Par Leïla ROKBANI*
Soulever le constat de l’irréfutable rapport entre l’art et la science dans le cadre de cette instance de réflexion intitulée «La science au service de l’art» ne peut être mieux introduit que par la citation du cofondateur du cubisme, l’artiste Georges Braque, qui atteste «si l’art est fait pour troubler; La science elle, rassure».
Il m’est alors essentiel de revenir aux prémices, vers une redéfinition approfondie, qui, appuyée sur des exemples concrets, va justifier cet indubitable constat. Commençons donc par le commencement ! L’apparition de la première forme d’art remonte à la préhistoire ; principal moyen de communication, l’origine de sa naissance a par ailleurs toujours été assimilée aux primitives traces de l’homo-sapiens découvertes dans ses anciennes grottes ornées. Perçue par les préhistoriens comme un progrès évolutif, l’émergence de cette dernière est considérée comme l’exclusive marque distinctive du type humain ultime ! Venant du latin «ars», le mot «art» est d’un point de vue étymologique, la traduction du terme grec «tekhnè» qui désigne l’habileté et la maîtrise technique d’un savoir-faire ; mais il ne se limite pas à cette définition, vu que, depuis le 18e siècle, le terme a délaissé sa seule acception technique au profit d’un sens esthétique, marquant donc une rupture dans l’histoire de l’art, le renvoyant par ailleurs au domaine des beaux-arts en le confrontant à de nouvelles bases de réflexions philosophiques autour du beau, du génie créatif et de l’expérience subjectivo-sensorielle du jugement du goût. Concrètement parlant, la notion s’est chronologiquement métamorphosée, s’adaptant avec le cours du temps; la signification du terme art s’est d’abord historiquement déplacée du «moyen» vers le «résultat obtenu»; puis dans une volonté de rejet des conventions traditionnelles, elle abandonne les critères de conformité propres aux dogmes de la représentation canonique, vers une nouvelle dimension de la conscience esthétique, qui, traversée par les concepts et les thèmes qui agitent la société contemporaine, cherche à interpeller un public pris au piège d’une course effrénée derrière la nouveauté et le triomphe de la mondialisation, en le dérangeant par différentes formes de transgression.
Guidé par l’évolution numérique, l’art s’appuie sur l’invention technique et contribue à une prolifération infinie et aliénante de différentes formes de nouvelles attitudes critiques, pour faire face à une capitaliste société de consommation, garantissant de conscients échanges, vers un interactif champ d’exploitation de nombre de possibilités insoupçonnées, que lui offre la science; soutenu par la place croissante de la technologie dans la vie quotidienne, un parallélisme entre l’expérimentation artistique et l’expérimentation scientifique vient ainsi fonder l’élaboration d’une nouvelle esthétique. Une esthétique qui nous pousse à penser que beaucoup plus qu’une assise, la science assure pour l’art une nouvelle source d’inspiration, voire une nouvelle forme d’art si singulière que je choisit d’appeler «la science créative». Et pour argumenter mon hypothèse, je me dois de revenir vers une redéfinition pour justifier mon constat. Ensemble des connaissances constituées sur l’expérimentation; provenant du latin (scientia, «connaissance»), la science s’entend dans son premier sens comme «la somme des connaissances générales». Consistant en l’analyse des lois qui régissent des phénomènes, la science représente l’ensemble des savoirs rassemblés grâce à l’étude raisonnée et la pratique concrète, permettant la compréhension des domaines examinés. Fondées sur des raisonnements expérimentaux qui à leur tour fruit d’un long chemin d’analyses et des démonstrations, les connaissances établies par la science au fil du temps sont à la base de nombreux développements techniques dont les incidences sur la société et son histoire sont généralement considérables. L’invention de la chronophotographie en est le parfait exemple du grec (kronos, temps, photos, lumière, et graphein, enregistrer).
Apparue pour la première fois en 1878 par le chronophotographe britannique Edward Muybridge, la chronophotographie est une technique photographique qui consiste à prendre une succession de photographies à intervalles de temps réguliers permettant de décomposer chronologiquement les phases d’un mouvement) ou d’un phénomène physique, trop brefs pour être observés convenablement à l’œil nu , elle représente donc bien avant tout un procédé d’analyse du mouvement par des photographies successives, rendant visible l’invisible et entraînant l’animation d’un sujet visé .
