Certes, les politiques agricoles ont besoin d’une refonte, une réforme de fond en comble dans l’objectif de renforcer la sécurité alimentaire, réduire la dépendance à l’étranger et l’exposition aux aléas climatiques. Une telle entreprise nécessite une vision stratégique de moyen et long termes. Mais pour parer à l’urgence et assurer l’importation des quantités de céréales nécessaires permettant de couvrir la demande, il faut recourir à une révision de la politique d’approvisionnement. Dans ce contexte où l’incertitude quant à l’issue du conflit russo-ukrainien persiste, l’approvisionnement continu en blé ne serait guère un exercice facile.
Le déclenchement de la crise liée au coronavirus était bel et bien un premier avertissement. Sur le marché international, c’était la course au blé. Lors du grand confinement et alors que le monde a été mis sous cloche, plusieurs pays, notamment les gros importateurs de blé comme l’Algérie, le Maroc, l’Egypte et l’Arabie Saoudite, qui représentent à eux seuls plus d’un tiers des importations de blé, ont boosté la demande et fait grimper les cours. Cette année-là, malgré une production record, les incertitudes autour des chaînes d’approvisionnement et la crainte des restrictions d’exportation ont fait grimper les cours au point d’inquiéter l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui a mis en garde sur le risque d’une crise alimentaire dans certains pays, notamment de l’Afrique de l’Est. En Tunisie, les questions de la souveraineté alimentaire, la résilience de l’industrie agroalimentaire et l’impératif de réformer la politique agricole ont, alors, meublé les débats médiatiques. Et depuis, il n’y a rien eu de nouveau sous le soleil. Aujourd’hui, la menace sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle est réelle. Le déclenchement de la guerre en Ukraine fait trembler le monde. Les cours du pétrole et du blé ont monté en flèche. Le FMI s’inquiète des retombées dans le monde entier.
Les institutions internationales s’alarment
Dans un rapport publié récemment, l’institution souligne que les prix de l’énergie, des matières premières et agricoles ont flambé. Pour une denrée comme le blé, les effets pourraient être encore plus dramatiques, prévient l’institution basée à Washington. “Les perturbations de la saison agricole de printemps pourraient freiner les exportations, ainsi que la croissance et mettre en péril la sécurité alimentaire mondiale”, notent les auteurs. La guerre a donné des sueurs froides aux pays particulièrement dépendants des importations du blé. Car l’Ukraine et la Russie font partie des plus grands exportateurs de blé au monde. A elles seules, elles détiennent près d’un tiers du commerce mondial. La majeure partie du blé ukrainien est exportée en été et en automne. Le directeur général de la FAO, Qu Dongya, a mis en garde, dans une tribune aux médias, contre les menaces que fait peser la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire mondiale. Particulièrement des pays dont la consommation de blé repose sur leurs importations et parmi lesquels figure la Tunisie. “Le Liban, la Tunisie, le Yémen, la Libye et le Pakistan sont eux aussi fortement dépendants de ces deux pays pour leur approvisionnement en blé. On escompte une contraction du commerce du maïs à cause du niveau élevé des prix, alors que le recul des exportations ukrainiennes ne devrait pas se voir compensé par des exportations d’autres pays”, prévient la FAO. L’organisation onusienne estime que les perspectives des exportations d’huile de tournesol et d’autres huiles de substitution restent également incertaines. “Les grands importateurs d’huile de tournesol que sont l’Inde, l’Union européenne, la Chine, l’Iran et la Turquie devront se tourner vers d’autres pays fournisseurs ou s’intéresser à d’autres huiles végétales, ce qui pourrait avoir une incidence sur la demande d’huiles de palme, de soja et de colza, par exemple”, note-t-on dans le communiqué.
Une situation inédite
Cette situation pourrait compromettre l’accès à l’une des denrées alimentaires les plus vitales pour les Tunisiens, à savoir les céréales et donc compromettre la sécurité alimentaire du pays. Il faut dire que, selon les études et les différentes références, la Tunisie n’a jamais connu, depuis de nombreuses décades, de situation de pénurie alimentaire ou de graves difficultés d’approvisionnement ayant entraîné une quelconque insécurité. Les questions de disponibilité et d’accès aux produits alimentaires ne se sont jamais posées depuis de longues années. Il s’agit là d’un défi majeur auquel le pays doit s’attaquer de front d’autant plus que les analystes évoquent des incertitudes quant à la durée de la guerre. Mais pour mettre à plat la question de la sécurité alimentaire, il faut d’abord la définir et identifier les enjeux qui lui sont liés. Partant de la définition de la sécurité alimentaire qui consiste à assurer à toute personne et à tout moment un accès physique et économique aux denrées alimentaires dont elle a besoin, l’on comprend facilement que les insuffisances et, d’une manière générale, la fragilité dont souffre la filière céréalière constituent le premier et principal maillon faible de la souveraineté alimentaire du pays. En effet, selon la Revue stratégique de la sécurité alimentaire et nutritionnelle qui a été publiée par l’Ites en 2017, la Tunisie a le plus haut indice d’apport calorique provenant du blé au monde. Les céréales apportent près de 50% des besoins énergétiques. Ce qui met l’accent sur la demande croissante des céréales qui a entraîné une augmentation continue des quantités importées. La production nationale ne couvrant que 40% de la demande, la dépendance aux importations des céréales a, depuis belle lurette, commencé à inquiéter les experts. En effet, la Tunisie importe 84% de ses besoins en blé tendre, environ 40% pour le blé dur et 50% pour l’orge. L’Ukraine était jusque-là un fournisseur privilégié. En 2019, les importations ukrainiennes représentaient près de 47% des importations tunisiennes en blé. Au cours des dix dernières années, la contribution du déficit agricole au déficit commercial, bien que très variable, a suivi une tendance haussière qui correspond, selon les auteurs de la revue, à une tendance globale vers un déficit agricole chronique ayant démarré juste après la révolution et qui se poursuit jusqu’à ce jour.
