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« Papillon d’or» de Abdelhamid Bouchnak : L’utopie d’un lieu magique (I)

Par Olfa DAOUD

«Papillon d’or» est un monde magique où le jeu des acteurs est pertinemment doublé de lieux filmiques déterminés de leur part comme des acteurs révélateurs d’une certaine capacité signifiante. Ces lieux sont essentiellement figurés en non-lieux afin de transmettre leur impact psychique au spectateur, et c’est l’agilité émotionnelle de celui-ci qui sera profondément mise à l’épreuve pour déceler le contenu psychique de ces lieux. Déterminés comme un signifiant imaginaire, ces lieux-acteurs divulguent leur propension sémiotique et renforcent l’impression de réalité. Le film nous délivre au sein d’un rêve enfantin, nous sollicitant à mieux vérifier la nature psychique de l’être humain que nous sommes. Entre réalité et magie, figure un lieu utopique régénérateur d’une enfance volée et d’un bonheur manqué.

Le cinéma nous donne souvent accès à une essence de l’existence capable de nous secouer au plus profond de nous-mêmes. Et parce qu’il nous détache de notre monde et qu’il nous délivre d’un autre, que nous parvenons, dans un amalgame d’émotions inextricables entre confusion et plénitude, à nous poser les grandes questions qui réfléchissent notre existence.

C’est à travers les émotions révélées, qu’un film peut nous procurer l’impression de réalité nécessaire à nous faire figurer dans un monde reconstruit dans l’imaginaire. Souvent est-il vrai que notre espace réel figure une source intarissable pour solliciter cet imaginaire, mais c’est à l’agencement et la structuration filmiques des données réelles que se conçoit un film. Nous scrutons dans «Papillon d’or», film de Abdelhamid Bouchnak, un monde filmique créé dans cet esprit même qui vise à travailler le spectateur pour qu’il ne se pas contente de la sommaire posture du récepteur. La construction spatiale, dans ce film, est structurée selon une forme utopique du lieu filmique, dans l’obstination de faire rêver le spectateur afin de solliciter son agilité émotionnelle. A priori, rien de nouveau dans ce registre de cinéma qui figure dans la continuité d’une approche suivie par les auteurs-réalisateurs tunisiens contemporains, figurant sur la trace de leurs prédécesseurs, dans la grande charpente du cinéma d’auteur. Dans «Papillon d’or» ce cinéma prend une approche stylistique peu commune au cinéma tunisien, lorsque son auteur essaye de générer son apport critique vis-à-vis de la famille et de la société,  moyennant un style émanant du réalisme magique. C’est donc à cet entrelacs significatif de la réalité et de la magie qu’on essayera de se livrer lors de cette réflexion, en interceptant les procédures filmiques d’une configuration spatiale transcrivant l’espace filmique dans une lecture codifiée par un inhérent contenu sémiotique. Cette prospection filmique figure une investigation de ce qui permettrait le mieux l’intellection d’un procédé stylistique, focalisant un spectateur tant dérangé que sollicité dans l’appréhension de son existence psycho-sociale. C’est en explorant l’apport émotionnel d’une représentation utopique d’un non-lieu imaginaire que nous aspirons à élucider les systèmes de signification spécifiques à «Papillon d’or».

Le non-lieu comme vecteur psychique

Les lieux filmiques dans «Papillon d’or» sont loin de figurer en simples accessoires spatiaux pourvoyant le film d’un certain contenu réaliste, ce sont plutôt des lieux diégétiques inventés, transformés, pour ainsi dire rêvés. En fait, il s’agit moins de lieux effectifs, que de configurations spatiales en rapport avec tant de normes sémiotiques transcrivant l’espace dans une lecture codifiée par un choix méticuleux de couleurs, lumières, sons, cadrage…Les lieux filmiques figurent ainsi, en précurseurs émotionnels à l’image de ce que Susan David désigne comme de l’agilité émotionnelle, qui se traduit comme une capacité d’accueillir et d’accepter nos émotions au lieu de les camoufler.