Inspirée de la méthode employée par l’astronome français Jules Janssen dans son revolver astronomique inventé pour l’observation du transit des planètes du système solaire en 1874, créé en 1882 par le médecin et physiologiste français Étienne-Jules Marey à Naples, le fusil photographique est un appareil muni d’une crosse semblable à celle d’un fusil traditionnel et destiné à l’observation du vol des oiseaux ; chargé de petites plaques de verre circulaires qui se présentent successivement derrière l’objectif et à celle des prises de vues instantanées sur une même plaque fixe de verre enduite de gélatinobromure, avec un appareil de prise de vues muni d’un seul objectif.
Ce principe, où le support de l’émulsion photosensible se déplace par rapport à l’objectif faisait suite à un procédé plus lourd et encombrant d’analyse du mouvement par la méthode photographique employée en 1878 par Muybridge, qui utilise plusieurs appareils et autant d’objectifs ; basé sur la multiplication des chambres photographiques placées toutes sur le côté d’une piste, braquées sur le même sujet le cheval qui doit s’élancer au galop. Des ficelles sont tendues perpendiculairement à la trajectoire de la course et c’est au cheval lui-même de déclencher successivement les obturateurs à son passage, produisant le déclenchement successif durant un temps très bref proche de la durée réelle du phénomène étudié.
Cette invention constitue une historique transition entre la photographie et la vidéographie ouvrant la voie à l’étude de la morphologie fonctionnelle, créant une transition entre la photographie et la cinématographie des frères Lumière et inspirant grand nombre d’artistes, elle a même influencé la manière de représenter le mouvement des «futuristes», qui, afin de s’accorder au présent, tentent d’inventer de nouveaux moyens artistiques qui transposent dans le langage plastique les caractéristiques de la civilisation industrielle, telles que la recherche à exprimer le dynamisme et le mouvement qui caractérise une époque qui voit naître l’invention de la réduction des distances par l’évolution des moyens de locomotion rapides. Les objets, les hommes sont soumis à une accélération générale des rythmes de vie. La chronophotographie a donc fournit aux futuristes une solution plastique pour rendre perceptible une notion qui leur échappe, la sensation dynamique du mouvement dans leurs œuvres ; une manière de montrer que l’art n’est pas coupé du monde, bien au contraire, il accompagne les progrès scientifiques à l’origine des bouleversements que traverse l’histoire en attribuant une dimension formelle à ce qui touche l’humanité dans son humanisme.
Et jusqu’à nos jours, la chronophotographie est toujours utilisée, aussi bien dans les domaines scientifiques que dans la publicité, les photographies artistiques, les shootings de mode. Sa version ultime est «le bullet-time» qui permet paradoxalement l’immobilisation du sujet au sein d’un décor en mouvement. Intitulée «Symphonie équestre», l’œuvre est réalisée en 2011. Une subjective interprétation plastique de l’invention de la chronophotographie par le biais de la sculpture. Une création qui tente d’illustrer l’instantané dans un espace fixe, de faire appel au mouvement dans un cadre figé, de donner l’illusion du dynamisme à un volume immobile. Figurant le parcours d’un cheval en course, l’œuvre présente une décomposition de son mouvement sur une même trajectoire, fragmentant, déstructurant son parcours du démarrage de la course à la prise de l’élan, à la réalisation du saut et jusqu’au retour au sol, une ode au détail dans toute sa complexité à travers la mise en œuvre de la simultanéité. Je souligne donc, partant de mon humble opinion, la symbiose qui caractérise l’étroit rapport entre la dimension d’émotion artistique et la dimension de raison scientifique, lié par une même attitude de curiosité fertile face aux phénomènes et aux réalités, alimenté par une même envie de découvrir et d’aller voir au-delà de ce qui est observable, au-delà de ce que nous connaissons bien avant l’expérimentation. La science contribue depuis l’origine de l’humanité a des changements profonds dans lesquels l’art s’inscrit; donc tous deux coprogressent. Ce qui nous mène à déduire que l’un est l’environnement dans lequel l’autre émerge et évolue. Et pour finir, je m’appuie sur la citation de l’incontournable artiste espagnol Pablo Picasso pour dire que si, selon lui «L’art est le mensonge qui permet de voir la réalité», beaucoup plus qu’une vérité, la science, elle, comme réelle source d’inspiration, apporte à l’artiste les outils et les connaissances qui lui sont nécessaires pour développer, évoluer progresser s’exprimer présenter et se représenter plus facilement dans un monde instable.
L.R.
* Artiste plasticienne