Par Pr Mohamed Lotfi CHAIBI*
Nous publions la suite de l’article paru dans notre édition d’hier et relatif à l’assassinat de Me Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour (1945 – 1955).
Au commencement, l’entrevue de Zurich, le 3 mars 1961, entre le Président Habib Bourguiba, dupé par le Général de Gaulle à Rambouillet, le 26 février 1961 (18) et Me Salah Ben Youssef, craignant le lâchage du Rais, Jamal Abdel Nasser, mis sous la pression franco-américaine (19), rassemblait non seulement plus d’une vingtaine de personnalités acquises à Bourguiba mais aussi les principaux acteurs/organisateurs de l’opération, en l’occurrence Wassila, épouse Ali Ben Chedly; son gendre, Taoufik Torjman, ambassadeur de Tunisie à Berne ; Bechir Zarg Layoun, garde du corps rapproché du Président Bourguiba, et Pr Amor Chedly, témoin et observateur attentif de l’entrevue de Zurich, génératrice des tourmentes à venir. En braquant notre examen sur la restitution contextuelle de l’émoi psychologique des deux leaders rivaux, force est de relever :
— Un président tunisien non seulement inquiet suite au refus du Général de Gaulle signifié à Rambouillet (26 février 1961) d’obtempérer à sa requête rectificativede la frontière saharienne tuniso-algérienne en poussant vers les gisements d’Edjelé d’un côté et de fixer un timing pour l’évacuation de la base navale de Bizerte de l’autre (20);
— Un vigoureux opposant rival poussé à l’exil, traqué et exténué par le malaise éprouvant d’un psoriasis chronique charrié depuis décembre 1955 et les incessantes mises en garde de sa garde rapprochée faisant valoir le possible lâchage du Rais, en somme la fin de la protection égyptienne. Me Salah Ben Youssef l’a avoué à son soutien le plus sûr, Mohamed Abdelkefi (21).
Ce qui s’est passé au juste durant cette rencontre comporte bien ce que les témoins acteurs ont bien voulu transmettre ou narré et ce qu’ils ont délibérément réellement occulté. La mémoire du clan vainqueur (bourguibiste) et celle du clan vaincu (yousséfiste) enregistre et ordonne à sa guise les faits différemment pour la postérité. En fait, il y a instrumentalisation de part et d’autre des faits en partie rapportés. L’examen des versions rapportées, celles des Président Habib Bourguiba, de son médecin personnel, Pr Amor Chedly, de Habib Bourguiba Junior ainsi que de Hédi Mabrouk, proche collaborateur, et celles du leader exilé Salah Ben Youssef par l’entremise de ses deux plus sûrs soutiens, Brahim Tobal et Mohamed Abdelkefi, aide à colmater les brèches et à saisir la complexité des faits dans leur relent psychologique. Enfin, les témoignages de Bahi Ladgham et de Bechir Ben Yahmed joints à celui de Hedi Mabrouk, livrés plus tard, renseignent plus sur leurs engagements respectifs dans l’un des deux camps rivaux et ce qu’ils ont bien voulu dire ou révéler que sur les mobiles réels de l’assassinat, plus ou moins évoqués par le Président Bourguiba (22). Il ressort de l’établissement des causes de l’acte de liquidation trois impacts déclencheurs :
— Le premier, psychologique, déterminant de par sa permanence et ayant trait à une rivalité sans commune mesure entre les deux leaders révélée lors de la tenue du Conseil national du Néo-Destour, les 13 et 14 mars 1938 (23), par la suite aiguisée par le discours virulent de Me Salah Ben Youssef à la mosquée de la Zitouna (le 7 octobre 1955) et virée à la décision d’assassinat du leader Habib Bourguiba par Ben Youssef suite à l’engagement opéré par l’Ugtt aux côtés du leader Habib Bourguibaau congrès du Néo-Destour (Sfax, 15-17 novembre 1955) (24). Tout laisse penser que les témoignages de Béchir Ben Yahmed et Hédi Mabrouk rapportant le désir de Bourguiba d’en finir avec Ben Youssef surviennent durant la période allant de l’opération manquée des partisans de Ben Youssef (c’est-à-dire fin novembre 1955) jusqu’à la rencontre du Président Bourguiba avec le Général de Gaulle (Rambouillet, 26 février 1961) (25).
— Survient le second impact déclencheur de l’opération deliquidation durant la rencontre de Zurich (3 mars 1961) réunissant les deux leaders rivaux en présence notamment de Wassila, épouse Ali Ben Chedly, Taoufik Torjman, ambassadeur de Tunisie à Berne, Bechir Zarg Layoun, garde du corps rapproché du Président Bourguiba. Les témoignages des Pr Amor Chedly, Bahi Ladgham et de Mohamed Abdelkefi concourent à révéler le rôle de Bechir Zarg Layoun qui, jouant la comédie, «ose infirmer lors de l’entrevue les accusations du Président Bourguiba balancées à l’encontre de Salah Ben Youssef. Ce dernier projetait de «faire empoisonner ou tuer son rival d’un révolver muni d’un silencieux». Au fait, le Président Bourguiba cherchait à maintenir la confiance de Ben Youssef dans la parole de Bechir Zarg Layoun (26). De plus, les démêlés de Salah Ben Youssef qui le premier attenta à la vie de Bourguiba (novembre 1955), finirent par agacer, inciter ce dernier qui consciemment ou inconsciemment s’ouvre à ses proches collaborateurs en réclamant «la fin de la malédiction Ben Youssef».
