Accueil A la une Le grand poète français, Lionel Ray, à La Presse : “L’écriture est une façon de mesurer le temps qui passe…”

Le grand poète français, Lionel Ray, à La Presse : “L’écriture est une façon de mesurer le temps qui passe…”

Lionel Ray, qui soufflera bientôt sa 87e bougie, est un grand parmi les grands. Poète de très bonne notoriété, salué depuis déjà 1970 par Louis Aragon dans ses « Lettres françaises », qui écrit et publie depuis plus de cinquante ans et qui a solidement construit une œuvre poétique majeure s’articulant de part en part autour des questions récurrentes de l’identité, du temps et du destin de l’homme, il a marqué la modernité poétique française par son « Nouveau lyrisme » qu’il continue à conduire sans relâche, avec la même profondeur et la même énergie créatrice…Constamment à l’œuvre, en dépit du temps et de ses cruelles épreuves, Lionel Ray est en train de conduire 3 projets d’écriture à la fois : un nouveau recueil de poèmes, une anthologie de sa propre poésie et un récit autobiographique..

Dans un colloque qui s’est tenu à la Sorbonne, le 17 mai 2011, sur la poésie de cet éminent  poète français moderne (Prix Goncourt de Poésie, en 1995 et d’autres prix bien prestigieux ), feu Georges Molinié,  ancien président de cette Université où il était aussi professeur et immense chercheur en poétique, disait :  « Je pense vraiment que, dans la situation actuelle, on peut dire qu’avec sa quinzaine de livres de poésie, tous publiés chez Gallimard, Lionel Ray est au moins un, sinon le poète français majeur de la charnière XX° et XXI° siècles, très rigoureusement comme poète »  (Revue « Siècle 21 », N° 20,  Paris, été 2012, p. 115).

Oui, Lionel Ray, qui soufflera bientôt sa 87e bougie, est un grand parmi les grands. Poète de très bonne notoriété, salué depuis déjà 1970 par Louis Aragon dans ses « Lettres françaises », qui écrit et publie depuis plus de cinquante ans et qui a solidement construit une œuvre poétique majeure s’articulant de part en part autour des questions récurrentes de l’identité, du temps et du destin de l’homme, il a marqué la modernité poétique française

par son « Nouveau lyrisme » qu’il continue à conduire sans relâche, avec la même profondeur et la même énergie créatrice, vers cette difficile et belle « transparence énigmatique » où le « je » est curieusement un autre qui monte, rêveur, du plus profond de soi-même, de l’autre côté de la nuit.

Après de nombreux recueils, dont entre autres « Comme un château défait », « Syllabes de sable », « Pages d’ombre », « Un besoin d’azur », « Matière de nuit », « Eloge de l’éphémère », « Entre nuit et soleil », etc. (cf. notre ouvrage : « Lionel Ray. L’intarissable beauté de l’éphémère », Paris, l’Harmattan, 2012), Lionel Ray a publié ces dernières années aux prestigieuses éditions « Gallimard », à Paris, « Souvenirs de la maison du temps » ; un livre de poèmes en 5 sections entièrement consacrées au temps qui passe, au « Grand âge », aux souvenirs affluant du plus profond de lui-même, de ses « lointains intérieurs », et à la nuit inspiratrice, créatrice, habitant en lui-même.

Constamment à l’œuvre, en dépit du temps et de ses cruelles épreuves, Lionel Ray est en train de conduire 3 projets d’écriture à la fois : un nouveau recueil de poèmes, une anthologie de sa propre poésie et un récit autobiographique. Interview :

Votre dernier livre de poèmes chez Gallimard date de 2017, sous le titre : « Souvenirs de la maison du temps ». Titre métaphorique, allégorique, qui donne une forme concrète au temps. Quel est l’intérêt de cette matérialisation d’une abstraction insaisissable ?

