Tribune | Interdépendance entre démocratie et cohésion nationale

1,429
tribune la presse

Par Dr Mohamed Salah BEN AMMAR*

«La grande force des populistes d’aujourd’hui est de dire qu’ils sont les vrais démocrates, les plus démocrates des démocrates ; que les autres partis ont confisqué la démocratie, quand eux souhaitent la restituer au peuple. C’est pour cela qu’ils en appellent à des formes de démocratie directe et à des référendums : parce que, pour eux, la souveraineté du peuple est sans limites». (Marc Lazar)

Ce qui se passe dans le pays depuis quelque temps n’est pas le fruit du hasard, le gel puis la dissolution du Parlement reflètent une culture politique malheureusement ancrée dans nos sociétés. La culture du ressentiment et les tentations du repli identitaire nés d’un système d’État broyeur des libertés et répressif. Il n’y a donc rien de surprenant dans le fait qu’aujourd’hui une partie de nos concitoyens, désespérée de la politique, adhère au discours populiste et aux thèses complotistes.

Tout est sujet à contestation. Enfant de l’indépendance, biberonné aux discours radiophoniques de Bourguiba sur les luttes pour la souveraineté nationale et l’édification d’un État tunisien, les éternelles tergiversations autour de la célébration du 20 mars 1956 sont à mes yeux une indécence mais en même temps je réalise parfaitement que cette remise en cause de la fête de l’indépendance traduit des frustrations légitimes. 

Si la question est: avons-nous été traités comme des citoyens à part entière de 1956 à 2011 ? La réponse est mille fois non. Comme dans un syndrome de Stockholm collectif, nos concitoyens rêvent de nouveau d’un bourreau, tout en précisant quand même qu’il faudrait qu’il ne soit pas trop corrompu ! Voilà où nous en sommes. Pour quelles raisons en sommes-nous arrivés à cette situation, et que faire ?

En 1973 lors d’une envolée mégalomaniaque, Bourguiba a eu cette phrase malheureuse: «D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens ». Il revient aux historiens de dire à quel point la Tunisie a été ou non une Nation et depuis quand, 1956 ou 1.000 ans avant J.-C. ? En toute objectivité, nous sommes redevables aux pères fondateurs de l’État tunisien d’avoir édifié un État moderne avec des institutions. Quant à avoir fait de nous un peuple de citoyens comme le prétendait Bourguiba, c’est très contestable. Il ne suffit pas de partager la même langue, la même religion, la même terre, la même culture, le même drapeau, le même hymne national…pour se sentir citoyen. L’impasse actuelle dans laquelle se trouve le pays en est, si besoin, la démonstration. De larges pans de la population disent, pour des raisons très différentes, ne pas ou ne plus se sentir membres de la communauté nationale. La phrase « Nous avons une nationalité mais nous ne sommes pas pour autant des citoyens » est souvent entendue. L’ampleur du phénomène est extrêmement inquiétante.

A l’indépendance, la priorité a été donnée à l’édification d’un État fort, censé offrir secondairement du lien social et une cohésion nationale. Le respect des libertés était considéré soit comme un luxe, soit une prise de risque inconsidérée pour le jeune État en devenir. La « croisade civilisationnelle » de Bourguiba et de ses ministres écrasait tout sur son passage. Nos dirigeants étaient convaincus des fonctions intégratives des institutions (école, santé, justice, forces de l’ordre, armée, santé…), de la force du droit positif, beaucoup moins de l’importance de l’édification d’un socle commun de valeurs démocratiques. Ce système a tenu tant bien que mal 50 ans et a donné des résultats notables, modestement je fais partie de la génération qui en a bénéficié. Mais cette cohésion nationale contrainte a atteint ses limites. En la privant de son élan vital que sont les droits civiques, elle ne pouvait qu’être remise en question. L’État-providence, malgré ses faibles moyens, a assuré son rôle de soupape en matière de santé, d’éducation, de distribution des aides sociales, d’offres d’emplois précaires…Il le fait de moins en moins et de moins en moins bien. L’erreur de croire que le sentiment d’appartenance s’achète et que l’existence d’institutions suffisait à bâtir une cohésion nationale se paye cher aujourd’hui. 

