La santé mentale des élèves tunisiens est de plus en plus affectée au fur et à mesure du péril sans fin du système éducatif national. Celui-ci traverse l’une des plus grandes crises de son existence. Les élèves sont les premières victimes collatérales des dégâts institutionnels et des décalages dans les discours entre parents, éducateurs et enseignants. En témoigne le drame d’Ezzahra,
un 8 novembre 2021, encore vivace dans les esprits. Ce jour-là, au lycée secondaire Ibn-Rachiq, un élève âgé de 17 ans, muni d’un long couteau, s’en est pris à un professeur d’histoire et géographie en le poignardant. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. Même si c’est un acte isolé, il faut anticiper et penser à améliorer le rapport entre l’élève et son maitre d’école. Mais la santé mentale des élèves tunisiens qui subissent le fardeau de la société tunisienne et ses travers, en prend un sérieux coup. La qualité de l’enseignement et le décrochage scolaire font partie des fléaux qui frappent durement le système éducatif tunisien. Nous avons demandé à Moez Chérif d’éclairer notre lanterne pour savoir comment surmonter les difficultés institutionnelles et le manque
de structures en Tunisie, afin de relever le défi d’une école citoyenne où le plaisir d’apprendre et la joie de réussir s’invitent
à la table de chaque élève en classe.
A l’occasion de la célébration, samedi 2 avril 2022, de la Journée mondiale de l’autisme, une présentation de la stratégie nationale de la santé entamée pour l’enfant et l’adolescent a été faite. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L’autisme est un trouble de plus en plus diagnostiqué, non seulement en Tunisie, mais partout dans le monde. Les raisons en sont multiples et intriquées. Il n’y a pas un autiste, mais une myriade d’autistes avec des atteintes à degrés divers nécessitant une prise en charge multidisciplinaire relativement lourde pour espérer amener chaque enfant à une intégration sociale et une autonomie. Le maître mot est le diagnostic précoce. C’est une pathologie qui exige par excellence un engagement multisectoriel et l’engagement de l’Etat pour accompagner les enfants et les familles. Or, jusqu’à présent, tout cela est défaillant! Les enfants sont diagnostiqués, relativement tardivement, et les familles rencontrent beaucoup de difficultés pour faire accéder leurs enfants à des soins ou les intégrer dans le système éducatif. Sans parler du coût excessif qui est source de discrimination et laisse de côté les enfants des ménages modestes. La Cnam ne s’engage pas à couvrir tous les services et les soins que nécessite cette pathologie. Le 2 avril était une occasion pour la Stpea (Société tunisienne de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent) pour présenter l’état des lieux et proposer une stratégie nationale en la matière. Seulement, l’Etat a choisi cette date pour soulever le problème de la santé mentale de l’enfant et de l’adolescent dans sa globalité et proposer une stratégie nationale pour la santé mentale de l’enfant, dont l’autisme n’est qu’une composante, alors qu’il devrait faire l’objet à lui seul d’une stratégie nationale!
Cette approche à la va-vite a été injuste envers les enfants et envers les institutions car elle a révélé encore une fois notre incapacité à travailler ensemble et à mettre en place une politique multisectorielle; chaque département tire la couverture vers lui et ne tient pas compte de l’investissement des autres. Le résultat est que les volontés s’érodent, que les moyens déjà insuffisants s’éparpillent sans obtenir l’impact souhaité sur le terrain. Nous continuons à ne pas savoir travailler ensemble pour viser l’intérêt supérieur de l’enfant.
La santé mentale des jeunes Tunisiens est très affectée ces dernières années, et il y a de plus en plus de violence en milieu scolaire, comme en témoigne le drame d’Ezzahra. De quelle manière estimez-vous que l’Etat doit remédier au dépérissement des valeurs de la citoyenneté, du respect et de la tolérance dans les écoles publiques tunisiennes ?
Le discours du ministre de l’Éducation, en cours de cette journée démontre que nous sommes loin d’une solution possible. Lors de la cérémonie d’ouverture, Mr. le ministre a parlé de la violence subie par les enseignants dont sont coupables les élèves et la perte du respect pour la profession! Cela révèle l’état d’esprit des responsables et l’équilibre des forces au sein de ce ministère. La violence dont est victime l’enfant approche les 88%. Un enfant sur quatre est victime de violence caractérisée.