C’est le travail habituel de la poésie qui consiste à « donner à voir » (beau titre d’Eluard), c’est-à-dire à donner forme et matière à ce qui manque de visibilité. « Votre âme est un paysage choisi » dit Verlaine qui peuple ensuite ce paysage des personnages de ses « Fêtes Galantes », lesquels chantent et dansent et se livrent à toutes les formes du débat ou du combat amoureux. De mon côté, j’ai pu dire que « ma mémoire est une ville » avec ses rues, ses vitrines, ses passants, etc. Ou bien « ma mémoire est une cave où l’on ne marche qu’au ralenti ».

Le temps prend une place importante dans votre poésie comme chez certains de vos prédécesseurs, Ronsard, Lamartine, Baudelaire, etc. Toute votre poésie est traversée par cette obsession du temps. Pourquoi cette présence si forte du temps ?

Le temps, c’est le thème majeur de toute poésie. De tout poème. Le temps qui passe, ou qui ne passe pas. Il obsède et tyrannise. On voudrait l’arrêter, il fuit. Il est insaisissable. Tel est le tourment du souvenir et du regret. Nous sommes en débat avec le temps, les saisons, l’âge, tout cela que nous cherchons à saisir et qui nous échappe. Mais sait-on ce que c’est que le temps ? Depuis la philosophie de Saint Augustin, la question se pose et elle reste sans réponse. La physique moderne avec les astrophysiciens cherche à ce sujet des réponses qu’elle ne trouve pas. Pourtant, nous savons bien qu’il existe, le temps, comme l’attestent les calendriers, les horloges, les horaires de chemins de fer, mais nous ne savons pas ce qu’il est ni d’où il vient. C’est, évidemment, paradoxal et tourmentant. On peut tout juste constater ceci : c’est que l’écriture est une façon (parmi d’autres) de mesurer le temps qui passe. « D’un mot à l’autre, je suis plus vieux », écrit l’un de nos plus grands poètes, Philippe Jaccottet. Et Baudelaire de dénoncer violemment ce « tyran sans merci » qui l’accable. J’ai eu, pour ma part, l’occasion de dire, souvent, que tout poème (qu’il parle d’un paysage ou de l’amour, ou de la mort, etc.), est poème du temps. Ce constat est au cœur de ma poésie et particulièrement du recueil qui nous occupe.

Dans votre poème « La maison du temps » (p. 15) semble être la nuit. Pourquoi la nuit ?

Nuit : lieu de l’absence et du secret. Toute poésie parle du manque justement. Ici, c’est le manque de jour et d’aube qui est désigné. Nous ne savons pas ce que c’est que le temps ni d’où il vient. Il va de soi justement que je l’identifie à la nuit, au manque.

Mais c’est le manque (le « rien ») qui est la source. « Toute l’invention, disait Racine, consiste à faire quelque chose de rien » (préface de Bérénice), Flaubert dans sa « Correspondance » envisage et rêve d’écrire un livre sur rien. Aussi, Mallarmé place en tête de l’édition de ses Poésies, le mot Rien : « Rien, vierge vers… », etc.

Il y a dans votre recueil des vers à volumétrie variable, des mètres inégaux, des rythmes changeants, contrairement à la poésie classique où tout est uniforme, les vers comme la syntaxe et les rythmes ? Comment expliquez-vous cela ?

Mais je ne l’explique pas. C’est ainsi, voilà tout. C’est la poésie de l’irrégulier, le singulier, le baroquisme. L’essentiel et c’est la chose du monde la plus difficile, c’est de maintenir la musique, de la faire surgir, sans prendre appui sur les béquilles classiques. Ou le moins possible. C’est ainsi depuis Apollinaire et prévisible déjà et insistant dans Verlaine, dans Rimbaud.

Dans ce recueil, une fois de plus,  on assiste à votre dédoublement en un « je » et un « tu », vous et un autre, et cela participe d’une quête d’identité qui est une des constantes de votre thématique. Où donc en êtes-vous dans cette recherche de vous-même ?

