Autant en emporte le temps. Ce temps fugace qui n’est, in fine, qu’un vaste engloutissement des vies humaines. Dans un passé proche, il y a quelques décades, quelques années, Ramadan rimait avec royaume des odeurs, querelle du café, d’eau de rose, de fleurs d’oranger. Dans les médinas, ça grouillait de monde. Aux abords des mosquées, l’ambre et le misk se disputaient l’air. Jeunes et moins jeunes, sexagénaires, septuagénaires, octogénaires, hommes et femmes, toutes catégories confondues, peuplaient les rues sinueuses des vieilles villes. Jebbas, «safsaris» (voiles), fameuse chachia, hayeks, caftans perçus dans les lieux de culte, tout le long des rues et ruelles, composaient un paradis des yeux, très typique.
Des cafés-chantants émanaient chants populaires et liturgiques. Dans les mausolées et medressas, résonnaient psalmodies, marmonnements, puis, alternaient quasida, mouachah et soliloque. Les jardins étaient les lieux d’un temps créateur, où promeneurs diurnes et nocturnes se faufilaient sans cesse. Les proches échangeaient les visites et les nuits étaient meublées de mille et un contes. Le mois saint était également un fort moment de solidarité où les mieux nantis supportaient inconditionnellement leurs frères vulnérables et nécessiteux. C’était donc un mois embaumé-embaumant, où les odeurs se sentaient partout, au sens propre comme au figuré. Et l’on avait la bénédiction d’être heureux malgré tous les malheurs possibles.
Aujourd’hui que la civilisation mécanique semble avoir atteint «son dernier degré de sauvagerie» et les hommes leur dernier degré d’aliénation, notre Ramadan semble être inodore, incolore et sans attrait aucun. Tout est fade. Même préparés dans la même marmite, les plats délicieux d’autrefois sont aujourd’hui insipides. Ternes et fermés, les visages déçoivent et découragent. Egarés, les regards expriment mille et un soucis. Les portes sont fermées, les demeures sont closes. En leur for intérieur, les visiteurs, même les plus proches par le sang ou la lignée, ne sont plus sources de joie.
L’individualisme, le recroquevillement et l’égoïsme semblent avoir amplement gagné du terrain sur le dévouement, l’ouverture et la solidarité.
Ramadan a donc la capacité de rendre visibles les drames d’une société déchue. Sans joie de vivre, il met en relief l’obsolescence de l’homme, dans ces belles contrées mal servies par des bipèdes qui ne sont bons qu’à régner sur un champ de ruines. Et pourtant, pourtant, on aime Ramadan. Et face à la cruelle froideur d’aujourd’hui, il faudra qu’on retrouve les élans de joie d’autrefois.