En consacrant des textes entiers à Kairouan, Mahdia, Sousse, La Marsa et Radès, entre autres, Kablouti remet au goût du jour la conquête de l’espace et de la dimension humaine. Au fil des déambulations de la mémoire, il propose à son lectorat un voyage hors-pair pour revisiter les villes qui le hantent. L’espace devient alors un univers où le réel et l’imaginaire se mêlent sans fin.
Voler au-dessus d’un vécu très plat, échapper à la médiocrité ambiante ou encore arracher l’esprit à la banalité gris-flanelle du quotidien suscitent la maîtrise de tout un art, de nos jours. L’art de savoir s’exercer pour se mouvoir dans la brèche.
Inciter l’esprit du Tunisien vivant ici et maintenant à une approche holistique du vécu requiert une bonne dose de courage. Le courage de lire du noir sur blanc, le courage d’écouter une symphonie sciemment et finement composée par les mots dans un petit coin du monde. Un monde en ébullition et qui va à mille à l’heure.
Voilà ce que propose l’illustre poète Abderrahmane Kablouti dans son récent recueil « La poésie au temps d’Internet ». Une incitation au voyage, au retour à la pureté des origines, propose-t-il.
Un kaléidoscope d’images
Usant d’une langue épurée et d’un style finement imagé, le poète aborde, d’emblée, le troisième millénaire pour rappeler la fugacité du temps. Plus est, il salue le militantisme et le stoïcisme de ceux qui refusent encore de courber l’échine devant le compte à rebours d’une machine infernale. D’un vers à l’autre, il donne à voir un kaléidoscope où les images d’un monde déréglé s’enchaînent tels les battements d’ailes d’un colibri.
Se tenant sur une brèche, dans l’intervalle entre le passé révolu et l’avenir infigurable, le poète aborde le flux du temps indifférent en chantant les louanges d’un passé glorieux. Les arts et la culture en sont la principale substance. A travers ses poèmes intitulés « La culture comme il se doit », « Authenticité et modernité », « Le maestro », «Valeureux hommes de culture » ou encore « Une nuit de poésie à Monastir », Kablouti revisite l’âge d’or de la scène culturelle tunisienne. Ces temps où des Tunisiens d’exception dont le penseur Mahmoud El Messaâdi, les poètes Mohamed Mazhoud, Naceur Samoud, Chedhli Atallah et Jaafar Majed, entre autres, nourrissaient les esprits et tiraient vers le haut la pensée collective.
A travers ces poèmes, le poète se place aux antidotes de la « culture de masse » marquant la « société de masse » qui va demeurer, qu’on l’aime ou non, nôtre par les temps qui courent et dans l’avenir prévisible. Et ce qui est vrai pour la société de masse est on ne peut plus vrai pour la culture de masse : appauvrissement de la dimension humaine. Disant son attachement et sa nostalgie envers un âge d’or révolu, le poète évoque la vieille question du rapport hautement problématique de la société de masse et de la culture, aujourd’hui beaucoup plus prononcé, en raison des bouleversements majeurs dus au « naufrage des civilisations », si l’on parodie l’écrivain franco-libanais Amin Maâlouf.
Pour lui, la culture, loin d’acquérir une valeur de snobisme et de position sociale, doit être appréciée pour ce qu’elle est.
Conquête de l’espace et de la dimension humaine
En consacrant des textes entiers à Kairouan, Mahdia, Sousse, La Marsa et Radès, entre autres, Kablouti remet au goût du jour la conquête de l’espace et de la dimension humaine.
Au fil des déambulations de la mémoire, il propose à son lectorat un voyage hors-pair pour revisiter les villes qui le hantent. L’espace devient alors un univers où le réel et l’imaginaire se mêlent sans fin.
Le poète adapte ainsi le milieu urbain à son style. Les flâneries lui sont une source d’inspiration, faisant germer une mémoire dynamique.
La ville devient, de surcroît, un sujet à part entière dans la poésie de Kablouti, une source de ravivement personnel. Lieu de tous les possibles : rencontre de l’autre, voisinage, activités culturelles, théâtralisation des liens sociaux, cette même ville constitue le cadre idéal pour la découverte de l’autre et l’admiration du milieu urbain. Elle est le lieu où s’appréhende l’authentique et le moderne, un lieu mystérieux où la naissance et la mort s’entreposent, telle la création poétique et les élucubrations de l’esprit et les divagations de l’âme.
À l’instar de Maârouf Rassafi
À l’instar du poète irakien, Maârouf Rassafi, prônant une poésie qui se nourrit de son époque et des préoccupations des gens, Kablouti aborde les bouleversements majeurs des temps modernes, y compris la pandémie, les assassinats politiques, les révoltes, les guerres, les catastrophes naturelles, l’exploitation de l’homme par l’homme, les rapports sociaux, l’ensauvagement des bipèdes, la civilisation mécanique et, par ricochet, le « naufrage des civilisations ».
Le tout dans un style d’écriture épuré, servant une poésie de la simplicité et une simplicité de la poésie.
Le poète parvient, au demeurant, à réduire les univers qu’il aborde à leur plus simple expression. Des univers où la vie se déroule avec joie et simplicité bien que parfois entachée par un chagrin ou un autre.
La simplicité marquant la poésie de Kablouti est, in fine, loin d’être simplisme. Et le refus de recourir à des acrobaties verbales ne saurait être assimilé avec une forme de faiblesse créative.
C’est finalement une leçon de lucidité littéraire que dispense le poète.