— Enfin, la tournure des négociations d’Evian (juin-juillet 1961) d’un côté et la frappe subite et disproportionnée de l’aviation française contre les manifestants tunisiens réclamant l’évacuation de la base de Bizerte (19 – 22 juillet 1961) de l’autre (27) aiguisent la crainte du Président Bourguiba, accréditent les critiques de Ben Youssef déjà formulées à l’égard de la politique de décolonisation progressive du Zaim et laissent poindre un changement possible, une éventuelle option du Général de Gaulle d’entamer des négociations avec l’un des chefs historiques du FLN, en l’occurrence Ahmed Ben Bella, allié et ami de Me Salah Ben Youssef, tous deux partisans d’une indépendance totale des trois pays maghrébins arrachée dans le feu d’une rébellion armée généralisée, et ce au grand dam de Bourguiba (28). En somme, le leader opposant Salah Ben Youssef trouvera auprès du futur président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, toute l’assistance politique nécessaire pour déstabiliser l’Etat bourguibien naissant. Bien plus, l’indépendance ainsi acquise selon l’option Ben Bella – Ben Youssef s’emploiera à invalider, infirmer la politique des étapes prônée par le Président – Zaim, Habib Bourguiba. On est bien là dans un contexte de contingences psychologiques. Reste à déterminer le rôle exact du ministre de l’Intérieur, Taïeb Mehiri, écartelé entre les deux leaders rivaux. Bien qu’il soit originaire de Jerba et ayant effectué son stage d’avocat dans le cabinet de Me Salah Ben Youssef, Taieb Mehiri, directeur du Néo-Destour (août 1954- avril 1956) avec le concours de Ahmed Tlili, n’adopte pas moins la démarche bourguibiste lors des négociations franco-tunisiennes aboutissant aux conventions menant à l’autonomie interne (1954 – 1955), lesquelles conventions étant frontalement rejetées et sévèrement critiquées par Salah Ben Youssef.
Or, il est dans les normes de sa fonction de ministre de l’Intérieur que Taïeb Mehiri s’employa à suivre, à épier et enfin approcher l’exilé, «l’opposant condamné par deux fois, la première en janvier 1957 et la deuxième en novembre 1958, à la peine capitale» en recrutant un «Tunisien, établi à Helsinki, du nom de Mohamed Rezgui» pour le sonder sur ses intentions. Et cela paraît à première vue logique dans les agissements d’un ministre de l’Intérieur traquant un opposant qui ne cesse de comploter et d’«attenter à la vie du Président Bourguiba». Mais voilà que le ministre de l’Intérieur, Taïeb Mehiri, envoie un émissaire au Caire le 5 mai 1961 pour s’aboucher avec Brahim Tobal, proche collaborateur de Me Salah Ben Youssef, lui intimant d’avertir son maître qu’«il court un danger de mort en cas de départ pour l’Europe» (29). En somme, il divulgue la décision prise par le Président Bourguiba, avec la complicité de Wassila et de Bechir Zarg Al Ayoun — tous deux présents au moment de la formulation du vœu d’assassinat, «d’exécuter la sentence de peine capitale», laissée sans effet depuis 1958 (30). Pour paraphraser Bechir Ben Yahmed, «la germination de tuer a fait son chemin» (31). Par contre, la mémoire du vainqueur, celle que le Président Bourguiba voulut faire passer et accroire aux gens, impliquait la responsabilité du «ministre de l’Intérieur, Taieb Mehiri» comme le soutient Béchir Ben Yahmed. Or, point de trace de Taieb Mehiri dans les témoignages du Pr Amor Chedly, ni de Hédi Mabrouk. Sauf Habib Bourguiba Junior et Béchir Ben Yahmed évoquent un présumé rôle, une certaine présence en citant les deux lettres de Salah Ben Youssef adressées à Mohamed Rezgui (février et mai 1961). En tout cas, Salah Ben Youssef était avisé du danger qu’il courrait. Autant Taieb Mehiri se plaçait, se positionnait dans le camp bourguibiste et surveillait de près Ben Youssef, autant il signifiait son désaccord avec «la formulation du vœu d’assassinat murmuré par Bourguiba», en présence de Wassila et Bechir Zarg Al Ayoun.
Ainsi, l’affaire d’assassinat de Salah Ben Youssef reflète une dimension psychologique que nous nous sommes attelé à détecter non seulement dans le mobile de l’acte mais aussi dans les témoignages versés venant des deux parties adverses, entendre les proches collaborateurs des deux leaders rivaux. Dans cette perspective, on est point étonné que l’histoire tarde de rendre son verdict pour cet acte politique ténébreux, car il combine en son sein «les intérêts, les idées et les passions, ces trois éléments fondamentaux de la politique» (32).
M.L.C.
* Historien contemporanéiste aux prises avec la Mémoire des Vainqueurs, des Vaincus et des Sociétés Secrètes
Notes