Nous sommes loin des principes constitutionnels de respect de l’intérêt supérieur des enfants et de l’égalité en droits des citoyennes et citoyens. Les enfants n’ont ni un parti, ni un syndicat, ni une institution indépendante qui pèse et qui défend leurs droits. Les enjeux et forces en place au sein du ministère de l’Education sont tels que l’intérêt des enfants est la dernière considération qui est respectée. Je ne m’étalerais pas sur le diagnostic de notre système éducatif que tout le monde connaît et que les responsables avouent, mais j’insiste sur le fait que ce ministère est autiste, ne communique pas les atteintes aux droits des enfants dans les institutions éducatives, ne partage pas les données même avec les autres institutions de la République et ne fait pas participer les autres intervenants institutionnels dans la stratégie éducative. Ceux qui sont responsables des échecs prétendent trouver seuls les solutions pour en sortir! La santé mentale de nos enfants continuera à pâtir dans nos institutions, tant que la vision des responsables n’aura pas changé et tant que l’enfant, ce citoyen silencieux, continuera d’être considéré comme un otage des forces en place.
La violence en milieu scolaire qui sévit et se banalise dans l’indifférence générale ne doit-elle pas être suivie de la manière la plus stricte pour préserver les enfants vulnérables ou porteurs de handicap ?
La première étape est de reconnaître son existence, de communiquer les véritables chiffres, de dénoncer et punir les coupables. Or, responsables et syndicats se serrent les coudes et font front commun face à des enfants démunis de tout mécanisme de participation ou d’expression. Un enfant qui conteste est un enfant «insolent» qui mérite d’être puni et présenté devant un conseil de discipline où les bourreaux sont juges. Les responsables de violences bénéficient du soutien inconditionnel de leur pair dans un système inégalitaire où parents et enfants n’ont aucune possibilité de recours à part celle de faire appel à un ministre dont les décisions seront de toute façon contestées par une armada de corporatistes. Le cas d’enfants porteurs de troubles psychiatriques signalés à l’administration de l’école et renvoyés pour un écart de comportement n’est pas rare. La médecine scolaire n’est pas alertée et les mécanismes d’accompagnement de ces enfants ne sont pas mis en œuvre. Comment pouvez-vous changer et faire évoluer les choses quand il y a un déni et l’absence d’un système de régulation pour faire entendre la souffrance des enfants ? 100.000 abandons scolaires par an depuis 10 ans n’ont pas suffi pour que les responsables se posent les bonnes questions. Ils continuent de faire la sourde oreille à toute voix qui essaye de se faire entendre!
En 2022, le phénomène de décrochage scolaire est-il en régression ou poursuit-il sa marche inexorable vers de nouveaux sommets ? L’école ne faisant plus rêver, est-elle devenue le tombeau des projets et de l’avenir de l’enfant tunisien?
Il n’y a pas que le décrochage qui pose problème, mais la qualité des prestations de notre système éducatif. Le tiers des enfants scolarisés ne savent pas lire, 60% ne savent pas compter. 50% des élèves inscrits au primaire n’arrivent pas au bac et la moitié de ceux qui y arrivent ne réussissent pas. Les laissés-pour- compte de notre système éducatif sont plus nombreux que ceux qui réussissent. Dans un pays, qui a décidé d’investir dans son potentiel humain comme seul garant d’un développement durable, cela devrait inquiéter! Il ne s’agit pas de moyens financiers uniquement, mais de manque d’investissement humain et d’une rentabilité médiocre constatée et confirmée par des études dont dispose le gouvernement. Malgré tout, on continue de faire valoir les droits et les exigences des cadres éducatifs aussi bien administratifs que pédagogiques, au détriment de l’intérêt des enfants et des engagements de la Tunisie pour garantir l’accès à tous, à une éducation de qualité sans discrimination. Notre système éducatif est discriminant par essence, il sert une élite et ne présente pas de solutions pour les enfants en difficulté. L’intégration est un grand échec de notre politique éducative. Moins de 5% d’enfants porteurs de handicap sont scolarisés et ceux qui le sont peinent ou voient leur devenir limité et pré-programmé. Les malvoyants ne peuvent suivre que des filières littéraires malgré les progrès techniques et tous les avantages qu’offre la digitalisation. Les malentendants reçoivent un enseignement qui les amène à 20 ans au niveau de la sixième année primaire! Tous les enfants ayant des troubles des apprentissages ne trouvent pas le moyen de poursuivre leur scolarité malgré des dispositions prévues, mais non mises en œuvre.