Hausse des prix
Selon les estimations de l’Iace, le niveau des cours actuels du blé et des autres céréales pourrait conduire à une charge supplémentaire en matière de compensation de l’ordre de 1,3 milliard de dinars, à comparer à la charge initialement prévue au budget de l’Etat de 2,2 milliards de dinars pour la compensation des produits de première nécessité. Sans compensation, les cours actuels des céréales sur le marché mondial provoqueraient une augmentation du prix des pâtes alimentaires estimée à 160 millimes le kilogramme, soit une augmentation de 20% par rapport aux prix actuels. Cette augmentation pourrait atteindre 200 millimes le kilogramme si les prix continuent à évoluer au même rythme. “De même s’il y aura un impact sur les prix des aliments pour bétail qui risque de mettre à mal les filières d’élevage, qui sont déjà en grande difficulté, qu’elles soient avicoles, ovines ou bovines et donc, par ricochet, sur la filière laitière. Le même problème risque de se poser pour les huiles végétales, mais son impact restera minime au regard des impacts attendus sur les autres produits”, précise l’institut dans sa note sur l’impact de la guerre en Ukraine.
Autre bémol, les engrais chimiques qui sont des intrants agricoles indispensables. L’offre mondiale des engrais est aussi extrêmement concentrée étant donné que la Russie en est le premier producteur. C’est ainsi que le prix de certains engrais azotés a plus que triplé au cours des 12 derniers mois. La Tunisie qui pâtissait du ralentissement de la production de phosphate s’est trouvée dans l’obligation de recourir à l’importation d’engrais russes. Du pain sur la planche ! Puisque la demande des engrais va exploser et leur disponibilité se réduire. De nombreux pays d’Europe et d’Asie centrale, qui reçoivent de la Russie plus de 50% de leurs engrais, vont chercher à améliorer le rendement de leurs cultures dans un contexte où les pénuries dans ces pays pourraient se prolonger jusqu’à l’année prochaine.
Faible rendement des cultures céréalières
La FAO affirme que la forte demande et la volatilité des prix du gaz naturel ont également fait grimper les coûts des engrais. Il est fort probable que les prix vont continuer leur hausse. Les auteurs de la revue de l’Ites avaient déjà mis l’accent auparavant sur le fait que “La Tunisie est soumise à des risques relatifs aux disponibilités de l’offre et de la volatilité des prix à l’échelle internationale”. De ce fait, le pays est largement dépendant de l’étranger pour sa nourriture. “L’accroissement de la production nationale est entravé par les conditions climatiques et les faiblesses techniques et financières”, ajoute-t-on. Selon le document, la faiblesse des rendements est particulièrement importante pour les céréales puisque la Tunisie est classée 120 à l’échelle mondiale en matière de rendement de culture. Cette insuffisance est liée aux problèmes d’irrigation, de qualité des terres et des intrants. Il faut dire que, bien avant le déclenchement de la crise en Ukraine, la sécurité alimentaire était fragilisée par de moult facteurs qui se sont aggravés au fil du temps. Il s’agit principalement de la gestion de la rareté de l’eau, l’exode rural et le désintérêt pour l’agriculture, les conséquences du changement climatique et les pertes qu’il cause, les difficultés en matière de financement des activités agricoles (les banques ne financent que 11% de l’investissement agricole total) et les problèmes de gouvernance des filières, notamment les mécanismes de soutien par les prix qui ont montré leur limite.
Parer à l’urgence
Certes, les politiques agricoles ont besoin d’une refonte, une réforme de fond en comble dans l’objectif de renforcer la sécurité alimentaire, réduire la dépendance à l’étranger et l’exposition aux aléas climatiques. Une telle entreprise nécessite une vision stratégique de moyen et long termes. Mais pour parer à l’urgence et assurer l’importation des quantités de céréales nécessaires permettant de couvrir la demande, l’Iace appelle à une révision de la politique d’approvisionnement, d’autant que le pays souffre d’une insuffisance chronique au niveau des capacités de stockage, limitées à 3 mois. Dans sa note sur les impacts de la guerre en Ukraine, l’institut a identifié un ensemble de mesures à prendre qui peuvent contribuer à assurer un approvisionnement continu, notamment en céréales.
Il s’agit, entre autres, de : Mettre en place d’urgence une cellule de crise pour identifier les alternatives en ce qui concerne les sources d’approvisionnement et les mécanismes de financement requis dans la mesure où la solvabilité des clients va devenir un critère important dans la priorisation de l’approvisionnement par les fournisseurs (et que la Tunisie présente aujourd’hui un risque de solvabilité élevé); Orienter les ressources hydriques agricoles exclusivement vers les cultures céréalières pour améliorer autant que faire se peut les perspectives de la récolte à venir et augmenter la production du phosphate en vue de relancer la production d’engrais pour fournir le marché local et accroître nos ressources à l’exportation.