sur la croissance économique a démontré ses limites, car, après 23 ans de croissance à un taux avoisinant les 5% par an, la révolution a montré les méfaits et les insuffisances d’une croissance sans répartition équitable et ses effets négatifs sur la cohésion sociale et la pérennité de l’entreprise.
De ce fait, la stratégie de développement gagnerait à intégrer les dimensions économiques, sociales et environnementales de la RSE comme éléments structurels, susceptibles de favoriser la pérennité des entreprises et la prise en considération des préoccupations de la population. Une telle intégration implique l’identification des facteurs déterminants et des acteurs clés de la RSE et la préparation des conditions de mise en œuvre (moyens, organisation, assistance technique, suivi et évaluation).
Cet effort implique d’abord une politique volontariste avec des objectifs clairs et une vision à long terme en faveur de la RSE, et ce, en vue d’assainir le climat social dans le pays et favoriser la réconciliation de l’entreprise avec son environnement sociétal, l’accroissement de la compétitivité des entreprises en favorisant l’amélioration des performances, de la productivité, du dialogue social en favorisant la culture du travail et la contribution à l’effort mondial de lutte contre la dégradation de l’environnement, à travers la réduction de la pollution et le traitement à la source.
Est-ce que vous estimez que l’évolution des zones rurales en Tunisie est une priorité ?
Les Projets de développement rural intégrés (Pdri) ont pour objectif l’amélioration des revenus et des conditions de vie des populations rurales les plus déshéritées par l’augmentation des productions agricoles et la création de nouveaux emplois. Ils comportent les composantes suivantes : le développement de l’agriculture irriguée ; le développement de l’agriculture en sec ; le développement de l’élevage et de la pêche.
Au plan opérationnel, les performances des Pdri sont jugées peu satisfaisantes.
Pour réussir les Pdri, il faut avoir, dès le départ, un cadre logique et un système de suivi-évaluation à la mesure de la complexité de ces projets. La mise en place d’une coordination régionale forte et l’implication des bénéficiaires des projets dans tout le processus de prise de décision vont, certainement, contribuer à mieux exécuter les Pdri.
Pour avoir plus de dynamisme, il est nécessaire d’appliquer les recommandations suivantes : la dynamique locale créée par les Pdri doit être poursuivie. Pour renforcer davantage cette dynamique, la participation des bénéficiaires à tout le processus de prise de décision, à travers leurs représentants, doit être, à tout prix, recherchée. Ces stratégies de développement régionales devraient être définies au niveau régional avec une forte implication des services régionaux et des bénéficiaires sous la coordination du gouvernorat. Cette approche permettra de renforcer la synergie et la coordination entre les différents programmes de développement. Le suivi d’évaluation doit avoir une place importante dans un projet aussi complexe que les Pdri. La mise en place d’un tel système commence déjà, lors de la préparation du projet, par la confection d’un cadre logique avec des indicateurs objectivement mesurables.
L’accès de la production agricole aux marchés internationaux est-il satisfaisant ?
La structure des échanges de la Tunisie selon les zones économiques montre que la Communauté européenne reste le partenaire le plus important. Le marché européen représente plus de la moitié des importations et exportations tunisiennes. L’étude de la structure des exportations par produit, durant la dernière décennie, montre la dominance des huiles d’olive, des agrumes, des dattes et des produits de la pêche.
Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord voir les sources de compétitivité des exportations agroalimentaires tunisiennes. En fait, les exportations agroalimentaires tunisiennes ont un certain nombre d’atouts, mais aussi des limites que nous résumons brièvement ci-après : le climat: la zone du Cap-Bon où sont produites les maltaises et les zones du désert où se trouvent les oasis de « deglet nour » sont des microclimats uniques produisant des fruits de bonne qualité qu’on ne retrouve pas ailleurs. En Tunisie, ce coût est encore moins élevé que ceux dans les pays de la C.E, clients de la Tunisie. Les touristes européens qui visitent la Tunisie sont nombreux chaque année. Ces visites organisées au Cap-Bon et au désert valoriseraient ce potentiel de consommation avec l’étranger. Néanmoins, il ne faut pas négliger les points faibles des exportations de ces produits, à savoir : l’adaptation à la demande de la production agricole et alimentaire, la concurrence de la demande locale et le faible niveau de l’information… Ainsi, on peut dire que l’accès des produits agricoles aux marchés internationaux reste toujours peu satisfaisant.