Que pensez-vous de l’acharnement du travail à la maison et à l’école par des instituteurs qui exercent une pression sur leurs élèves dans le seul but de boucler leur programme sans aucune préparation, ni adaptation à l’utilisation des outils informatiques, notamment dans le primaire ? Les parents sont-ils censés enseigner leurs enfants à la place de leurs instituteurs au détriment de leur travail professionnel ?
La pression exercée sur les élèves et les parents n’est que le résultat des choix faits par l’école. Une transmission verticale des connaissances qui se base sur la mémorisation des textes, qui ne développe aucun esprit de synthèse ou d’analyse, des formateurs qui ne possèdent pas de compétences pédagogiques et qui n’ont pas de formation spécifique pour développer les compétences des enfants. En sus, des programmes surchargés, non révisés depuis 20 ans avec un contenu désuet, non attractif, en rupture avec la réalité du quotidien des enfants et du pays et du marché de l’emploi, sont autant de facteurs qui font que le cours en classe n’est qu’une ébauche de ce qui devrait être transmis. Le reste passe par les familles ou les cours supplémentaires. Faire de la note le seul argument d’évaluation et de réussite des enfants, donne plein pouvoir au cadre pédagogique et prend en otage les familles et les enfants. Ce sont les choix politiques qui ont poussé à la dérive le système éducatif. Nous avons renoncé à toutes les évaluations nationales pour ne garder que l’épreuve du baccalauréat comme évaluation terminale….
Dans le cadre de l’activation des objectifs du Plan national multisectoriel pour le développement de la petite enfance (2017-2025), une unité néonatale positive a été inaugurée vendredi 1er avril 2022, à Mellassine. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet et quel est votre rôle dans ce projet ?
Cet événement, certes positif en soit, est la démonstration que nous ne savons pas encore travailler ensemble et faire valoir l’effort collectif.
Ce centre est l’un des quatre centres pilotes mis en œuvre dans le cadre de la politique multisectorielle de développement de la petite enfance. Ce projet est porté par le ministère de la Femme de la Famille, de l’Enfance, et des Personnes âgées en partenariat avec l’Unicef. Nous avons été surpris par son appropriation par le ministère de la Santé et l’OMS. Ce centre est destiné à promouvoir une approche globale de la santé physique et mentale, ainsi que le développement psychomoteur des enfants, en déployant une approche globale incluant une éducation parentale. L’implication des pères dans l’éducation et la prise en charge des enfants vise à rectifier cette approche culturelle qui fait des mamans les seules responsables de l’éducation et du devenir des enfants. Ce projet est ambitieux et entre dans le cadre plus grand du projet de parentalité positive pour améliorer la connaissance des parents en matière éducative et amener plus de sérénité dans les couples. Les chiffres de divorce chez les jeunes couples est très élevé et les conséquences terribles pour les femmes et les enfants. C’est un projet sociétal. Nous avons été surpris que l’inauguration écarte le ministère de la Femme et tout le comité techniques, de ce projet. En même temps, les autres composantes du projet sont à l’arrêt, comme si elles étaient abandonnées. Cela pose encore une fois le problème de la multisectorialité en Tunisie et confirme si besoin est que nous n’avons pas un projet d’Etat ou de projet sociétal commun défendu par toutes les institutions de la République. Pourtant, nous avons un seul enfant face à une société qui se cherche sans trouver sa voie et qui, condamné au silence, doit supporter les conséquences de choix qu’il subit et dont il payera le prix aux dépens de son bien-être et de celui d’une nation incapable de trouver cet équilibre nécessaire entre les exigences du présent et les attentes de l’avenir.