Nous appréhendons les lieux filmiques dans «Papillon d’or» pour leurs potentiels psychiques capables de solliciter des émotions notamment ceux les plus déplaisantes. «Les émotions que les fictions suscitent en nous sont souvent accompagnées de jugements», dit Pascal Ludwig. Ces émotions ont le pouvoir de nous convertir en de vrais spectateurs attentionnés ; saisis et affectés ou même attristés et alarmés, c’est ainsi que nous sommes sollicités profondément par de réelles introspections, qui, pendant l’acte de spectature, sont capables de se travestir en jugements. Les émotions, que le film de Bouchnak suscite en nous, nous affligent et nous délivrent au cœur d’un malaise existentiel. Nous sommes naturellement amenés à discerner dans leur dévoilement une nouvelle conscience requise par le processus de l’identification filmique. Est-il bien évident que ces émotions sont sollicitées par un certain contenu anecdotique octroyé par la narration filmique, néanmoins c’est encore aux lieux diégétiques que revient la transcription d’un non-lieu capable d’exprimer un certain contenu sémiotique ineffable. Ce non-lieu figure, selon les termes de Christian Metz, en un signifiant imaginaire ; correspondant à une meilleure implication du spectateur pour en parfaire un partenaire indispensable dans la sémiotisation filmique.

C’est, par rapport à une appréhension plutôt conçue en un «non-lieu», que les lieux cinématographiques dans «Papillon d’or» se veulent concrétisés et sensiblement interprétés pour que la configuration spatiale soit appréhendable dans l’acte de spectateur.

Le lieu diégétique fonctionne ainsi à l’instar d’un vecteur psychique esquivant une possible identification mémorielle. Ainsi, le lieu se transmet en «non-lieu» ; il est préconisé dans la conception spatiale du film afin d’assurer une assimilation du récit à travers une attribution d’anonymat et de solitude.

Selon Marc Augé, le non-lieu est tout le contraire d’une demeure, d’une résidence, d’un lieu au sens commun du terme. Où chaque individu est à la fois seul, mais semblable aux autres, Marc Augé explique que l’utilisateur du non-lieu entretient avec celui-ci une relation contractuelle et éphémère déterminée comme un lieu transitaire : «Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu».

La première partie du film dans «Papillon d’or» semble désarçonner le spectateur par une intrusion spatiale figurée en non-lieux, le détournant de la sorte d’une probable identification par rapport à un référent réel reconnaissable comme relationnel ou historique. Les lieux sont soigneusement dépeints pour leurs rôles d’acteurs capables de dépeindre l’humain dans ses nuances tragiques. Cette construction cinématographique procédant par les lieux épargne au spectateur un surplus narratif au profit d’un contenu signifiant pourtant ineffable dans la verbalisation, ce signifiant est voulu implicite pour un accès plus pertinent au sens figuré. En fait, le non-lieu que nous envisageons dans notre procédé sémiologique est un lieu débarrassé de tout contenu préalablement signifiant mais qui est capable de fournir un immanent potentiel expressif qui se trouve déterminé et sollicité comme une forme d’agilité émotionnelle du spectateur afin de révéler le contenu signifiant des lieux diégétiques. II s’agit encore d’exhumer, par le processus de l’identification filmique, le sens d’un monde intime de tout un chacun, où le malaise vécu par le protagoniste est bien capable de regagner le spectateur. Les lieux filmiques se déterminent ainsi en une sorte de révélateurs émotionnels proclamés pour leurs pouvoirs psychodramatiques, esquivant de la sorte un langage filmique normalisé. C’est bel et bien à l’égard d’un spectateur avisé que ces lieux non-lieux prennent tout leur sens. Ainsi le non-lieu dans «Papillon d’or» est un lieu plausible à Moez, le personnage principal, il augure un espace mystérieux et se déploie en un lieu révélateur d’émotions, pour dépeindre subséquemment le portrait du protagoniste. Nous déterminons ainsi l’espace filmique dans «Papillon d’or» pour sa particularité à engager des lieux acteurs méritant toute leur équivalence aux acteurs humains.

Moez, le personnage principal, est souvent solitaire, son évolution au sein du film est quasi inhérente à un non-lieu soigneusement esquissé par un cadrage restreint esquivant toute tentative de reconnaissance identitaire, relationnelle, ou historique chez le spectateur.