Le problème, toujours, est de savoir qui parle dans le poème ? Nous sommes à l’ère de la conscience double, si bien évoquée par Rimbaud (« JE est un autre ») et par Nietzche aussi bien, ou encore Marcel Proust qui distingue l’être social de l’être profond, producteur de l’œuvre. Dans « Souvenirs de la maison du temps », j’évoque souvent l’écolier que je fus, ses jeux et sa solitude, ses tristesses sans cause formulable quelquefois, je parle en son nom. D’où ce dialogue (d’ailleurs impossible) entre lui et moi. L’écart dépasse le demi-siècle. Ce moi, très ancien et le moi d’aujourd’hui, pourraient-ils coïncider ? C’est moi et ce n’est plus moi. J’interroge quelqu’un qui n’est plus et qui, évidemment, ne peut répondre. D’où ces incessants changements de personnes (et l’impossibilité de la constance grammaticale) que vous remarquez.

Il semble bien qu’il y a dans ce recueil le souvenir  d’une grande absente à votre propre vie et qui transparaît encore dans certains de vos poèmes avec une allusion à l’accident mortel dont elle a été victime (poème de la page 21). Elle était déjà discrètement présente dans vos recueils précédents.  Pourrait-on penser que c’est l’une des hantises de votre vie et de votre poésie ?

Oui. Et je ne peux jamais penser à celle qui fut mon premier amour et ma première épouse sans penser à ces vers si déchirants de O. V. de L. Miloz, extraits de La symphonie de septembre, « La Berline arrêtée dans la nuit » (Poésie /Gallimard) :

« Et comme au fond du lac obscur la pauvre pierre

Des mains d’un bel enfant cruel jadis tombée :

Ainsi repose au plus triste du coeur,

Dans le limon dormant du souvenir, le lourd amour. »

On pourrait souligner la pudeur extrême qui marque votre façon poétique d’évoquer cette immense absente. Cette pudeur s’expliquerait-elle par votre retenue naturelle ou bien par les exigences de votre « nouveau lyrisme » qui vous veut non-exubérant et juste allusif ?

La poésie est un art de suggestion. Elle propose et n’impose rien. Elle ouvre aussi largement que possible l’espace des rêveries. Il n’y a jamais de sens définitif, pas d’impérialisme du sens, mais des possibilités offertes, une part d’énigme. Il faut qu’il y ait toujours énigme en poésie, disait Mallarmé. Disons : une part d’énigme. La poésie interroge plus qu’elle ne résout. L’art de dire en ne disant pas est sans doute une gageure, mais la condition de la réussite et du bonheur de lecture.

Il y a du blanc ou du vide quelquefois entre les mots, comme dans le poème « L’horloge » (p.34) qui commence ainsi « Le feu se pose        musique de bronze/ la nuit est étroite          elle descend          fait signe ». Ces blancs seraient-ils une autre façon d’exprimer le silence ? Mais quel silence précisément ?

Il faut y voir une ponctuation, une pause qui ouvre un moment de rêverie justement. Le blanc interroge, invite. Il inspire. Et voir dans ce vide entre les mots, comme dans les « e « qu’on dit muets, une sorte de « lubrifiant phonique » ne serait pas déplacé. C’est, en tout cas, l’une des conditions essentielles de la musique de la phrase ou du vers.

Dans le poème intitulé « Parade » (p.49), les mots qui ouvrent le temps, les mots du rêve, sont les mots silencieux prononcés du bout des lèvres. Êtes-vous de l’idée selon laquelle l’essentiel en poésie est ce qui n’est pas dit et que n’exprime que le silence ?

On revient ici à ce qui fonde la poésie comme art de suggestion. Dans le poème, ce sont les silences qui parlent, ils disent l’essentiel, ils disent en ne disant pas.

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