Avec la chute du régime répressif en 2011, les frustrations contenues des décennies durant sont remontées à la surface et au lieu de se réduire, le déficit de cohésion sociale n’a fait que s’aggraver depuis.

Des révoltes souterraines grondaient mais la colère des sans-voix, de ceux dont les droits civiques ont été régulièrement bafoués n’a pas été entendue. Cette colère aurait pu générer une dynamique positive, au lieu de cela elle a été l’objet de manipulations et nous sommes tombés dans le piège populiste. L’anarchie du paysage médiatique, les réseaux sociaux ont offert aux esprits les plus pervers l’occasion de surfer sur les flambées émotionnelles et faire admettre à certains de nos concitoyens les discours les plus abracadabrants possibles. 

C’est comme si la liberté d’expression devenait la source du mal. Les colères ont été exploitées pour remettre en cause le processus de démocratisation et plus grave des institutions de l’État. Les espoirs déçus ont servi de terreau aux populistes.

C’est à travers ce prisme qu’il faut interpréter nos difficultés actuelles à dialoguer… Pourtant plusieurs signaux auraient dû alerter.

Nous ne sommes pas une exception et il est frappant de constater à quel point nous ne faisons que vivre les expériences vécues par d’autres pays qui nous ont précédés sur le chemin de la démocratie. Les populistes mobilisent les émotions, les souvenirs douloureux, mettent en avant le sentiment d’abandon puis ils déroulent : «Ils ont tous échoué», «Ils sont tous corrompus»… et le «dégagisme» n’est jamais loin. Ils parlent au nom du peuple, le bon pas les autres. Mais au fait, quel peuple et quels autres ? «Quel que soit le peuple auquel les populistes se réfèrent, formellement, ce peuple est pensé comme uni, sans divisions internes, ni sociales ni politiques. Cette unité est le plus souvent incarnée, exprimée par un leader». Florent Guénard. Les autres ? Évidemment la classe dirigeante, les bourgeois, les commerçants, les industriels, les universitaires…par définition pourris, ils sont tous désignés sans discernement comme des ennemis.

Rapidement, des solutions en apparence tellement faciles à appliquer, mais parce justement elles sont en réalité des leurres, sont proposées comme «la démocratie directe, le déploiement d’une économie protectionniste» (Pierre Rosanvallon). Puis l’inévitable, «il faut parler au peuple directement sans s’encombrer des corps intermédiaires» arrive sur la table. Sauf que le sage sait que les pouvoirs autoritaires ont toujours eu recours au référendum pour imposer des choix. Sauf que jamais dans l’histoire de l’humanité, la démocratie directe n’a permis d’offrir une alternative sociétale réaliste ou même de rédiger un projet crédible. Au contraire, elle a toujours été source de récupération et de dérives autoritaires. 

Le plus grave est que ce type de politique qualifiée de national-populiste, voire de national-ethno-populisme, détruit insidieusement ce qu’elle prétend défendre, la cohésion nationale.

Le 14 janvier a profondément redéfini notre rapport à l’identité collective. La charpente nationale qui nous maintenait depuis l’indépendance résiste encore aux mutations anthropologiques postrévolutionnaires mais pour combien de temps encore ? Sous l’effet de la colère ou des déceptions, beaucoup de nos concitoyens sont prêts à tout et ils le disent. Le désespoir est dangereux. Le tournant sociétal que nous vivons impose une approche des problèmes radicalement différente des précédentes. La situation peut paraître désespérée mais le temps des démagogues est toujours compté et ils le savent, c’est pour cela qu’ils sont dangereux. Pour les empêcher de nuire, il faut marteler que notre cohésion nationale est notre bien le plus précieux et agir… Les démocrates doivent dépasser leurs différends pour éviter l’irréparable à notre pays. Il faut répéter à satiété, point de salut sans une vie démocratie représentative, fondée sur le respect des droits civiques, des libertés individuelles, la séparation des pouvoirs, la solidarité, une fiscalité équitable… Les démocrates ont le devoir de se mobiliser.

M.S.B.A.

*Médecin et ancien ministre de la Santé

Laisser un commentaire