Le cadrage est voulu ainsi révélateur d’un compromis psychique, détourné d’une fondamentale narration au profit d’un contenu engageant le spectateur. Dans ce cas, ce dernier est naturellement épris par des émotions instantanément acquises par le contenu révélateur de ce que le jeu des acteurs figure au sein d’un non-lieu bien cogité. Ce mécanisme filmique dans la construction spatiale du film consiste à figurer une réalité plus concentrique en y incorporant un contenu mystérieux.

C’est souvent à travers un va-et-vient entre des lieux réels et d’autres d’un aspect imaginaire que le film parvient à nous soulever, nous permettant ainsi un outil valeureux pour ainsi mieux scruter un attribut familial et social fort contraignants. Cette oscillation entre réalisme et magie semble permettre un aspect différent de l’appréhension de la réalité sociale, impliquant ainsi le spectateur dans une conscience sollicitée aux aspects les plus ouverts et aux tendances les plutôt critiques.

Dans «Papillon d’or», le réalisateur semble puiser des propriétés artistiques au réalisme magique pour figurer un accès éloquent à un non-lieu utopique capable d’exhaler une certaine puissance émotionnelle chez le spectateur. Nous désignons ici par utopique un sens plutôt figuré et métaphorique de ce qui appartient au domaine du rêve, mais qui aspire au réalisable à l’encontre de ce que le mot a souvent tendance souvent de signifier comme de l’irréalisable. Sans doute, le réalisme magique est invoqué ici pour ses sensibles portées émotionnelles à portée utopique, à l’égard desquelles on ne peut qu’être extraordinairement impliqués. En fait, l’appellation «réalisme magique», introduite depuis 1925 par le critique d’art allemand Franz Roh désigne des éléments conçus comme magiques, surnaturels et irrationnels surgissant dans un environnement décrété comme réaliste prenant souvent forme dans un cadre social, familial, culturel, ethnique, géographique ou historique, où des manifestations réelles reconnaissables deviennent le lieu naturel de manifestations oniriques et paranormales.

C’est à l’image des réalisations cinématographiques du Belge André Delvaux et du Canadien André Forcier qui se trouvent plus proches de l’esprit originel du fondateur du réalisme magique Franz Roh que le film de Bouchnak se conçoit dans une exégèse esthétique, spirituelle et philosophique, appuyée par des éléments d’une réalité augmentée d’un questionnement métaphysique et ontologique.

Le film fonctionne dans le déploiement psychique de son personnage principal, constamment pris de malaise dans son entourage et par rapport à sa propre famille ainsi qu’à son propre pays. Il s’agit de transposer un malaise social et de diagnostiquer en même temps ses causes, c’est dans ces conditions que le spectateur est fortement sollicité par son agilité émotionnelle. Il s’agit là de formuler une capacité à accueillir et à accepter ses émotions, à surmonter les potentiels blocages qu’elles suscitent pour en tirer parti afin d’aller de l’avant . Selon Susan David, l’agilité émotionnelle ne désavoue pas les émotions négatives, bien au contraire elle permet de les écouter pour déterminer ce qui ne va pas, afin de les transformer pour ainsi surmonter en toute conscience les mauvais virages de la vie. C’est ce qui est censé permettre une meilleure adaptation aux changements et aux aléas de la vie ; c’est un vecteur de bien-être et de dépassement de soi, basé sur l’accueil des émotions et leur transformation au lieu de les fuir. L’agilité émotionnelle est opérationnelle dans le film dès ses débuts lorsque nous sommes directement projetés par le générique dans un donjon de torture où les deux détenus, figurant, à même le sol en train de subir le pire de la cruauté que Moez l’agent du ministère de l’Intérieur déploie avec sang froid et en toute apathie.

Nous sommes alors naturellement bouleversés par le contenu cruel d’une pareille configuration spatiale représentée par les personnages et les lieux. Cette scène bestiale avec ses actes de torture et d’exécution semble pousser, pour un premier moment, à son paroxysme, un profond sentiment de pitié envers les victimes. Il s’agit là d’une pitié douloureuse. Comme l’explique David Konstan : «C’est le fait de s’attendre à subir soi-même un mal […] qui explique en quoi l’émotion de pitié est une sorte de douleur. Autrement dit : la peur pour soi-même qui accompagne la perception du malheur (immérité) d’autrui est ce qui rend la pitié douloureuse et ce qui fait d’elle, selon la définition d’Aristote, une émotion».

