• Faut-il s’aligner sur la position d’un Président élu, mais soupçonné de vouloir siphonner les acquis démocratiques ? Ou bien s’accrocher à un Conseil supérieur de la magistrature élu majoritairement par des magistrats, mais dont les dysfonctionnements ne font aucun doute ?
• Face à la crise économique et à une baisse substantielle de son pouvoir d’achat, le Tunisien moyen estime que la guerre que se livrent les «élites» ne le regarde pas.
• Les personnes qui doivent assurer les fonctions de magistrat sont tenues d’être au-dessus de tout soupçon.
• Les principes fondamentaux, édictés par un grand nombre de pays dans un cadre onusien, peuvent servir de lanterne pour y voir un peu plus clair dans cette guerre déclarée entre les magistrats et le Chef de l’Etat.
La visite nocturne du Président de la République Kaïs Saïed au siège du ministère de l’Intérieur semble être l’amorce d’un long bras de fer du locataire de Carthage avec le pouvoir judiciaire. Un bras de fer qui pourrait être périlleux pour l’exécutif qui se met à dos une large partie du spectre politique.
Indépendante, aux ordres, lente, expéditive, impartiale, partiale, archaïque, en voie de modernisation… la justice a été, depuis 10 ans, qualifiée de tout et de son contraire. L’élection du Conseil supérieur de la magistrature sonnait pour les Tunisiens le glas de l’ingérence politique dans les affaires de la justice. Mais de nombreux couacs, des affaires nauséabondes dans lesquelles des juges étaient impliqués, qui sortaient des palais de justice pour parvenir jusqu’au nez des médias, ont fini par ternir de manière quasi-définitive l’image d’une justice indépendante et irréprochable.
Qui faut-il croire ?
L’annonce du Chef de l’Etat, qui décrétait la fin du Conseil supérieur de la magistrature, et le refus de ce dernier d’obtempérer, jettent un pavé dans la mare. Pour l’opinion publique, il est difficile d’y voir clair. Faut-il s’aligner sur la position d’un Président élu au suffrage universel, mais soupçonné de vouloir siphonner les acquis démocratiques ? Ou bien s’accrocher à un Conseil supérieur de la magistrature élu majoritairement par des magistrats, mais dont les dysfonctionnements ne font aucun doute ? Un choix cornélien, mais surtout, pour le Tunisien lambda, une question qui n’est pas au centre de ses préoccupations. Face à la crise économique et à une baisse substantielle de son pouvoir d’achat, le Tunisien moyen estime que la guerre que se livrent les «élites» ne les regarde pas.
Pourtant, l’indépendance de la justice concerne d’abord l’ensemble des justiciables. Sans une justice indépendante, les droits peuvent être bafoués à tout moment et les puissants peuvent dicter leurs propres lois. Mais pour comprendre cette problématique, et aider nos lecteurs à mieux saisir les enjeux, il est utile d’expliquer ce qu’est l’indépendance de la justice.
Le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme énonce un certain nombre de principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature. Ces principes ont été votés à Milan en 1985 par le septième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants.
Indépendance et intégrité
Selon ces principes d’abord, l’indépendance de la justice doit être clairement mentionnée dans le texte constitutionnel, pour faire office de ligne rouge contre toute velléité de mainmise sur la justice.
De même, les magistrats doivent pouvoir rendre justice «sans restriction et sans être l’objet d’influences, incitations, pressions, menaces ou interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit», le tout, en se basant sur les faits et en s’appuyant sur les lois en vigueur.
Par ailleurs, les magistrats sont tenus de veiller à l’équité des débats judicaires et «que les droits des parties soient respectés». Mais pour pouvoir s’acquitter convenablement de ses devoirs, le pouvoir judiciaire doit bénéficier des «ressources nécessaires». C’est d’ailleurs l’Etat qui doit veiller à ce que le pouvoir judiciaire ait tous les moyens adéquats.
En outre, les personnes qui doivent assurer les fonctions de magistrat sont tenues d’être au-dessus de tout soupçon. Elles doivent être intègres et compétentes et justifier d’une formation et bien évidemment de qualifications juridiques suffisantes. Les critères de sélection basés sur la formation sont la garantie «contre les nominations abusives».
Une fois juges, «nommés ou élus», ils deviennent irrévocables «tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur mandat».
Cela dit, les juges ne sont pas exempts de rendre des comptes lorsqu’ils commettent des forfaits.
Les principes adoptés par les Nations unies précisent que les plaintes ou accusations portées contre un magistrat doivent être prises au sérieux et traitées dans les plus brefs délais. Comme tout justiciable, le magistrat doit pouvoir se défendre et faire entendre sa voix. Toutefois, il est important, pour préserver la crédibilité de la justice et son prestige, que la phase initiale de l’affaire impliquant un magistrat soit traitée dans la plus grande discrétion.
Ces principes fondamentaux, édictés par un grand nombre de pays dans un cadre onusien, peuvent servir de lanterne pour y voir un peu plus clair dans cette guerre déclarée entre les magistrats et le Chef de l’Etat. Quelle que soit l’opinion que l’on puisse se faire sur cette guerre de pouvoir, il est clair que la jeune démocratie tunisienne gagnerait à accélérer le retour à un fonctionnement normal des institutions.