Quelles recommandations feriez-vous aux décideurs politiques tunisiens ?
Il faut dire que n’importe quelle politique agricole adoptée risque d’être moins satisfaisante, si elle n’est pas associée à une mise à niveau des conditions indispensables à la croissance d’une agriculture concurrentielle. Le passage d’une politique agricole protectionniste, axée sur le soutien, à un nouvel environnement de marché, nécessite une amélioration des conditions, du cadre et de la réglementation du secteur agricole. Celle-ci passe, essentiellement, par le renforcement du potentiel humain, par la formation professionnelle, l’information et la diffusion des connaissances, l’installation des jeunes agriculteurs et la restructuration et le développement du capital physique par la modernisation des équipements dans les exploitations agricoles et des industries agroalimentaires.
Selon vous, comment persuader les bailleurs de fonds à financer le secteur agricole ?
A mon avis et pour convaincre les bailleurs de fonds à financer le secteur agricole en Tunisie, certaines mesures doivent être prises par les décideurs. Il est obligatoire de réaliser un diagnostic approfondi des besoins des créateurs des projets agricoles en sources de financement et en accompagnement pour qu’ils puissent développer des projets bancables. Nous devons aussi faciliter l’accès des agri-entrepreneurs aux crédits bancaires et consolider leur assise financière via des fonds de roulement à déblocage progressif et des gratuités des frais de dossiers. Il est nécessaire de renforcer l’accès des agri-entrepreneurs aux incitations publiques en proposant des dotations d’amorçage ou de création d’entreprises, afin de les substituer aux primes spécifiques aux nouveaux promoteurs, sous condition de valider certains critères d’éligibilité.
Il faut, également, garantir une meilleure mobilisation des fonds en coopérant avec les partenaires technico-financiers et réviser le cadre législatif des organisations professionnelles afin de renforcer l’autonomie et les capacités de médiation en termes d’accès aux crédits et de garanties.
Quelles sont les filières les plus prometteuses pour l’avenir ?
Dans le secteur agricole en Tunisie, les filières les plus porteuses pour les années futures sont les cultures de protéagineux qui peuvent permettre d’améliorer les rotations et la fertilité des sols et se substituer en partie aux importations d’huile; la céréaliculture en raison de l’évolution tendancielle des prix internationaux et de son impact sur le déficit alimentaire. Le potentiel du maraîchage de contre-saison à destination des marchés européens, mais soumis à la concurrence d’autres pays (Maroc notamment) et à la tension sur les ressources (prélèvement sur les nappes phréatiques fossiles au niveau de la géothermie).
Enfin, certains diagnostics en zones marginales mettent en avant l’intérêt du soutien à la valorisation de produits forestiers non ligneux, afin de renforcer l’implication des populations locales dans la préservation des ressources forestières.
En conclusion, quelles solutions proposez-vous ?
Les principaux défis que le secteur agricole devra relever sont les suivants : l’accès limité aux financements et le manque d’informations quant aux opportunités existantes dans ce domaine en plus de la coordination entre les différentes organisations afin de garantir une cohérence des interventions. Sur la base de ces défis, un ensemble de solutions s’avère être intéressant, à savoir : la mise en place d’un fonds de garantie et d’incitations spécifiques au profit des jeunes dans le Code des investissements, la création d’une plateforme de financements participatifs et un encadrement des prêts, afin de s’assurer de la pérennité des projets d’investissement. Garantir une meilleure coordination entre les différents acteurs, à la fois au sein des différents groupes (gouvernement, bailleurs, jeunes, instituts de recherches, groupement de développement agricole, institutions de financement), mais également entre eux.