Ainsi, la pitié, si elle se joint à la crainte, apparaît comme une émotion et pas simplement comme un sentiment jugé vertueux. Ce qui est fondamentalement visé par la scène de torture ce sont les fortes émotions sollicitées comme un affect de pitié, additionné d’une crainte inhérente.

Le générique du film nous impose par cette scène de torture un portrait effrayant de Moez, il nous fait comprendre, au sein de ces lieux sombres et impitoyables, que le protagoniste fait partie d’un système fort tyrannique qui ne manque de déployer son pouvoir absolu dans les formes les plus abjectes.

Plus tard avec la progression du film, notre agilité émotionnelle nous rend de plus en plus amadoués à l’égard de ce personnage en colère incessante, malgré le comportement violent qu’il déploie. Moez, esquissant le portrait d’un homme dur, sans merci envers son entourage, se révèle, avec la progression du film, comme un personnage plus humanisé trahissant la dure carapace de l’agent du ministère de l’Intérieur pour avouer un cœur brisé, un amour perdu et une solitude implacable.

La demeure du protagoniste figure de son côté un non-lieu mystérieux par l’état de délabrement et de nonchalance qu’elle comporte. C’est à elle que revient le gros lot signifiant de fournir la figure psychique du protagoniste ; un aspect lugubre par un éclairage atténué et un désordre tous azimuts représenté par des vêtements, des bouteilles de vin et des objets éparpillés dans tous les sens. Sans recourir à la moindre verbalisation, ce non-lieu psychique est un miroir réflecteur de l’état d’âme du protagoniste.

Il s’agit d’une représentation des lieux où l’accès à l’état d’âme du protagoniste est le mieux acquis, illustrant de la sorte une certaine fragilité du personnage tyrannique, trahissant de la sorte sa prétendue robustesse.

Les lieux professionnels, pour leur part, n’en restent pas moins révélateurs de cet état d’âme ; des cadrages serrés, prenant comme fond des couloirs restreints et un bureau désordonné, déterminent un semblable portrait d’un agent du ministère de l’Intérieur simulant un personnage coriace bien que conjointement outré par ses propres contraintes.

Moez est de mieux en mieux déterminé dans la prolixité des lieux, notamment révélés par des cadrages avantageux et souvent par des éclairages expressionnistes ; intérieurs bruns et sombres pour distordre les perspectives et accroître l’impression du huis clos.

Ces lieux non-lieux ont le pouvoir de transmettre une certaine figure spatiale qui se veut pertinemment traduite et pensée. Cette facture expressive que procurent les lieux filmiques pourvoit une impression au spectateur ; le «message» passe de manière sous-jacente, insolite parce qu’il n’est pas de l’ordre du langage parlant, il fait mieux, puisqu’il fait partie d’une sémiotique de l’image : c’est elle, alors, qui parle au spectateur.

Les lieux filmiques dans «Papillon d’or» figurent à l’instar d’un procédé saisissant interprète d’une transcription problématique du lieu, qui prétend le manifester comme élaboration de mise en œuvre d’une attitude cinématographique bien significative.

Ainsi, le portrait d’une famille anéantie par le personnage du père alcoolique est très bien dépeint par ces lieux de l’enfermement ou le champ du cadrage est bien limité.

Le film ne se lasse pas de progresser dans cet esprit des lieux agaçants, figurant entre autres le malaise du protagoniste. Ce malheur est porté à son comble lorsqu’une séquence traduisant le viol et l’assassinat de la fiancée de Moez se trouve carrément représentée par un non-lieu obscur inoccupé, seule la voix étouffée de la victime relate les péripéties du drame.

O.D.

 

Suite de l’article :

Deuxième partie :

https://lapresse.tn/127160/papillon-dor-film-dabdelhamid-bouchnak-lutopie-dun-lieu-magique-ii/

Troisième partie :

https://lapresse.tn/127249/papillon-dor-film-dabdelhamid-bouchnaq-lutopie-dun-lieu-magique-iii/

Quatrième partie : 

https://lapresse.tn/127321/papillon-dor-film-dabdelhamid-bouchnaq-lutopie-dun-lieu-magique-iv/


*Docteur en sciences du cinéma, de l’audiovisuel, des technologies de l’art et des médiations artistiques

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